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Solange Bied-Char­re­ton : Enjoy

« Fal­lait-il, tous, que nous réus­sis­sions à rater notre vie ? » Cette inter­ro­ga­tion résume bien l’inquiétude qu’exprime ce roman de Solange Bied-Char­re­ton et le mou­ve­ment qui le carac­té­rise. Pen­dant tout un pre­mier temps, ce sont des per­son­nages d’une assez grande médio­cri­té que l’on découvre. Le prin­ci­pal d’entre eux, Charles Valé­rien, se carac­té­rise par une sorte d’incapacité à entre­te­nir des rela­tions véri­tables, ses actions sont tota­le­ment orga­ni­sées en fonc­tion du regard des autres (notam­ment du fait de sa dépen­dance à l’égard des « réseaux sociaux » élec­tro­niques), sa vie est un per­ma­nent diver­tis­se­ment de lui-même. Il en va de même pour les per­sonnes qu’il côtoie, en par­ti­cu­lier dans son milieu pro­fes­sion­nel où il est enca­dré par l’archétype du mana­ger creux, déra­ci­né, sur­ac­tif et mani­pu­la­teur : l’évocation de cette ambiance de tra­vail nous vaut d’ailleurs quelques pages qui font sou­rire tel­le­ment le jar­gon employé est abou­ti et en même temps inquiètent car elles sont dra­ma­ti­que­ment réa­listes.
L’atti­tude de Charles Valé­rien va chan­ger au contact d’une jeune femme qu’il ren­contre par hasard, Anne-Laure Bagno­let. Après des études lit­té­raires, celle-ci pré­pare des concours admi­nis­tra­tifs tout en fré­quen­tant un groupe de musi­ciens alter­na­tifs, qui se réunissent notam­ment dans les cata­combes. Elle lit des livres, elle prie, elle se dit « contre l’époque ». Elle cherche à res­ter droite et fidèle à elle-même dans la durée, à la dif­fé­rence de ses anciens cama­rades de pro­mo­tion qui ont tous per­du leurs rêves, par peur de vivre plei­ne­ment leur vie avec tout ce que cela peut impli­quer (cf. les pages 172–178). Sa per­son­na­li­té et la rela­tion qu’ils nouent font pro­gres­si­ve­ment sor­tir Charles Valé­rien de son enfer­me­ment et du carac­tère arti­fi­ciel de sa vie. Pour autant, il ne s’agit pas d’une belle his­toire d’amour. Les per­son­nages de ce roman sont tous en demi-teinte. Per­sonne n’est vrai­ment plei­ne­ment enthou­sias­mant. On l’espère un temps d’Anne-Laure Bagno­let mais celle-ci, par exemple, est enti­chée d’un auteur assez lamen­table, un cer­tain Rémy Gau­thrin, la fré­quen­ta­tion de son groupe alter­na­tif laisse per­plexe tan­dis que sa rela­tion à Charles n’est pas très hon­nête puisqu’on découvre à la fin du roman de manière très expli­cite qu’elle est déjà « enga­gée » ailleurs.
Per­sonne n’est tota­le­ment déses­pé­rant non plus : ain­si Charles Valé­rien est par moment plein de bon sens, notam­ment à l’égard d’Anne-Laure et de son groupe, qu’il per­çoit comme de doux rêveurs vivant dans une illu­sion de contes­ta­tion. Au fond, ce qu’on retient sur­tout de ces per­son­nages, c’est le fait qu’au contact les uns des autres, en dou­ceur, ils évo­luent en bien, s’améliorent. R. Gau­thrin lui-même, l’écrivain minable et autis­tique, « rêve de s’épousseter » et par­vient comme Charles à la cer­ti­tude « qu’il n’y a de salut que dans l’autre que soi ». Ils deviennent davan­tage eux-mêmes et leur vie devient un peu meilleure. Car « deve­nir soi est comme deve­nir bon ». Ce roman qui nous plonge dans le monde sombre qui est le nôtre ne le fait pas de manière sté­rile, se com­plai­sant à décrire la bas­sesse sous pré­texte de la dénon­cer ; il donne à voir au lec­teur ce qu’on appelle le tra­vail mys­té­rieux de la grâce.