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Une lec­ture poli­tique du Tar­tuffe de Molière

[note : cet article est paru dans catho­li­ca, n. 72, p. 129–145]
De bonnes âmes ont fait mine de consi­dé­rer le retour de Sil­vio Ber­lus­co­ni comme une réap­pa­ri­tion de l’hydre « nazi­fas­ciste » alors que l’ascension de ce per­son­nage poli­tique issu de la finance et des médias est seule­ment repré­sen­ta­tive de l’évolution actuelle des démo­cra­ties occi­den­tales. L’étude qui suit est parue en ita­lien dans le tri­mes­triel de Ravenne Libro aper­to (n. 23, octobre-décembre 2000). Il est symp­to­ma­tique qu’une réflexion de ce genre, qui met en cause cer­tains des com­por­te­ments inhé­rents à toute par­ti­to­cra­tie, ait pu paraître dans une publi­ca­tion se situant dans l’héritage du radi­ca­lisme — plus pré­ci­sé­ment du libé­ral­dé­mo­cra­tisme de Gobet­ti et du Par­ti d’Action de l’époque de la fin du fas­cisme. Rap­pe­lons que Teo­do­ro Klitsche de la Grange dirige, éga­le­ment à Rome, une revue tri­mes­trielle de phi­lo­so­phie poli­tique, Behe­moth.
Pour la bonne com­pré­hen­sion de son ana­lyse, rap­pe­lons que le per­son­nage d’Orgon est celui d’un bon bour­geois dévot et infi­ni­ment plus naïf que sa femme Elmire, ou ses enfants Dorine et Damis. Mal­gré les aver­tis­se­ments de son beau-frère Cléante, il ne com­prend pas que l’homme qu’il a recueilli par bon­té, Tar­tuffe, le gruge plus qu’il n’est ima­gi­nable.

En ces temps d’humanitarisme lar­moyant, il est par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sant de relire le Tar­tuffe de Molière, comé­die qui a une dimen­sion et une por­tée poli­tiques, bien qu’il ne s’agisse pas là de son aspect le plus connu, en dehors du pané­gy­rique final de Louis XIV. Et cepen­dant Molière lui-même le met en avant quand il écrit dans sa pré­face que « [l’hypocrite] est, dans l’Etat, d’une consé­quence bien plus dan­ge­reuse que tous les autres », pour l’Etat donc, autant sinon plus que pour la reli­gion. Dans le pre­mier pla­cet adres­sé au Roi pour qu’il annule l’interdiction de repré­sen­ter la comé­die en public, il ajou­tait que « l’hypocrisie sans doute en est un [des vices] des plus en usage, des plus incom­modes et des plus dan­ge­reux » pour lequel « j’avais eu, Sire, la pen­sée que je ne ren­drais pas un petit ser­vice à tous les hon­nêtes gens de votre royaume, si je fai­sais une comé­die qui décriât les hypo­crites […] qui veulent attra­per les hommes avec un zèle contre­fait et une cha­ri­té sophis­tique ». Molière sou­li­gnait par là le dan­ger de l’hypocrisie pour l’Etat en même temps qu’il indi­quait le carac­tère édu­ca­tif de sa comé­die et le ser­vice qu’il cher­chait à rendre aux gens de bien, ne se conten­tant pas de les dis­traire mais les aidant à com­prendre les trom­pe­ries se pro­fi­lant der­rière les pro­pos sédui­sants et les manières sour­noises et affec­tées des impos­teurs. Plus impor­tant, Molière a iden­ti­fié avec génie les traits carac­té­ris­tiques de l’hypocrite, sur­tout de cette espèce par­ti­cu­lière qu’est l’hypocrite public, avant d’en mon­trer le dan­ger pour l’Etat.
L’hypocrite pri­vé (tel le mari infi­dèle) ne se sert pas des croyances, des ins­ti­tu­tions, des repré­sen­ta­tions publiques pour atteindre ou tout au moins camou­fler ses inté­rêts pri­vés : un mari infi­dèle qui veut cacher une fugue avec sa maî­tresse raconte à sa femme qu’il a été invi­té à une ren­contre de tra­vail. A l’inverse, et telle est la pre­mière des carac­té­ris­tiques iden­ti­fiées par Molière, Tar­tuffe camoufle ses pro­jets et ses inten­tions délic­tueuses, toutes à but stric­te­ment per­son­nel, en fai­sant appel à des opi­nions et des inté­rêts par­ta­gés de tous. Il se sert de la reli­gion pour mon­ter son escro­que­rie, puis du pou­voir judi­ciaire pour la mener à son terme. Il uti­lise le droit contre le droit, la reli­gion contre la reli­gion. Dans l’Acte IV, quand il dis­cute avec Cléante qui lui rap­pelle les pré­ceptes de la cha­ri­té chré­tienne et l’exhorte à récon­ci­lier Orgon et Damis et à refu­ser la dona­tion qui lui a été faite, Tar­tuffe, en évi­dente dif­fi­cul­té, lui réplique : « L’intérêt du Ciel n’y sau­rait consen­tir ». L’intérêt « public » devient ain­si une excuse pour encais­ser le pro­fit de son escro­que­rie. A la réplique de Cléante lui deman­dant pour­quoi il se pré­oc­cupe des inté­rêts du Ciel qui n’a cer­tai­ne­ment pas besoin des hommes pour punir les cou­pables, et l’invite à ne pas tenir compte des juge­ments des hommes, Tar­tuffe, de plus en plus embar­ras­sé, répond — à son seul pro­fit — par une dis­tinc­tion entre for interne et for externe et dit que s’il par­donne dans son coeur à Damis, il est hors de ques­tion qu’il change sa ligne de conduite et moins encore qu’il  renonce à accep­ter la dona­tion, parce que, dit-il, « je crains / Que tout ce bien ne tombe en de méchantes mains, / Qu’il ne trouve des gens qui, l’ayant en par­tage, / En fassent dans le monde un cri­mi­nel usage, / Et ne s’en servent pas, ain­si que j’ai des­sein, / Pour la gloire du Ciel et le bien du pro­chain ». Il confirme ain­si que l’intérêt et le bien d’autrui ne sont qu’un camou­flage des siens propres, et qu’en même temps, en les confon­dant, il se sert des pre­miers pour déso­rien­ter le pro­chain et réa­li­ser les seconds. Qu’il agisse ain­si, c’est Dorine qui l’explique dans la der­nière scène, tan­dis que Tar­tuffe, qui croit avoir ache­vé son plan avec suc­cès, se voit rap­pe­ler par Orgon les bien­faits reçus et lui répond : « Oui, je sais de quels secours j’en ai pu rece­voir ; / Mais l’intérêt du Prince est mon pre­mier devoir ; / De ce devoir sacré la juste vio­lence / Etouffe dans mon coeur toute recon­nais­sance, / Et je sacri­fie­rais à de si puis­sants noeuds / Ami, femme, parents, et moi-même avec eux », ce que Dorine com­mente : « Comme il sait de traî­tresse manière, / Se faire un beau man­teau de tout ce qu’on révère ! » En effet, il est essen­tiel à l’hypocrite public de mas­quer ses mani­gances et ses inté­rêts per­son­nels der­rière ce qui est le plus révé­ré par tous, et plus ils sont cou­pables, plus doivent être éle­vés les prin­cipes qu’il invoque dans son impos­ture. Reli­gion, droit, patrie, loyau­té sont donc la jus­ti­fi­ca­tion et la cou­ver­ture les plus adap­tées aux objec­tifs du cri­mi­nel et de l’escroc.
