Revue de réflexion politique et religieuse.

De Lépante à Vienne

Article publié le 28 Sep 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Le 7 octobre 1571, à Lépante, la flotte chré­tienne défait la flotte du sul­tan turc et musul­man de Constan­ti­nople. Le 12 sep­tembre 1683, près de Vienne, l’armée chré­tienne inflige une lourde défaite et contraint à la retraite l’armée turque et musul­mane, qui fai­sait le siège de la capi­tale impé­riale. Ces deux dates sont fon­da­men­tales pour l’histoire de l’Europe et de la chré­tien­té, quelle que soit l’orientation que l’on veuille don­ner à leur ana­lyse, qu’il s’agisse de les trai­ter avec le plus grand enthou­siasme, comme on le fai­sait à une cer­taine époque, ou de s’attacher à ne pas leur accor­der une impor­tance exces­sive, comme on le fait sou­vent main­te­nant.
Ces deux batailles ont mar­qué la men­ta­li­té et l’opinion publique euro­péennes. Pour s’en rendre compte, il suf­fit de voir com­bien de poèmes ont été écrits sur ces batailles dans la période qui les a immé­dia­te­ment sui­vies et com­bien de chan­sons popu­laires, dans le même temps, sont nées spon­ta­né­ment sur les lèvres des hommes. La vic­toire de Vienne eut des consé­quences toutes par­ti­cu­lières. Non seule­ment le 12 sep­tembre devint à par­tir de ce moment-là la fête du Saint Nom de Marie, non seule­ment les célé­bra­tions durèrent long­temps, mais la nou­velle de la vic­toire, rapi­de­ment dif­fu­sée, sur­tout à par­tir de Venise, eut des consé­quences durables sur l’art, la lit­té­ra­ture, les tra­di­tions popu­laires, la litur­gie, la manière de consi­dé­rer l’ennemi turc.
Deux livres ont récem­ment été consa­crés à ces batailles par deux his­to­riens ita­liens : Ales­san­dro Bar­be­ro pour Lépante ((. Ales­san­dro Bar­be­ro, Lepan­to. La bat­ta­glia dei tre impe­ri, Later­za, Rome-Bari, 2010, 24 €. Plus de 600 p. de texte com­plé­tées de 100 p. de notes et d’une biblio­gra­phie par­ti­cu­liè­re­ment impor­tante com­po­sée à la fois de sources directes et d’ouvrages sur le sujet. Le livre contient éga­le­ment une des­crip­tion pré­cise des forces mili­taires chré­tiennes en pré­sence, que ce soit sur terre, uni­té par uni­té, ou sur mer, bateau par bateau, ain­si que deux cartes. Une édi­tion fran­çaise est en pré­pa­ra­tion.)) , Fran­co Car­di­ni pour Vienne ((. Fran­co Car­di­ni, Il Tur­co a Vien­na. Sto­ria del grande asse­dio del 1683, Later­za, Rome-Bari, 2011, 28 €. Plus de 500 p. de texte sont com­plé­tées par 100 autres p. de notes, ain­si que par une biblio­gra­phie consi­dé­rable, com­po­sée à la fois de sources directes et d’ouvrages sur le sujet, d’une chro­no­lo­gie, d’un glos­saire et d’un ensemble de cartes.)) . Ces deux ouvrages sont com­plé­men­taires comme le sont les deux batailles, oppo­sant les deux fronts sur les­quels Euro­péens et Turcs se sont oppo­sés au cours des siècles.
