Revue de réflexion politique et religieuse.

Un “droit natu­rel” post­mo­derne ?

Article publié le 28 Sep 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

La phi­lo­so­phie moderne du droit démontre aujourd’hui ses impasses par les aber­ra­tions aux­quelles elle abou­tit, accor­dant, sous cou­vert de res­pect des liber­tés indi­vi­duelles, une recon­nais­sance légale aux dési­rs les plus éloi­gnés des exi­gences fon­da­men­tales de la nature humaine. Face à cela une réac­tion cherche à s’affirmer.
Cepen­dant dans le chaos intel­lec­tuel créé par ce que le pen­seur amé­ri­cain Richard Ror­ty a appe­lé, pour s’en réjouir, le « pri­mat de la démo­cra­tie sur la phi­lo­so­phie », l’appel à la loi natu­relle et à ses consé­quences juri­diques se heurte à l’incompréhension et à une hos­ti­li­té mul­ti­forme. Dans ces condi­tions, cer­tains cherchent à for­mu­ler des prin­cipes « accep­tables par tous », des règles sus­cep­tibles d’être uni­ver­sel­le­ment res­pec­tées au nom d’une rai­son com­mune que tous pour­raient par­ta­ger au-delà de leurs dif­fé­rences cultu­relles et sur­tout reli­gieuses.
Joa­quín Almo­gue­ra Car­reres, pro­fes­seur de droit public et de phi­lo­so­phie juri­dique à l’Université auto­nome de Madrid, nous indique les limites vite atteintes de ces ten­ta­tives, en s’appuyant sur le cas d’un ouvrage récem­ment publié par un auteur amé­ri­cain, Robert P. George, pro­fes­seur à Prin­ce­ton, connu comme rédac­teur de la Décla­ra­tion de Man­hat­tan (2009), un mani­feste inter­re­li­gieux en faveur de la défense de la famille.

Catho­li­ca – Le droit natu­rel a connu au cours de l’histoire moderne une mort en deux temps : tout d’abord sub­ver­ti par les Lumières – c’est le jus­na­tu­ra­lisme moderne, à par­tir de Gro­tius et Pufen­dorf –, ensuite reje­té par le posi­ti­visme comme rele­vant de l’âge théo­lo­gique. Or il semble que l’on assiste depuis un cer­tain temps à un retour en grâce du droit natu­rel à un moment aujourd’hui domi­né par une grande confu­sion des esprits. Est-ce bien cela ?
Joa­quín Almo­gue­ra – En effet, depuis les der­nières décen­nies du XXe siècle il est pos­sible de consta­ter la pré­sence tou­jours plus affir­mée de réfé­rences au droit natu­rel et de prises de posi­tion s’y réfé­rant. Il est pos­sible que l’une des rai­sons de cette situa­tion soit l’épuisement et la sté­ri­li­té des concep­tions posi­ti­vistes et for­ma­listes pour résoudre les pro­blèmes de valeur très com­plexes que pose la post­mo­der­ni­té. La néces­si­té de mettre en rela­tion déci­sions et options, la for­ma­tion de concepts capables de rendre compte de réa­li­tés qui donnent le ver­tige – véri­tables ingé­nie­ries sociales – telles que le mul­ti­cul­tu­ra­lisme, le plu­ra­lisme, le dia­logue entre les sexes ou les géné­ra­tions, tout cela a pu don­ner lieu à un intense débat, dans lequel les uni­ver­si­tés nord-amé­ri­caines ont eu un rôle pion­nier. Là se sont affron­tés les libé­ra­lismes, les liber­ta­rismes, les éga­li­ta­rismes… Mais sur­tout on y a vu tous ces cou­rants se com­bi­ner selon des for­mules très com­pli­quées. Dans un tel cli­mat, par consé­quent, il n’est pas éton­nant qu’un appel au droit natu­rel puisse avoir lieu, en tant que cou­rant ayant quelque chose à appor­ter, sans aucun doute, à la solu­tion des pro­blèmes.
Cet appel à entrer dans l’arène lan­cé en direc­tion du droit natu­rel a tou­te­fois cor­res­pon­du à des inté­rêts intel­lec­tuels et pra­tiques très dif­fé­rents. Son attrait a rési­dé dans le fait qu’il répon­dait à des inquié­tudes réelles, comme le rôle de la femme ou l’intégration des immi­grants d’origine cultu­relle loin­taine. En ce sens, se réfé­rer au droit natu­rel reve­nait à récla­mer une série d’arguments d’appréciation qui parais­saient avoir été enter­rés de manière trop hâtive et qui sou­dain appa­rais­saient comme étran­ge­ment proches des pré­oc­cu­pa­tions d’un Etat déve­lop­pé. Cepen­dant cela exi­geait un retour presque archéo­lo­gique, nos­tal­gique, ce qui dans cer­tains cas impli­quait de condam­ner après-coup les cri­tiques trop rigou­reuses de l’époque anté­rieure, à sup­po­ser même qu’elles fussent vague­ment connues.
En même temps s’est mani­fes­tée une curieuse insis­tance à essayer de rap­pro­cher le droit natu­rel du posi­ti­visme juri­dique, sug­gé­rant que la cri­tique anté­rieure du droit natu­rel avait été effec­tuée trop pré­ci­pi­tam­ment, et avait oublié la pos­si­bi­li­té effec­tive d’un lien, fruc­tueux et pro­duc­tif, avec le droit posi­tif. Ce rap­pro­che­ment est à prendre au pied de la lettre, dans la mesure où c’est du côté du droit natu­rel que ce mou­ve­ment est entre­pris, avec pour but de démon­trer le carac­tère injus­ti­fié des cri­tiques diri­gées contre lui. L’idée est que, au bout du compte, ni le jus­na­tu­ra­lisme ni le posi­ti­visme ne sont aus­si radi­caux qu’ils pour­raient le paraître, ni ne sont des enne­mis incon­ci­liables.