Non seule­ment il n’y a pas contra­dic­tion, mais il y a plu­tôt suite logique dans la mani­pu­la­tion que Tar­tuffe fait subir au pou­voir tem­po­rel après s’en être pris au pou­voir spi­ri­tuel. Cela, non seule­ment parce que le chris­tia­nisme, avec le sacri­fice du Fils de Dieu fait homme, souf­frant et mou­rant pour le rachat de l’humanité, offre l’exemple le plus éle­vé et le plus évident du sacri­fice de soi pour le bien des autres, et le modèle de toute fonc­tion publique, mais éga­le­ment parce qu’à l’époque de Molière, le pro­ces­sus de la sécu­la­ri­sa­tion, déjà très avan­cé, n’avait pas encore enle­vé à la reli­gion son carac­tère public, celle-ci demeu­rant le prin­cipe de légi­ti­ma­tion de l’autorité et de l’ordre social. C’est d’ailleurs l’époque où Bos­suet sou­tient de ses argu­ments la monar­chie de droit divin — le Roi est le repré­sen­tant de Dieu ((. C’est une expres­sion plu­sieurs fois uti­li­sée par Bos­suet dans sa Poli­tique tirée des propres paroles de l’Ecriture sainte, et par ailleurs com­mune même dans la théo­lo­gie pro­tes­tante. Cal­vin écri­vait par exemple que les gou­ver­nants reçoivent com­man­de­ment et auto­ri­té de Dieu et « repré­sentent plei­ne­ment sa per­sonne, dont ils sont en quelque sorte les vicaires ». Il est inutile d’ajouter que Cal­vin, dans le même temps, contes­tait au pape d’être le Vicaire du Christ. Il pour­suit : « En somme, s’ils se sou­viennent qu’ils sont vicaires de Dieu, ils ont à s’employer de toute leur étude, et mettre tout leur soin de repré­sen­ter aux hommes en tous leurs faits, comme une image de la pro­vi­dence, sau­ve­garde, bon­té, dou­ceur et jus­tice de Dieu ».))  — et où il inter­prète le ver­set pau­li­nien de l’Epître aux Romains « Omnis potes­tas a Deo » dans le sens d’une légi­ti­ma­tion du pou­voir consti­tué et du devoir d’obéissance des sujets (ce que ne font pas d’autres théo­lo­giens comme Sua­rez, Maria­na et Bel­lar­min). Si le Roi, comme l’écrit Bos­suet, est « l’image mor­telle de [l’]immortelle auto­ri­té » de Dieu, il est clair qu’une obéis­sance feinte, tout comme une fausse dévo­tion, est cor­ro­sive de l’ordre éta­bli. Par ailleurs Bos­suet consi­dère l’ennemi public, c’est-à-dire l’ennemi du gou­ver­ne­ment légi­time sous pro­tec­tion divine, comme « enne­mi de Dieu » ; le paral­lé­lisme entre impos­teur public et impos­teur reli­gieux est donc fon­dé. En troi­sième lieu, la mani­pu­la­tion de l’hypocrite ne s’arrête pas à la reli­gion, mais s’étend pour ain­si dire natu­rel­le­ment au droit, enten­du au sens large de norme aus­si bien que d’institution. Tar­tuffe trompe Orgon en obte­nant, par sa fausse dévo­tion, la dona­tion de ses biens, puis il se sert du droit (de la loi) pour un objet juri­di­que­ment et sur­tout mora­le­ment délic­tueux. Enfin il recourt au pou­voir judi­ciaire de l’Etat pour faire exé­cu­ter, au détri­ment de son propre bien­fai­teur, l’affaire qu’il a obte­nue par dol, et y réus­sit sans dif­fi­cul­té — la scène avec Mon­sieur Loyal est l’une des plus diver­tis­sante et ins­truc­tive de toute la comé­die. Enfin, il en arrive à se ser­vir du sou­ve­rain en dénon­çant Orgon comme sub­ver­sif. Mais dans la logique de la pièce, cela est de trop, et c’est l’erreur qui fait échouer tout son plan. Car le Roi, à la dif­fé­rence de l’ingénu Orgon et des magis­trats évi­dem­ment dis­traits et for­ma­listes, se rend compte d’un seul coup de l’individu auquel il a affaire : « Un prince dont les yeux se font jour dans les coeurs, / Et que ne peut  trom­per tout l’art des impos­teurs ». Le châ­ti­ment tombe alors avec rapi­di­té et pré­ci­sion, et clai­re­ment aus­si extra ordi­nem, en dehors des voies for­melles sui­vies par les pou­voirs délé­gués par le sou­ve­rain, qui les déclare incom­pé­tentes, casse leurs déci­sions, annule la dona­tion, réta­blit le cours de la jus­tice — la jus­tice concrète — que Tar­tuffe avait détour­né à son ser­vice. Les ruses de l’hypocrite ne trompent pas le monarque, car « de pièges plus fins on le voit se défendre ». Au contraire des Cava­liers d’Aristophane où le peuple sou­ve­rain était repré­sen­té sous les traits de Demos, un vieux gâteux aux mains de pré­ten­dus ser­vi­teurs qui le pous­saient à faire ce qu’ils vou­laient, dans Tar­tuffe, le sou­ve­rain est une pré­sence supé­rieure et pro­vi­den­tielle qui cor­rige les mesures erro­nées des fonc­tion­naires subal­ternes. Leur rap­port avec Demos est exac­te­ment inver­sé : alors que chez Aris­to­phane ce sont les ser­vi­teurs qui décident à la place du sou­ve­rain, ici c’est le sou­ve­rain qui décide à la place des pou­voirs délé­gués en rec­ti­fiant leurs erreurs.