Le pre­mier de ces fronts est la Médi­ter­ra­née, où l’essentiel de la lutte a été sou­te­nue par Venise. Le second est la région du Danube et des Bal­kans, où l’engagement prin­ci­pal fut celui de l’Autriche. Sur les théâtres de guerre furent éga­le­ment pré­sents l’Espagne et dif­fé­rents royaumes et ter­ri­toires espa­gnols (sur le front médi­ter­ra­néen), la Hon­grie et la Pologne (sur le front conti­nen­tal), la papau­té étant elle-même très impli­quée. De l’autre côté, les Turcs purent comp­ter qua­si­ment tout le temps sur l’aide, orga­ni­sée ou spon­ta­née, des puis­sances bar­ba­resques de l’Afrique du Nord occi­den­tale. La posi­tion du royaume de France, quant à elle fut dif­fé­rente sui­vant les moments et spé­ci­fique, même si elle res­ta presque tou­jours bien­veillante à l’égard des Turcs, jusqu’à être offi­ciel­le­ment leurs alliés, si bien que le titre de « roi très chré­tien » fut trans­for­mé iro­ni­que­ment et dans un contexte polé­mique en « turc très chré­tien » ((. Un exemple : d’octobre 1543 à avril 1544, Fran­çois Ier auto­ri­sa Khair ed-Din (Bar­be­rousse) et sa flotte à pas­ser l’hiver à Tou­lon, qui devint ain­si pen­dant six mois une cité turque. En réa­li­té, comme le sou­ligne F. Car­di­ni, il est dif­fi­cile de conce­voir un Louis XIV dési­reux d’une vic­toire défi­ni­tive de la Tur­quie, mais il est vrai que la France cher­chait à s’étendre vers le Rhin au détri­ment de l’Empire, de sorte qu’il lui était bien natu­rel de dési­rer que l’Autriche soit enga­gée sur le front bal­ka­nique car cela ren­dait impos­sible à cette der­nière une réponse effi­cace à la France sur son front occi­den­tal. C’est l’application du fameux pro­verbe : « Les enne­mis de mes enne­mis sont mes amis ».)) . Sur le front orien­tal se trou­vait le royaume de Perse, enne­mi des Turcs, avec lequel les Etats chré­tiens par­vinrent à cer­tains moments à éta­blir des alliances. Voi­là com­ment était orga­ni­sé le théâtre « glo­bal » des affron­te­ments. Les Turcs n’ont tou­te­fois jamais vrai­ment été en mesure de com­battre simul­ta­né­ment sur les deux fronts, médi­ter­ra­néen et danu­bo-bal­ka­nique.
Mal­gré la pré­sence des guerres et des mani­fes­ta­tions d’hostilité, les échanges et les rela­tions entre les deux blocs étaient per­ma­nents et intenses. On fai­sait du com­merce, on voya­geait, on étu­diait, on échan­geait des ambas­sades. Des hommes et des femmes pas­saient « de l’autre côté » : plus nom­breux étaient cepen­dant ceux qui se conver­tis­saient à l’islam que l’inverse. Et ces mêmes rené­gats – comme on a tou­jours eu l’habitude de nom­mer ces chré­tiens pas­sés à l’islam – jouaient un rôle impor­tant de liai­son entre les par­ties. Par­ti­cu­liè­re­ment impor­tants furent les liens entre­te­nus du fait des femmes chré­tiennes rejoi­gnant le sérail d’Istamboul, qu’elles soient res­tées chré­tiennes ou qu’elles se soient, avec plus ou moins de sin­cé­ri­té, conver­ties à l’islam, parce que ces femmes étaient en contact étroit avec le sul­tan, sou­vent avec une posi­tion impor­tante comme favo­rites ou même comme mères du sul­tan régnant ((. Une musul­mane ne peut pas épou­ser un chré­tien, mais un musul­man peut épou­ser une chré­tienne sans que celle-ci doive néces­sai­re­ment se conver­tir à l’islam.)) .