Vous connais­sez l’ouvrage de Robert P. George, récem­ment paru en Ita­lie, inti­tu­lé Il dirit­to natu­rale nell’età del plu­ra­lis­mo (Le droit natu­rel à l’âge du plu­ra­lisme) ((. Lin­dau, Turin, 2011, 272 p., 24 €.)) . Qu’en pen­sez-vous ?
Ce tra­vail réunit les leçons que Robert P. George a don­nées en 2007 en Ita­lie, dans le cadre de l’Université de Mace­ra­ta. Sept essais sont réunis dans les­quels se com­binent la pers­pec­tive concep­tuelle (à com­men­cer par un texte sur « Le droit natu­rel »), l’interprétation (par exemple avec « Kel­sen et le droit natu­rel ») et enfin la dis­cus­sion (par ex. « Rawls, Haber­mas et la rai­son publique »). L’ensemble aborde les ques­tions en termes géné­raux, avec sérieux et rigueur. Il est accom­pa­gné de textes de l’invitant, Andrea Simon­ci­ni, et d’un autre auteur, Fran­cis­co Vio­la. Ce der­nier jouit d’une com­pé­tence recon­nue dans le domaine de la réno­va­tion de la théo­rie du droit natu­rel à par­tir d’une pers­pec­tive contem­po­raine. Pour l’occasion, il com­mence par mettre en relief une espèce de rituel satur­nien carac­té­ris­tique de la culture juri­dique euro­péenne : celle-ci, comme Saturne, finit par dévo­rer ses propres enfants. En effet, le para­doxe veut que ce soit « le contexte cultu­rel même ayant inven­té la théo­rie du droit natu­rel qui le répu­die ensuite comme un obs­tacle » (p. 41). Or cette brève remarque mani­feste d’emblée les limites strictes que sup­pose l’opération de récu­pé­ra­tion du droit natu­rel actuel­le­ment ten­tée. D’une part est pro­po­sée une réno­va­tion de la théo­rie juri­dique, c’est-à-dire tant de la théo­rie du droit posi­tif que de celle du droit natu­rel, dès lors qu’on met sur le même pied les deux domaines. Cette mise à éga­li­té non expli­quée, certes, est ren­due pos­sible à son tour par le carac­tère d’invention qu’elle assigne au droit natu­rel lui-même, lui refu­sant de cette manière toute pré­émi­nence hié­rar­chique et onto­lo­gique. D’un côté, la réfé­rence au « can­ni­ba­lisme » de la théo­rie juri­dique sug­gère que l’effort pour réha­bi­li­ter le droit natu­rel consiste à poser les condi­tions empê­chant qu’en le revi­ta­li­sant, il soit pha­go­cy­té par elle. En d’autres termes, il faut évi­ter que le droit posi­tif ne dévore le droit natu­rel, mais pour cela, il fau­drait aus­si recon­naître l’erreur his­to­rique du droit natu­rel dans sa pré­ten­tion de dévo­rer le droit posi­tif : comme l’un et l’autre se trouvent mis en situa­tion d’égalité, ils doivent mutuel­le­ment se res­pec­ter et non s’annuler. Au rejet de l’ancienne pré­émi­nence du droit natu­rel cor­res­pond le refus des cri­tiques à l’encontre du posi­ti­visme moderne.