Dans cette oppo­si­tion, on peut voir tan­tôt la dif­fé­rence entre la démo­cra­tie (sur­tout quand elle dégé­nère) et la monar­chie, tan­tôt une « phi­lo­so­phie » du pou­voir poli­tique com­mune aux deux auteurs. Dans la démo­cra­tie, régime qui entraîne, ou devrait entraî­ner la plus grande déper­son­na­li­sa­tion du pou­voir, puisque celui-ci n’appartient à aucun indi­vi­du ou groupe d’individus mais à tous, les déci­sions effec­tives reviennent en fait aux pou­voirs infé­rieurs, com­plices, bien qu’opposés entre eux, quand il s’agit de faire bar­rage aux déci­sions supé­rieures du peuple sou­ve­rain, mais soli­daires dès qu’il s’agit de garan­tir l’intangibilité de leur domaine propre de com­pé­tence et leur sphère de pou­voir per­son­nel. Dans la monar­chie, fon­dée sur la per­son­na­li­sa­tion du pou­voir et des déci­sions — le pou­voir sou­ve­rain coïn­ci­dant avec une per­sonne phy­sique — la garan­tie du droit et de l’ordre est au contraire obte­nue par la force même de cette auto­ri­té per­son­nelle et pro­vi­dente, pré­ci­sé­ment parce qu’elle se fonde sur une rapi­di­té de déci­sion impos­sible à attendre d’une assem­blée, même de celle d’une petite cité. La per­son­na­li­sa­tion du pou­voir, base de toute struc­ture poli­tique, en res­sort for­ti­fiée. En sub­stance, il s’agit de déci­der si le pou­voir per­son­nel des « ser­vi­teurs » doit être contrô­lé par un pou­voir per­son­nel supé­rieur, pré­sent et effec­tif, ou bien par un pou­voir col­lec­tif mis dans l’impossibilité d’effectuer un contrôle, ou de don­ner une réponse prompte et exhaus­tive.
Tar­tuffe ne peut donc pas trom­per le sou­ve­rain, pas plus qu’il ne réus­sit à détour­ner à son pro­fit le droit et le fonc­tion­ne­ment des pou­voirs subor­don­nés. La loi se prête à des inter­pré­ta­tions, sou­vent inté­res­sées, parce que la déci­sion humaine a besoin d’être appli­quée à un moment don­né. C’est ici qu’apparaît la contra­dic­tion, parce qu’« il n’existe pas de choses inno­centes qui ne soient sus­cep­tibles d’être cor­rom­pues par les hommes » (Molière), et la loi, en tant qu’elle est vou­lue, fait par­tie de ces choses. Mais on ne peut pas évi­ter la véri­fi­ca­tion par le sou­ve­rain, comme Molière l’a bien vu. La volon­té sou­ve­raine n’est pas une chose, comme la loi pour un notaire, un avo­cat ou un juge, mais bien la déci­sion d’un être qui veut. Le monarque est « la source de la puis­sance et de l’autorité […] le juste dis­pen­sa­teur des ordres abso­lus, […] le sou­ve­rain juge, et le maître de toutes choses » ((. Cf. second Pla­cet adres­sé par Molière à Louis XIV pour la révo­ca­tion de l’interdiction de la repré­sen­ta­tion de la comé­die.)) . Le sou­ve­rain est maître de la loi, et de fait, dans le cas dont il s’agit, il l’enfreint par la déci­sion per­son­nelle qu’il prend pour réta­blir l’ordre juste. Peu de temps avant, Bodin avait expri­mé de manière ana­logue le rap­port entre le sou­ve­rain et la loi dans sa célèbre défi­ni­tion : « Sum­ma in cives legi­busque solu­ta potes­tas », même si le pou­voir de déro­ger à la loi dans un cas concret avait été rat­ta­ché par le grand juriste à l’état de néces­si­té publique, alors qu’il a ici pour fina­li­té la conser­va­tion et le triomphe de la jus­tice sub­stan­tielle et d’un ordre juste. Reste le fait que Molière oppose la loi, et l’ordre for­mel, à la déci­sion sou­ve­raine (juste et « sub­stan­tielle »), l’autorité et le pou­voir sou­ve­rain l’assurant en « tran­chant en der­nier res­sort », y com­pris à l’encontre de la loi posi­tive. Il vient à l’esprit une autre oppo­si­tion : celle, très connue, oppo­sant Anti­gone à Créon, la loi natu­relle et « divine » — la jus­tice que garde Thé­mis — à celle, posi­tive, dic­tée par le pou­voir humain. Dans la tra­gé­die grecque, cette oppo­si­tion découle entiè­re­ment d’une repré­sen­ta­tion du monde qui ne conçoit pas le Dieu chré­tien, créa­teur et per­son­nel, inter­ve­nant dans l’histoire (la Pro­vi­dence) et dans la nature, par le miracle ; fonc­tion dont l’analogue est, selon Schmitt, la déci­sion sou­ve­raine dans l’état d’exception ((. Poli­tische Theo­lo­gie. [Théo­lo­gie poli­tique, tra­duc­tion et pré­sen­ta­tion de J.-L. Schle­gel, Gal­li­mard, NRF, 1988.])) . L’opposition dans la tra­gé­die de Sophocle est par consé­quent opé­rée entre les deux « lois », ou mieux, les deux nomoi, l’un divin et s’imposant à la conscience indi­vi­duelle, l’autre pesant sur l’homme comme membre d’une com­mu­nau­té néces­sai­re­ment orga­ni­sée selon des rap­ports d’ordre et de pou­voir.