Bien que com­plé­men­taires, les deux ouvrages sont dif­fé­rents dans leur conte­nu et leur struc­tu­ra­tion. Le pre­mier, celui d’Alessandro Bar­be­ro, est tota­le­ment cen­tré sur la bataille de Lépante de 1571, sur ce qui la pré­cède et sur ses consé­quences. Il rap­pelle un autre très beau livre, consa­cré lui aus­si à une bataille navale qui, en 1905, a été déci­sive pour la guerre rus­so-japo­naise : Tsu­shi­ma. Il roman­zo di una guer­ra navale, de Frank Thiess, consa­cré qua­si­ment exclu­si­ve­ment à l’affrontement final entre les deux flottes russe et japo­naise, tan­dis que la bataille ter­restre entre les deux armées, même si elle fait l’objet d’une ana­lyse pré­cise, ne fait office que d’introduction et d’arrière-plan à l’événement prin­ci­pal qui déter­mine de lui-même la fin du conflit et sa solu­tion ((. Frank Thiess, Tsu­shi­ma. Il roman­zo di una guer­ra navale, trad. it., Turin, 1942.)) . Dans l’ouvrage de F. Thiess, ce qui est par­ti­cu­liè­re­ment remar­quable, c’est le récit de la longue navi­ga­tion de la flotte russe vers les eaux extrême-orien­tales, en contour­nant l’Afrique, avec des pro­blèmes de ravi­taille­ment et de soins, et qui a fait la moi­tié du che­min alors que l’affrontement naval semble deve­nu inutile. Mais on com­bat quand même. Il en va de même à Lépante puisque Chypre est déjà tom­bée aux mains des Turcs. Mais la bataille sur mer est gagnée par les chré­tiens, avec toutes les consé­quences posi­tives que cela va avoir.
Ales­san­dro Bar­be­ro pré­sente la bataille de Lépante dans son contexte his­to­rique et diplo­ma­tique, en por­tant une grande atten­tion aux pro­blèmes tech­niques ren­con­trés par les deux flottes, étroi­te­ment liés aux condi­tions des Etats par­ties au conflit. On n’improvise pas une flotte. On ne par­vient à rien si l’on n’a pas un bon bagage de connais­sances pré­cises et une orga­ni­sa­tion com­plète. Les navires doivent être construits et équi­pés, dotés d’un équi­page adap­té com­po­sé soit de marins et de rameurs, soit de sol­dats, même si les deux caté­go­ries par­ti­ci­paient aux com­bats. Ils doivent être armés.
Pour les bateaux, il n’est pas seule­ment néces­saire d’avoir du bois de bonne qua­li­té et abon­dant, ce dont les Turcs dis­posent tan­dis que l’Espagne en manque. Mais il faut aus­si avoir des éta­blis­se­ments équi­pés pour la construc­tion, les arse­naux. La meilleure des places, dans le domaine, qu’il s’agisse de l’organisation, de la qua­li­té des tra­vaux, de l’habileté des tech­ni­ciens et des ouvriers, est celle de Venise, qui avait déjà atti­ré l’attention de Dante Ali­ghie­ri, qui l’évoque dans sa Divine comé­die. Celle de Constan­ti­nople a moins bonne répu­ta­tion. En ce qui concerne les marins et les rameurs, les dif­fé­rences entre les Etats sont éga­le­ment impor­tantes. L’Empire turc est grand, mais peu peu­plé, il a donc du mal à recru­ter des rameurs, qui sont sou­vent de mau­vaise qua­li­té, parce que ce sont des pay­sans qui n’ont aucune expé­rience de la mer. L’Espagne est éga­le­ment en dif­fi­cul­té sur ce point. La situa­tion de Venise est bien meilleure puisqu’elle dis­pose des for­mi­dables rameurs dal­mates, hommes libres nés et vivant sur la mer et avec la mer. A leurs côtés se trouvent, outre les hommes libres, des condam­nés et des esclaves.
Le pro­blème des épi­dé­mies dans les équi­pages est tou­jours extrê­me­ment grave. Elles frappent tout le monde, avec quelques nuances d’intensité, mais avec une fré­quence par­ti­cu­liè­re­ment grande. Il n’existe qua­si­ment pas de cam­pagne navale qui ne se tra­duise par un tri­but impor­tant ver­sé à la mort par mala­die. De plus, au-delà du fait que les connais­sances médi­cales étaient moins impor­tantes à l’époque qu’aujourd’hui, la forte concen­tra­tion de popu­la­tion sur les bateaux de l’époque contri­buait pour une part notable à la conta­mi­na­tion. De cette sorte, le pro­blème du recru­te­ment des rameurs res­tait extrê­me­ment pré­sent à tout moment et pour toute la flotte.

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