Cette pré­sen­ta­tion, presque en termes de que­relle de clo­chers, ne passe-t-elle tout de même pas à côté de l’essentiel, qui est le rap­port de subor­di­na­tion du droit posi­tif au droit natu­rel ?
Bien sûr, ce pro­blème, pour impor­tant qu’il puisse être, n’est pas fon­da­men­tal. Sans comp­ter que der­rière la pré­sen­ta­tion qu’on vient de résu­mer il y a la pré­sup­po­si­tion d’une essence juri­dique qui se trou­ve­rait en sur­plomb aus­si bien du natu­rel que du posi­tif, comme une espèce de sub­stan­tia­li­sa­tion du Droit. Droit natu­rel et droit posi­tif ne seraient que deux moda­li­tés de cette sub­stance juri­dique, et ce sont ces moda­li­tés pré­ci­sé­ment qui per­mettent leur mise à pari­té. Il s’agirait d’un ensemble de prin­cipes qui, après la Seconde Guerre mon­diale, sont incor­po­rés aux consti­tu­tions en se pré­sen­tant comme l’essence du droit. Ce sont des prin­cipes qui ont un aspect social qui les place au-des­sus de la nature, de la volon­té sub­jec­tive et de la rai­son indi­vi­duelle. C’est le cas de droits comme la pro­prié­té, qui n’exprime plus ni la rela­tion entre l’homme et les choses ni la volon­té sub­jec­tive de pos­ses­sion abso­lue, mais une vague fonc­tion­na­li­té sociale déter­mi­nable de manière pro­cé­du­rale ; ou bien, dans le cas de la famille, des prin­cipes dont la fonc­tion sociale per­met d’ouvrir le droit à des formes mono­pa­ren­tales ou homo­sexuelles, tous prin­cipes pour les­quels on peut don­ner des pré­sen­ta­tions et des enga­ge­ments idéo­lo­giques de toutes sortes. (Nous revien­drons sur la ques­tion, d’inspiration clai­re­ment sco­tiste, un peu plus loin.) Une fois posée cette équi­va­lence, le pro­ces­sus de récu­pé­ra­tion du droit natu­rel suit, pour l’essentiel, deux voies : celle de décou­vrir et révé­ler les aspects que droit natu­rel et droit posi­tif ont en com­mun, et celle de recher­cher dans la doc­trine euro­péenne la per­sis­tance de manières juri­diques propres aux deux. La mise en scène du droit natu­rel, com­prise comme récon­ci­lia­tion, se fonde donc sur un concept abs­trait, réduit et non évident.

Cette démarche est-elle par­ta­gée par les posi­ti­vistes, au moins cer­tains d’entre eux, ou bien pro­vient-elle du côté de défen­seurs du droit natu­rel tels que Robert P. George ?
Non, cette ten­ta­tive se place presque exclu­si­ve­ment du point de vue du jus­na­tu­ra­lisme contem­po­rain ; les juristes posi­ti­vistes, sauf le petit nombre d’entre eux qui expriment un cer­tain repen­tir, ne voient pas la néces­si­té de ce type d’opérations. Cette cir­cons­tance est signi­fi­ca­tive parce qu’en effet le pro­blème n’est pas le para­doxe du rejet de ce qui a été « inven­té » aupa­ra­vant, mais celui de la récon­ci­lia­tion qui doit être menée à bien à l’intérieur du même contexte cultu­rel, poli­tique, éco­no­mique, juri­dique, etc. que celui qui en a radi­ca­le­ment expul­sé l’objet. Telle est la dif­fi­cul­té de fond : com­ment est-il pos­sible de défendre le droit natu­rel avec des ins­tru­ments qui en ont condam­né la notion ? N’est-on pas en train de défendre l’indéfendable ? Même si l’on admet par hypo­thèse la néces­si­té de don­ner une impul­sion au droit natu­rel jusque dans la sphère du droit posi­tif, com­ment y arri­ver ? Autre­ment dit, ne sommes-nous pas en train d’essayer de for­mu­ler un oxy­more ? (Rap­pe­lons que cette figure lit­té­raire com­porte deux mots de signi­fi­ca­tion oppo­sée qui s’unissent pour arri­ver à un sens ou un concept nou­veau.) Quel concept de droit pour­rait-on for­mer en sou­te­nant un mode juri­dique à par­tir d’éléments qui le contre­disent ? Il ne semble pas que George se pose la ques­tion, et il est très signi­fi­ca­tif que pour Vio­la la rai­son et le carac­tère rai­son­nable occupent une place abso­lu­ment cen­trale dans le droit natu­rel, puisque iden­ti­fier la rai­son et le fait d’être rai­son­nable revient à confondre la rai­son, comme moyen propre à l’homme pour entrer en rela­tion avec l’ordre natu­rel du Créa­teur, avec le carac­tère rai­son­nable qui est le moyen de déter­mi­ner la mesure du bien indi­vi­duel pos­sible à réa­li­ser. C’est une conces­sion à ce qui est contem­po­rain, à la nou­veau­té comme telle. Celle-ci joue un rôle de pre­mière impor­tance dans ces éla­bo­ra­tions.

-->