Dans Tar­tuffe, l’opposition est faite entre le com­man­de­ment abso­lu et per­son­nel du sou­ve­rain, à qui incombe la fonc­tion de créer et main­te­nir l’ordre, et la loi elle-même : celle-ci ne trouve son appli­ca­tion que dans l’ordre cou­rant, en vue et en fonc­tion duquel peut s’appliquer une déci­sion déro­ga­toire prise en der­nier res­sort. Cela révèle que le pou­voir du monarque échappe à l’opposition entre Anti­gone et Créon, entre loi natu­relle et loi posi­tive, parce qu’il est alter­na­ti­ve­ment l’une et l’autre, syn­thèse entre la norme divine et la loi posi­tive. C’est en fonc­tion d’une norme natu­relle, tenant aux prin­cipes géné­raux de la socia­bi­li­té humaine et aux rap­ports et sen­ti­ments qui lui sont asso­ciés (gra­ti­tude, loyau­té, « trans­pa­rence ») que le monarque annule le contrat, même s’il est valide aux yeux de la loi posi­tive et des tri­bu­naux. Le pou­voir de Créon se conjugue ain­si, dans le monarque, à l’impératif d’Antigone. Pour user, peut-être un peu impro­pre­ment, de la ter­mi­no­lo­gie d’un grand juriste comme Hau­riou, la fonc­tion du sou­ve­rain est celle de créer et garan­tir par la puis­sance publique un ordre conforme à l’« idée direc­trice » de l’institution sociale. Ou encore, dans une autre pers­pec­tive de rap­ports et de concepts, la sou­ve­rai­ne­té est tour à tour — et réunit — la sum­ma potes­tas et la sum­ma auc­to­ri­tas, tan­dis que dans Anti­gone elles sont dis­so­ciées, même si c’est der­rière l’opposition entre la loi posi­tive et la loi natu­relle.
Tar­tuffe se sert de la loi posi­tive et de la reli­gion à des fins per­son­nelles et pri­vées, l’usage qu’il fait de cha­cune d’elles étant iden­tique. Le paral­lé­lisme et la com­bi­nai­son de ces deux ter­rains dans l’esprit humain appa­raissent plus encore sin­gu­liers. A bien y regar­der, la réunion des deux « idéaux » du droit et de la reli­gion, fon­dés sur la mise en valeur des aspects for­ma­listes et casuis­tiques, n’est pas sans fon­de­ment, au moins au regard de la polé­mique du milieu du XVIIe siècle entre jan­sé­nistes et jésuites, bien enten­du connue de Molière, ne serait-ce que par l’énorme réso­nance des Pro­vin­ciales de Pas­cal publiées quelques années seule­ment avant sa comé­die. En les reli­sant, le paral­lèle est évident entre un droit et une morale for­mels pour qui devient super­flue voire étrange l’idée d’un aban­don convain­cu à la volon­té et à la loi divines. Il y a en par­ti­cu­lier un pas­sage de la comé­die qui ren­voie à l’oeuvre de Pas­cal : c’est quand Tar­tuffe cherche à convaincre Elmire de la licéi­té morale de l’adultère. Elmire objecte : « Mais com­ment consen­tir à ce que vous vou­lez / Sans offen­ser le Ciel, dont tou­jours vous par­lez ? » Tar­tuffe répond : « Si ce n’est que le Ciel qu’à mes voeux on oppose, / Lever un tel obs­tacle est à moi peu de chose, / Et cela ne doit pas rete­nir votre coeur », avant de pour­suivre : « Mais on trouve avec lui des accom­mo­de­ments ; / Selon divers besoins, il est une science / D’étendre les liens de notre conscience, / Et de rec­ti­fier le mal de l’action / Avec la pure­té de notre inten­tion. / De ces secrets, Madame, on sau­ra vous ins­truire ; / Vous n’avez seule­ment qu’à vous lais­ser conduire. / Conten­tez mon désir, et n’ayez point d’effroi : / Je vous réponds de tout, et prends le mal sur moi. »
Dans ces quelques vers sont mises au pilo­ri deux des thèses stig­ma­ti­sées par Pas­cal, celle de la « direc­tion d’intention » et celle du pro­ba­bi­lisme (dont la consé­quence est qu’on ne pèche pas si l’on suit l’opinion d’un « docte » per­son­nage, fût-elle d’évidence erro­née) ((. Aujourd’hui, il s’agirait, dans notre socié­té sécu­la­ri­sée et sur­tout tech­ni­ci­sée, d’un « tech­ni­cien », d’un « expert » ou quelque autre « spé­cia­liste ».)) . Il y a une autre ana­lo­gie entre cette scène et une autre non moins fameuse de la Man­dra­gore de Machia­vel, au cours de laquelle Timo­thée convainc Lucrèce de com­mettre l’adultère à coup de cita­tions et d’interprétations bibliques, appuyées par la doc­trine et l’autorité du prêtre. Chez Machia­vel aus­si, on trouve une déva­lo­ri­sa­tion d’un for­ma­lisme léga­liste qui finit par deve­nir l’instrument d’une atteinte au droit, à la norme et à la morale reli­gieuse. En réa­li­té, Machia­vel voyait clai­re­ment que, d’un côté, le droit ne se réduit pas à des normes parce qu’il est fait autant de celles-ci que de leurs excep­tions, néces­saires pour garan­tir une situa­tion ordon­née (ce qui n’est pas le cas là où les lois sont des édits à la manière de Man­zo­ni, c’est-à-dire d’application épi­so­dique et/ou sélec­tive) ; et d’un autre côté, c’est le propre du prince (en monar­chie) de devoir assu­rer une orga­ni­sa­tion sociale en ordre, c’est-à-dire dans laquelle le droit puisse trou­ver son appli­ca­tion ((. Et cela y com­pris par le moyen de déro­ga­tions, dans des situa­tions d’urgence ou de ruse poli­tique. Voir, dans Le Prince, l’éloge fait de l’ordre assu­ré par César Bor­gia en Romagne.)) . Chez Machia­vel comme chez Molière, il est clair que la « loi », qu’elle soit enten­due comme droit ou comme morale (divine), peut être, et de fait a été, occa­sion de mani­pu­la­tions, de divi­sions, voire de désordres et de guerres civiles. Les contro­verses théo­lo­giques qui avaient conduit à la Réforme et à l’éclatement de la res publi­ca chris­tia­na et aux guerres de reli­gion au nom des diverses inter­pré­ta­tions de la loi divine et de la doc­trine chré­tienne, ne pou­vaient que don­ner une nou­velle dimen­sion à l’appel solen­nel à la loi, au nomos basi­leus, pour un com­man­de­ment prompt, effi­cace et réso­lu, exer­cé par le sou­ve­rain tem­po­rel, et donc, au moins par fonc­tion et par for­ma­tion, rela­ti­ve­ment neutre dans les conflits d’interprétation reli­gieuse. Il ne sur­prend donc pas que Machia­vel comme Molière, au moment de choi­sir des per­son­nages emblé­ma­tiques de l’hypocrisie et du for­ma­lisme, aient trou­vé un reli­gieux cor­rom­pu et un faux dévot, figures typiques de la mani­pu­la­tion de la reli­gion et de la loi divine, ou, en ce qui concerne Molière, qu’il ait vu leur adver­saire et jus­ti­cier en la per­sonne du sou­ve­rain et dans sa déci­sion d’enfreindre la lettre de la loi pour sau­ver le droit et l’ordre.
