Revue de réflexion politique et religieuse.

Masques citoyens et noma­disme pla­né­taire. La cri­tique du libé­ra­lisme « de gauche » selon Jean-Claude Michéa

Article publié le 6 Mai 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

La « gauche » a long­temps été répu­tée avoir non seule­ment le mono­pole du coeur mais aus­si celui de la pen­sée. Sous sa hou­lette seraient conjointes la jus­tice sociale et l’inventivité poli­tique. Face au conser­va­tisme obtus, elle repré­sen­te­rait le mou­ve­ment en avant conforme au sens de l’histoire, celui qui tend à réa­li­ser à la fois le sou­hai­table et l’inévitable. « Ce qui est poli­ti­que­ment effi­cace est mora­le­ment juste » disait le mar­xiste Ber­nal.
Selon Jean-Claude Michéa qui le cite, les prin­cipes du « socia­lisme scien­ti­fique » font « avan­cer l’histoire dans la direc­tion qui est déjà la sienne » ((. Jean-Claude Michéa, Le Com­plexe d’Orphée. La gauche, les gens ordi­naires et la reli­gion du pro­grès, Edi­tions Cli­mats, octobre 2011, 357 p., 20 €.)) . La gauche a long­temps été le lieu de l’alliance entre le mou­ve­ment ouvrier et le libé­ra­lisme. Alliance jus­ti­fiée par le sou­tien com­mun à l’industrialisme capi­ta­liste qui pour les libé­raux était un but en soi et, pour les mar­xistes, créait la future « base maté­rielle du socia­lisme » (p. 172). La gauche se consi­dé­rait comme le par­ti des esprits qui voient loin, ce qu’on appel­le­ra plus tard les intel­lec­tuels. Vic­tor Hugo, dont on connaît les vati­ci­na­tions pro­gres­sistes, en fut un repré­sen­tant avant la lettre. Cette façon de com­prendre l’opposition gauche/droite, tout à l’avantage de la pre­mière, allait si bien de soi qu’elle était inté­rio­ri­sée même par les tenants de la seconde. Depuis peut-être vingt ans, ces évi­dences sont en train de s’effriter.
Des coups très durs leur ont été por­tés par Pierre-André Taguieff, Phi­lippe Muray, Alain Fin­kiel­kraut et en géné­ral par cette pléiade de pen­seurs dénon­cés dans le petit livre de Daniel Lin­den­berg, Le Rap­pel à l’ordre (2002). Par­mi eux, Jean-Claude Michéa jus­te­ment qui, dans son der­nier ouvrage, par­achève le tra­vail de démo­li­tion des pré­ju­gés concer­nant la bipo­la­ri­sa­tion de la scène des idées. J’en suis d’autant plus ravi que j’ai depuis long­temps sou­te­nu les thèses sui­vantes :
1) L’opposition gauche/droite est obso­lète. Aux his­to­riens de nous dire depuis quand.
2) Ce qu’il en reste relève uni­que­ment de la rhé­to­rique.
3) Il est vital pour les tenants de l’ordre éta­bli de faire croire que la riva­li­té gauche/droite conti­nue à recou­vrir un conflit réel. Ain­si peut se per­pé­tuer la divi­sion du tra­vail entre les deux dans le cadre de ce qu’on appelle l’alternance.
4) Appar­tient à la droite le poli­ti­cien qui fait sem­blant d’être de droite et à la gauche celui qui fait sem­blant d’être de gauche.
Le poli­ti­cien qui se dit de gauche est, cepen­dant, idéo­lo­gi­que­ment hégé­mo­nique. La gauche dont il se réclame se van­tant d’être le par­ti du mou­ve­ment et de l’avenir, il est davan­tage en accord avec les idées propres à la bour­geoi­sie qui bou­le­versent en per­ma­nence les rap­ports sociaux et les valeurs asso­ciées à ces rap­ports. Aus­si la domi­na­tion idéo­lo­gique de la gauche consti­tuait-elle une réa­li­té stable que les fluc­tua­tions des son­dages et des résul­tats élec­to­raux ne pou­vaient affec­ter. C’est encore le cas aujourd’hui. Cer­tains mots de la langue de bois poli­ti­cienne masquent, tout en la tra­his­sant, la sou­mis­sion de la droite au magis­tère de la gauche : « répu­bli­cain » étant le prin­ci­pal.
Mau­rice Druon disait : « En France il existe deux par­tis de gauche dont l’un par conven­tion s’appelle de droite » (p. 177). Michéa ne manque pas, cepen­dant, d’expliquer pour­quoi il s’agit en fait d’une pré­ten­due gauche sur laquelle le peuple ne peut comp­ter pour opé­rer une trans­for­ma­tion fon­da­men­tale de la socié­té. Son tra­vail de démys­ti­fi­ca­tion s’appuie sur des faits, sou­vent oubliés, des argu­ments, sou­vent nou­veaux, et une iro­nie très fine. La polé­mique de Michéa n’est jamais aus­si effi­cace que lorsqu’il met à nu les illu­sions des naïfs savants en remar­quant, par exemple, que « l’appel des par­tis de droite à défendre le “patrio­tisme” ou les “valeurs tra­di­tion­nelles” n’est qu’une aimable plai­san­te­rie élec­to­rale (que seuls les uni­ver­si­taires de gauche sont encore capables de prendre au sérieux) » (p. 111). Sur d’autres points, plu­tôt que de recou­rir à une réfu­ta­tion en forme, il se conten­te­ra de glis­ser à l’occasion dans son propre dis­cours cer­tains mots de passe de la bien­pen­sance (citoyen, (anti)raciste, nau­séa­bond, répu­bli­cain). Le comique de répé­ti­tion est alors irré­sis­tible. Qui dira les conno­ta­tions déplai­santes qui s’attachent désor­mais au mot « citoyen » comme dans les syn­tagmes : « artiste citoyen » « indi­gna­tion citoyenne » ? Elles lui sont venues de l’usage sté­réo­ty­pé qu’en ont fait les publi­cistes poli­ti­que­ment cor­rects si nom­breux dans les médias. En faire la satire est oeuvre de salu­bri­té publique. […]

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