Revue de réflexion politique et religieuse.

Le sen­ti­ment de culpa­bi­li­té et son usage col­lec­tif

Article publié le 6 Mai 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Le thème de la culpa­bi­li­té revêt une dimen­sion par­ti­cu­lière en Alle­magne, du fait de l’histoire de ce pays et de l’exploitation qui en a été faite pen­dant de nom­breuses années, ren­dant pour long­temps dif­fi­cile la mise en place d’un dis­cours dépas­sion­né. On se sou­vient sans doute de la « que­relle des his­to­riens » lan­cée en 1986 par Ernst Nolte autour de l’interprétation com­pa­ra­tiste des tota­li­ta­rismes nazi et com­mu­niste, ou encore de la polé­mique autour de l’écrivain alle­mand Mar­tin Wal­ser qui s’était éle­vé, à l’occasion de la remise d’un impor­tant prix lit­té­raire, contre l’instrumentalisation de la culpa­bi­li­té alle­mande et son rap­pel per­ma­nent dans les médias.
Ecri­vain renom­mé, auteur de nom­breux romans et nou­velles, hono­ré à plu­sieurs reprises de prix lit­té­raires d’envergure, Mar­tin Mose­bach est un obser­va­teur avi­sé de la socié­té alle­mande et des ten­dances idéo­lo­giques qui la par­courent. Il est éga­le­ment un ana­lyste de l’influence exer­cée par ces ten­dances sur le monde catho­lique ((. Mar­tin Mose­bach est notam­ment l’auteur d’un livre tra­duit en fran­çais, La litur­gie et son enne­mie. L’hérésie de l’informe, Hora deci­ma, 2005 ; voir éga­le­ment le texte de son inter­ven­tion au col­loque orga­ni­sé par le car­di­nal Ran­jith à Colom­bo (Sri Lan­ka) en sep­tembre 2010, « Le mis­sel tra­di­tion­nel, per­du et retrou­vé », in Revue Una Voce, n. 277, mars-avril 2011.)) . C’est à ce double titre que nous lui avons posé quelques ques­tions sur le sen­ti­ment de culpa­bi­li­té qui affecte la culture occi­den­tale et sur la manière dont il frappe le catho­li­cisme.

Catho­li­ca – La culpa­bi­li­té est très pré­sente dans l’idéologie qui est actuel­le­ment domi­nante en Europe occi­den­tale et qui trouve de nom­breux échos dans le reste du monde. Nous sommes en pré­sence d’une sorte de lamen­ta­tion contrô­lée qui a géné­ra­le­ment pour objet tout ce qui relève de la culture tra­di­tion­nelle, chré­tienne en par­ti­cu­lier, voire plus pré­ci­sé­ment catho­lique. Jusqu’à quel point cela se véri­fie-t-il en Alle­magne dans ce que Haber­mas appelle l’« espace public » ?
Mar­tin Mose­bach – Le sen­ti­ment de culpa­bi­li­té est un concept issu de la psy­cha­na­lyse, qui signi­fie la souf­france névro­sée due à une faute qui n’existe pas. Si l’on s’en tient à la véri­té, il nous faut consta­ter que la  « faute » de la chré­tien­té dont on entend si sou­vent par­ler n’a rien à voir avec cette ques­tion de l’imagination névro­sée. Il est tout à fait cer­tain que la trans­for­ma­tion com­plète et sou­daine du monde occi­den­tal par la révo­lu­tion indus­trielle – avec l’immense des­truc­tion de civi­li­sa­tion qui l’a accom­pa­gnée – est en quelque sorte l’un des « fruits » du chris­tia­nisme.
C’est le chris­tia­nisme qui a « désen­chan­té » le monde, qui a chas­sé les nymphes et les druides des forêts et qui a livré la terre à l’emprise de l’homme. Les grands mou­ve­ments poli­tiques qui ont rava­gé le monde depuis la Révo­lu­tion fran­çaise peuvent tous être ana­ly­sés comme des héré­sies chré­tiennes. Liber­té, éga­li­té et fra­ter­ni­té sont une ver­sion sécu­la­ri­sée de la Tri­ni­té, le com­mu­nisme est un mil­lé­na­risme héré­tique, le libé­ra­lisme, avec sa main invi­sible du mar­ché est une théo­lo­gie sécu­la­ri­sée du Saint-Esprit, le cal­vi­nisme est le père du capi­ta­lisme, le natio­nal-socia­lisme a conçu l’image héré­tique d’un peuple choi­si. La force explo­sive du chris­tia­nisme s’exprime aus­si dans la vio­lence des­truc­trice extrê­me­ment dan­ge­reuse de ses héré­sies – cette ana­lyse per­met d’avoir un juge­ment beau­coup plus nuan­cé sur l’Inquisition des siècles pas­sés.
Mais cette fata­li­té de la reli­gion chré­tienne, qui n’exprime pas autre chose que l’inquiétude constante dans laquelle la doc­trine chré­tienne place l’homme, n’est pas ce que les cri­tiques modernes de l’Eglise ont à l’esprit lorsqu’ils voient en elle la source de tous les maux.
Nous nous trou­vons – comme tou­jours – dans une situa­tion contra­dic­toire. D’un côté, les psy­cha­na­lystes à l’ancienne mode et les neu­ro­bio­lo­gistes dénient à l’homme toute pos­si­bi­li­té d’une culpa­bi­li­té effec­tive. De l’autre, on veut attri­buer tous les torts à l’Eglise. Le péché ori­gi­nel n’existe pas mais l’Eglise est accu­sée d’avoir com­mis un péché ori­gi­nel, celui de l’avoir « inven­té ». Je vois dans cette ten­dance la répu­gnance de prin­cipe qu’a le démo­crate moderne à l’idée de devoir accep­ter une ins­ti­tu­tion qui ne doit pas son exis­tence à une déci­sion prise sui­vant le prin­cipe majo­ri­taire démo­cra­tique moderne, qui ne reçoit pas ses cri­tères de légi­ti­mi­té du temps pré­sent et qui ne consi­dère pas la volon­té majo­ri­taire comme la source ultime du droit. Pour l’idéologie radi­cale-démo­cra­tique, une ins­ti­tu­tion dont la tra­di­tion n’est aucu­ne­ment sou­mise au consen­te­ment d’une majo­ri­té est fon­da­men­ta­le­ment inac­cep­table. Elle est le mal par excel­lence, une sorte d’ennemi mor­tel à carac­tère reli­gieux. […]

-->