Il s’agit tou­jours de l’opposition entre le pou­voir spi­ri­tuel et le pou­voir tem­po­rel, avec la réduc­tion pro­gres­sive du pre­mier au domaine de la conscience, et donc du « pri­vé », et le triomphe du second en tant que puis­sance déci­sive, effi­cace, et d’une cer­taine manière et ten­dan­ciel­le­ment limi­tée par l’impossibilité de s’ingérer dans les ques­tions de conscience. L’unité créée et assu­rée par déci­sion sou­ve­raine est comme la « valeur » qui la rend pré­fé­rable — du point de vue de l’ordre social — à la loi et au plu­ra­lisme d’interprétation inévi­table dans une socié­té qui pose que la loi, et donc aus­si ses inter­prètes, se situe au-des­sus du roi. Dans le Tar­tuffe, à côté des deux per­son­nages forts et emblé­ma­tiques — l’imposteur et le deus ex machi­na qu’est le Sou­ve­rain —, il y a l’entourage, et avant tout le bien­fai­teur de Tar­tuffe, Orgon, vic­time de leurs mani­gances, escro­qué et trom­pé. Dans les rela­tions entre ces per­son­nages, et dans le carac­tère d’Orgon, il y a matière à une lec­ture poli­tique de la pièce. Orgon pré­sente en effet deux traits fon­da­men­taux : il est d’une ingé­nui­té qui touche à la niai­se­rie et il ne croit même pas l’évidence lorsque celle-ci vient contre­dire ses convic­tions (ou ses pré­ju­gés). C’est au point qu’Elmire est contrainte de lui réci­ter, pour le convaincre, la scène de la séduc­tion ; encore Orgon n’est-il convain­cu qu’une fois réité­rées les raille­ries sans équi­voques de Tar­tuffe. Ces dis­po­si­tions en font la proie pré­fé­rée de l’hypocrite, qui le dépouille à son pro­fit en le trans­for­mant admi­ra­teur béat. Les hypo­crites n’existent, pour­rait-on dire, que grâce aux gens cré­dules, qui sont les par­faits « sujets ». Orgon en est un exemple typique : pro­té­gé et sau­vé par la clair­voyance du Sou­ve­rain qui cor­rige ses erreurs et en annule les effets. Les sujets du genre d’Orgon vivent dans un état où ce sont l’image et la repré­sen­ta­tion qui ont une influence déci­sive, et non la sub­stance des choses et leur valeur ration­nelle. Ce n’est pas par hasard — et pour cause —que Tar­tuffe inter­ver­tit le rap­port entre appa­rence et réa­li­té : « Le scan­dale du monde est ce qui fait l’offense, / Et ce n’est pas pécher que pécher en silence ». Orgon en par­ti­cu­lier ne se rend pas à l’évidence tant qu’il n’a pas une preuve irré­fu­table et directe. Mais il est convain­cu par des paroles sen­ti­men­tales, bien en accord avec ses pré­ju­gés et aux lieux com­muns du moment savam­ment pro­fé­rées par l’hypocrite. A une époque de ratio­na­lisme et aus­si d’empirisme triom­phants, Orgon est ancré dans les pré­ju­gés d’un milieu en par­tie dépas­sé, mais qui sur­tout fait par­tie d’une sub­cul­ture désor­mais mar­gi­na­li­sée. De même l’inversion de la figure du sou­ve­rain, à laquelle on vient de faire allu­sion, est évi­dente : du vieillard retom­bé en enfance qu’était le Demos d’Aristophane, on est pas­sé au monarque omni­scient et omni­po­tent qui « scrute les coeurs », casse les juge­ments et les lois for­melles pour faire triom­pher le droit. C’est le sou­ve­rain qui main­tient l’ordre, et qui se risque pour sau­ver les sujets loyaux mais ingé­nus.
L’intuition de Molière est éga­le­ment péné­trante quand il pré­sente les hypo­crites comme un péril pour l’Etat et pour la reli­gion. Son juge­ment pré­cis rap­pelle celui d’un homme d’Etat comme Riche­lieu. Celui-ci, dans son tes­ta­ment poli­tique, consacre un cha­pitre à mettre en garde le Sou­ve­rain contre les adu­la­teurs, les médi­sants et les intri­gants, toutes caté­go­ries voi­sines, et lar­ge­ment par­ties pre­nantes de l’hypocrisie, au point de lui faire écrire qu’il n’est pas de fléau ris­quant autant de rui­ner un Etat que celui des flat­teurs qui n’ont de cesse d’ourdir des com­plots et des intrigues à la Cour ; la rai­son en est qu’ils détournent moyens, pou­voirs et fonc­tions publiques au seul pro­fit de leurs inté­rêts per­son­nels. Certes, Riche­lieu aver­tis­sait le monarque de devoir les tenir éloi­gnés de la Cour et des emplois publics pour qu’ils nuisent le moins pos­sible. Sous ce rap­port, Tar­tuffe fait figure d’hypocrite pri­vé, puisqu’il se limite à exploi­ter la cré­du­li­té d’un sujet ordi­naire comme Orgon, et non d’abuser d’un lieu de pou­voir d’ordre public. A cause de cela, on pour­rait trou­ver exa­gé­ré ce que Molière écrit dans sa pré­face : que l’hypocrite est pour l’Etat le dan­ger le plus redou­table. Tout au contraire dans la pièce, l’opposition entre la loi et le sen­ti­ment, entre l’hypocrisie et la loyau­té du sujet (pour qui le Roi déroge à la loi afin de punir l’escroquerie de l’hypocrite et sou­te­nir le sujet cor­rect et loyal) confirme la jus­tesse de ce juge­ment.
Une com­mu­nau­té poli­tique qui se fonde seule­ment sur le res­pect de la loi, fût-il loyal et effec­tif, ne peut sub­sis­ter, et cela pour une rai­son obvie : parce qu’il y faut encore, et sinon plus, l’obéissance à un pou­voir humain, irré­duc­tible à une norme, pou­voir qui per­met de pro­cu­rer l’unité de l’action col­lec­tive. On n’a jamais vu une loi s’appliquer et être exé­cu­tée toute seule. Ce sont tou­jours des hommes qui peuvent appli­quer et exé­cu­ter des ordres, y com­pris ceux de la loi, en face d’autres hommes. La loyau­té envers eux a son impor­tance pour la loi elle-même, et plus encore du fait que se sou­mettre à la loi ne suf­fit pas. Faire par­tie d’une com­mu­nau­té poli­tique et être bon sujet ou bon citoyen exige beau­coup plus que le simple res­pect de la loi. Peut-être cela suf­fi­rait-il si la seule fonc­tion de la com­mu­nau­té était pré­ci­sé­ment de faire res­pec­ter les lois, mais ce n’est pas le cas, même s’il s’agit d’un objec­tif très impor­tant. Le bon citoyen ou le bon sujet n’est pas seule­ment celui qui s’abstient de vio­ler la loi, mais celui qui paie ses impôts, qui accom­plit ses obli­ga­tions mili­taires, qui col­la­bore avec les pou­voirs consti­tués, autre­ment dit qui exerce ce mini­mum de fonc­tions publiques et d’obligations liées à ce que les ins­ti­tu­tions modernes rangent habi­tuel­le­ment dans la caté­go­rie de la citoyen­ne­té ((. On pour­rait objec­ter que ces devoirs sont éga­le­ment impo­sés par la loi et qu’il serait donc pos­sible de les rap­por­ter au devoir de res­pec­ter celle-ci. Mais dans les Etats contem­po­rains, la loi et la pro­cé­dure légis­la­tive ont géné­ra­le­ment un champ d’application plus éten­du que dans ceux du pas­sé, pour des rai­sons his­to­riques et ins­ti­tu­tion­nelles : « réserve légale », garan­tie offerte par les ins­ti­tu­tions par­le­men­taires, etc., jusqu’à en arri­ver à avoir des lois pri­vées de conte­nu nor­ma­tif. Mais ce n’est pas le seul point : il y a des devoirs de bon citoyen irré­duc­tibles à la simple obser­va­tion des lois (ain­si enten­due), pas plus qu’à la pure abs­ten­tion de com­por­te­ments illi­cites. Cha­cun com­pren­dra qu’entre obéir au com­man­de­ment « tu ne tue­ras pas » en s’abstenant de l’homicide (c’est-à-dire : ne pas faire) et « tuer » au cours de la guerre en ris­quant sa propre vie, et avec le devoir de la sacri­fier pour défendre la com­mu­nau­té poli­tique et l’existence col­lec­tive, c’est-à-dire : faire, et faire quelque chose d’opposé, il y a une dif­fé­rence sub­stan­tielle aus­si bien théo­lo­gique que struc­tu­relle.)) .
De la même manière, il faut qu’il y ait adhé­sion, consen­te­ment loyal à l’autorité, qui ne s’exprime pas sous la forme d’un simple res­pect exté­rieur don­né aux pro­cé­dures for­melles, mais dans un sen­ti­ment. La for­mule « idem sen­tire de re publi­ca » est la base même de la com­mu­nau­té poli­tique. Les lois peuvent chan­ger et peut-être même contri­buer à l’affectio des sujets envers la com­mu­nau­té et le sou­ve­rain, mais elles ne sau­raient s’y sub­sti­tuer ((. Et même, c’est par­fois un devoir pour le sujet de refu­ser d’obéir à une auto­ri­té pure­ment légale, c’est-à-dire inves­tie à la suite d’une pro­cé­dure for­mel­le­ment cor­recte mais pri­vée de consen­te­ment et d’une réelle légi­ti­mi­té. L’histoire de France du XXe siècle en pré­sente un exemple aus­si fameux que déci­sif.)) . C’est pour cela, jus­te­ment, que le Roi-Soleil pri­vi­lé­gie son loyal sujet et lui par­donne l’imprudence, même illi­cite, qu’il a com­mise par bon­té d’âme. Il est clair que le monarque sait qu’il n’aura jamais affaire à des sujets par­faits, et que la per­fec­tion (impos­sible) ren­drait inutile l’autorité et le pou­voir civil, comme ailleurs les prêtres et la reli­gion.
La pré­sence du Roi dans la comé­die de Molière est indi­recte, lorsque l’officier royal pro­nonce son pané­gy­rique au cours de la der­nière scène ; mais même s’il n’apparaît ain­si qu’à tra­vers une délé­ga­tion, il est bien l’autre per­son­nage cen­tral et déci­sif de Tar­tuffe. Il est le deus ex machi­na qui dénoue pour le bien le drame pro­vo­qué par les ruses de l’hypocrite et par l’ingénuité d’Orgon. Le pou­voir sou­ve­rain sert ici à rame­ner la situa­tion concrète dans la voie du droit.
Il est clair que le rex est au-des­sus de la lex, en tant qu’il est la source de celle-ci, comme on l’a dit plus haut. Cela fait par­tie de l’esprit public du XVIIe siècle, pré­fi­gu­ré par les intui­tions géniales de Bodin et qui trouve sa sys­té­ma­ti­sa­tion la plus cohé­rente dans la phi­lo­so­phie poli­tique de Hobbes. Tou­te­fois la pièce en met en relief un aspect par­ti­cu­lier. Alors que la supé­rio­ri­té du sou­ve­rain par rap­port à la loi est conçue, dans la pen­sée poli­tique de la renais­sance et de la période sub­sé­quente, comme une consé­quence de celle de la poli­tique face au droit, selon la théo­rie de l’état d’exception, de l’extremus neces­si­ta­tis casus, reprise par la suite par Jhe­ring et Schmitt, l’aspect qui est sou­li­gné ici est dif­fé­rent, même s’il est com­plé­men­taire. Pour qu’il y ait un droit valide et appli­cable, il faut une auto­ri­té qui pos­sède au mini­mum le pou­voir de déro­ger à la loi et donc qui lui soit supé­rieure. En d’autres termes, que le droit repose autant sur les règles que sur les excep­tions, toutes rame­nées à l’unité (cohé­rente et effi­cace) par le pou­voir supé­rieur. Et si les pre­mières sont des­ti­nées à une appli­ca­tion géné­rale, les autres n’en sont pas moins indis­pen­sables, même si leur appli­ca­tion est épi­so­dique. Donc le droit a besoin d’autorité et de pou­voir autant que de normes. Un droit qui ne se fon­de­rait que sur la loi (au sens pro­cé­du­ral) non seule­ment pour­rait se réduire à une mani­pu­la­tion, au même titre que tout autre type de « droit », lequel cepen­dant a au moins l’avantage de ne pas ren­for­cer la trom­pe­rie sous la majes­té méta­phy­sique de la loi ((. A laquelle a tant contri­bué J.-J. Rous­seau, avec sa com­pa­rai­son entre loi de nature et loi posi­tive, des­ti­née, au-delà des inten­tions du phi­lo­sophe gene­vois, à être exploi­tée par toute une suite sans fin de Tar­tuffes.)) , mais sur­tout n’aurait aucune réa­li­té concrète. Un ordre juri­dique, comme l’écrivait San­ti Roma­no, repose d’abord sur des rap­ports humains et des pou­voirs orga­ni­sés plu­tôt que sur des normes, même si les deux sont indis­pen­sables. Et pour réa­li­ser une uni­té, ou une ins­ti­tu­tion, il faut un pou­voir déci­sion­naire qui pré­vale sur les autres : l’unité est dans l’ordre juri­dique la même que dans l’ordre poli­tique. Un droit qui ne pour­rait pas être rame­né à l’unité per­drait le carac­tère de l’uniformité (pré­va­lente) néces­saire à son appli­ca­tion et débou­che­rait sur une caco­pho­nie impré­vi­sible de déci­sions prises par une mul­ti­pli­ci­té de petits pou­voirs incoor­don­nés et sou­vent anta­go­nistes. En com­pa­rai­son, l’exception réser­vée au seul pou­voir sou­ve­rain est un exemple de péren­ni­té de l’ordre et d’application pré­vi­sible de la norme juri­dique ((. Etant posé que le droit appli­qué repose sur des déci­sions prises par une mul­ti­pli­ci­té d’organes et de bureaux, l’unité requiert l’existence d’une déci­sion et d’un pou­voir supé­rieurs aux mul­tiples pou­voirs consti­tuant l’organisation publique.)) .
L’autre carac­tère de l’autorité sou­ve­raine se mani­fes­tant dans la pièce est que celle-ci a non seule­ment une atti­tude déci­sion­niste, mais qu’elle est franche et directe et n’a pas besoin de recou­rir à la ruse ou aux mani­gances, ni de cher­cher à paraître plu­tôt qu’à être. On pour­rait ten­ter d’expliquer la chose par le fait que Molière était le dra­ma­turge offi­ciel de la Cour et qu’il aurait été bien éton­nant qu’il repré­sente le Sou­ve­rain comme fai­sant usage, même en vue d’un bien, de moyens du même ordre que ceux déployés par Tar­tuffe pour arri­ver à ses fins. Mais il y a une autre expli­ca­tion pos­sible, tout à fait dans la ligne de l’époque. Au moment où on repré­sen­tait Tar­tuffe, l’Etat abso­lu, et la monar­chie des Bour­bons qui l’avait déve­lop­pé, étaient tout près de leur apo­gée, dans la phase ultime de leur ascen­sion. Or il est bien vrai que si la ruse et la force sont les moyens clas­siques et fon­da­men­taux de la poli­tique selon Machia­vel (le lion et le renard), l’équilibre et la pro­por­tion dans l’usage qui en est fait varient, comme l’a sou­te­nu Pare­to, selon qu’il s’agit d’élites mon­tantes ou déca­dentes, dans la jeu­nesse ou la vieillesse de leur cycle : les pre­mières ont ten­dance à faire pré­va­loir la force, les secondes, la ruse.
En réa­li­té, on peut se dire que les pre­mières ont peu besoin de se ser­vir de la force, si ce n’est dans la phase de conquête du pou­voir, et encore moins de la ruse, parce que l’énergie et l’adhésion à la for­mule poli­tique qu’elles offrent rendent l’une super­flue et l’autre inutile. Dans la repré­sen­ta­tion que Molière donne de la monar­chie abso­lue, le Sou­ve­rain n’a pas besoin de recou­rir à ces moyens, sauf au mini­mum indis­pen­sable de force (l’officier), parce qu’il n’a pas besoin de cou­vrir de jus­ti­fi­ca­tions, d’exhortations ou de rai­sons l’exercice d’un com­man­de­ment dont la légi­ti­mi­té est à la fois effi­cace et incon­tes­tée.
Tout à l’inverse, les ordres de gou­ver­ne­ments mal assu­rés et/ou déca­dents sont pré­cé­dés, et par­fois ((. Comme dans l’Italie de la « deuxième » phase de la Répu­blique.))  encom­brés de jus­ti­fi­ca­tions, d’invocations de valeurs et de néces­si­tés « supé­rieures ». Il est alors natu­rel que l’appel à la loi comme source de jus­ti­fi­ca­tion du pou­voir et du droit de déci­der soit pré­sent dans le com­man­de­ment des auto­ri­tés subor­don­nées, mais beau­coup moins dans les ins­tances qui se trouvent à l’autre bout de la chaîne, les­quelles, en y recou­rant, donnent la mesure de leur propre insé­cu­ri­té. Il y a en réa­li­té un autre indice d’inversion du rap­port entre le Sou­ve­rain et la loi : dans le pre­mier cas, c’est lui qui est source et gar­dien de la loi et du droit, en sa qua­li­té d’autorité cer­taine de sa légi­ti­mi­té et du consen­te­ment qui lui est recon­nu ; l’autorité est d’abord légi­time, secon­dai­re­ment légale. Dans le second cas, c’est la loi qui est uti­li­sée comme sup­port, sou­vent au prix d’acrobaties d’interprétations, pour un pou­voir chan­ce­lant, l’autorité étant plus légale que légi­time, ou plus exac­te­ment ten­tant de faire de la léga­li­té le suc­cé­da­né total de la légi­ti­mi­té.
Enfin, dans l’opposition entre la loi et la déci­sion sou­ve­raine, et sur­tout dans le nou­veau rap­port qu’elles entre­tiennent, on peut voir la fin de la repré­sen­ta­tion médié­vale du monde en face de l’affirmation défi­ni­tive, sur le conti­nent euro­péen, de l’Etat moderne abso­lu. L’ancien monde était lié à la loi comme source et limite du pou­voir : le nou­veau s’appuie sur le sou­ve­rain, en tant que supé­rieur et cor­rec­teur de la loi. C’est un pro­ces­sus paral­lèle au rap­port entre pou­voir spi­ri­tuel et tem­po­rel, qui par l’affirmation de la ple­ni­tu­do potes­ta­tis pon­ti­fi­cale, estompe d’abord la potes­tas indi­rec­ta des juristes théo­lo­giens des XVIe-XVIIe siècles, pour abou­tir, dans les monar­chies, à l’affirmation du droit divin du Roi et dans la sépa­ra­tion des deux pou­voirs, affir­mée en France de manière offi­cielle peu après la repré­sen­ta­tion de la comé­die de Molière, avec la Cle­ri gal­li­ca­ni de eccle­sias­ti­ca potes­tate decla­ra­tio.
En consé­quence de quoi le sou­ve­rain poli­tique n’a nul besoin de fon­de­ments (ou appro­ba­tions) légales ou d’autres formes de recon­nais­sance (ou de déné­ga­tion) de la part de l’autorité spi­ri­tuelle. Il ne les recherche pas, mais ne les craint pas non plus.
En conclu­sion, il fau­drait se deman­der ce que l’on a gagné avec l’intervention royale telle qu’elle est repré­sen­tée dans Tar­tuffe. Il y a quelque temps, on a don­né la pièce en Ita­lie sous la forme d’une expé­rience de théâtre dans le théâtre, en expli­quant sa genèse en par­tie par les affaires per­son­nelles de Molière, en par­tie, sur­tout en ce qui concerne la der­nière scène — à cause du pané­gy­rique du Roi — comme la cap­ta­tio bene­vo­len­tiae d’un dra­ma­turge de la Cour vis-à-vis de son employeur. Un peu comme ces poètes cour­ti­sans ita­liens qui, comme l’écrivait Vol­taire dans Can­dide, com­po­saient par flat­te­rie pour les pères des son­nets à foi­son sur les noces de leurs filles, dont pas un n’était décem­ment un poème.
Mais aucune de ces inter­pré­ta­tions ne nous paraît être déter­mi­nante, ni celle des motifs pri­vés de l’auteur, ni celle du poète cour­ti­san. Au contraire, Tar­tuffe est pour son auteur même une pièce poli­tique, et pas seule­ment en rai­son de la scène conclu­sive. Molière l’a d’ailleurs reven­di­qué quand il sou­ligne dans sa pré­face le dan­ger que les hypo­crites pré­sentent pour l’Etat. Bien enten­du il ne s’agit pas d’une oeuvre poli­ti­cienne de cir­cons­tance et vue par le petit bout. Il est dif­fi­cile qu’une oeuvre d’art digne de ce nom le soit, du moins entiè­re­ment. Et la thèse de l’auteur cour­ti­san est exclue par l’autre carac­tère de Tar­tuffe, à savoir sa cohé­rence, dans une mesure sur­pre­nante, avec l’esprit de l’époque et la mon­tée au zénith de l’Etat abso­lu. Dans ce contexte, le fait que Molière ait pu être un auteur offi­ciel est tout à fait secon­daire. Le pré­tendre serait comme si l’on disait que le Lévia­than n’aurait été écrit que parce que Hobbes avait béné­fi­cié de la charge de pré­cep­teur de l’héritier des Stuart, ou que la Répu­blique de Bodin était due au soin avec lequel ce der­nier flat­ta la neu­tra­li­té du pou­voir tem­po­rel d’un monarque qui pré­fé­rait de toute évi­dence celle-ci aux désordres et aux affron­te­ments des guerres de reli­gion.
Que le juriste, le phi­lo­sophe ou le dra­ma­turge soient proches du pou­voir a beau­coup moins d’importance que le fait d’exprimer et de don­ner consis­tance aux aspi­ra­tions et à l’esprit d’une époque, et il est indé­niable que c’est ce qui se passe avec Tar­tuffe. Schmitt sou­ligne que le théâtre fran­çais du XVIIe siècle, par­ti­cu­liè­re­ment celui de Cor­neille et de Racine, a sa place « dans le cadre rigide de la sou­ve­rai­ne­té éta­tique et dans les solides limites de la paix et de la sécu­ri­té que l’Etat sou­ve­rain pro­dui­sait et assu­rait publi­que­ment » ((. C. Schmitt, Ham­let oder Heku­ba. Der Ein­bruch der Zeit in das Spiel, trad. ita­lienne (Bologne, 1983), p. 83.)) . Avec Tar­tuffe, il y a quand même plus qu’un « cadre », comme on peut le sen­tir chez Racine, Cor­neille et aus­si dans d’autres pièces de Molière telles que les Femmes savantes ou Le Bour­geois gen­til­homme. On y trouve la per­cep­tion — et en quelque manière la fine intui­tion — des traits prin­ci­paux qui carac­té­risent l’Etat abso­lu et la poli­tique en géné­ral : le rap­port entre le sou­ve­rain et la loi, l’utilisation ins­tru­men­tale du droit, la connexion entre les moyens de la poli­tique et la condi­tion des « classes diri­geantes ».
Au pre­mier exa­men super­fi­ciel, on peut certes être sur­pris de voir que tout cela puisse se trou­ver dans une oeuvre théâ­trale, sur­tout une comé­die, mais à bien y réflé­chir, bien des pièces offrent de longues tirades dans ce sens. Aux déjà nom­mées Schmitt ajoute dans un essai un clas­sique du théâtre mon­dial, Ham­let. Voi­là qui devrait ser­vir à sur­mon­ter l’objection de mettre plus de poli­tique dans la pièce de Molière qu’il n’y en a réel­le­ment. Et plus encore de s’aventurer sur un ter­rain qui n’est pas à pro­pre­ment par­ler celui du juriste : mais si Molière reven­di­quait pour la comé­die le droit de châ­tier les vices des humains, pri­vés ou publics, il ne paraît pas inutile de se ser­vir de son oeuvre et de son génie pour démas­quer les idoles, les per­son­nages et les situa­tions typiques qui se renou­vellent constam­ment dans des lieux et des époques divers et par­fois éloi­gnés dans le temps et l’espace. Et l’hypocrite, aus­si ancien que le pou­voir, la loi, la reli­gion qu’il exploite et cor­rompt, est une des figures qui per­sis­te­ra en même temps que ces réa­li­tés. Voi­là pour­quoi Molière n’a pas seule­ment ren­du un « pas petit ser­vice à tous les hon­nêtes gens » (pre­mier pla­cet) sujets du Roi-Soleil, mais à tous les hommes.