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La repen­tance sans le Christ

La repen­tance publique – invo­ca­tion des maux du pas­sé, assai­son­née du sel droit-de‑l’hommiste – est à la mode. Elle sévit comme le fai­sait, il n’y a pas si long­temps, le mar­xisme, dont elle s’inspire d’ailleurs à cer­tains égards. « On » se repent des fautes des géné­ra­tions pré­cé­dentes – et sur­tout on les condamne. Inqui­si­tion, croi­sades, colo­nia­lisme, poli­tique ambi­guë envers l’Allemagne nazie lors de la Seconde Guerre mon­diale – autant de rai­sons pour clouer au pilo­ri nos devan­ciers. Plus on noir­cit le pas­sé, plus le visage de l’accusateur devient écla­tant de pure­té.
De tels pro­pos font désor­mais par­tie du dis­cours poli­tique. Pour ne don­ner qu’un exemple par­mi les moins nocifs : au com­men­ce­ment de sa car­rière en tant que ministre d’Etat danois, Anders Fogh Ras­mus­sen pro­non­ça un dis­cours à l’occasion du soixan­tième anni­ver­saire de la révolte popu­laire du 29 août 1943 qui mit fin à la poli­tique de col­la­bo­ra­tion du gou­ver­ne­ment danois avec l’Allemagne nazie. Il condam­na les « traîtres à la démo­cra­tie » (asser­tion un peu gon­flée, car le gou­ver­ne­ment avait eu, pen­dant une bonne par­tie de la guerre, l’appui d’un élec­to­rat consi­dé­rable) et se ran­gea confor­ta­ble­ment du côté des héros de la Résis­tance ((. www.befrielsen1945.dk/temaer/efterkrigstiden/offentligdebat/kildeoversigt.html.)) .
A pre­mière vue, un tel pro­pos pour­rait être inter­pré­té comme l’expression d’une atti­tude digne envers le pas­sé, car il s’agit d’honorer la mémoire de la résis­tance danoise et de condam­ner la lâche­té des poli­ti­ciens qui, sans se fier à l’esprit de sacri­fice du peuple, ont vou­lu le pré­ser­ver des pires maux de la guerre. Pour­tant, le dis­cours n’est dépour­vu ni d’ambiguïté ni de ruse (voire d’hypocrisie) poli­tique – c’est pour­quoi il sus­ci­ta des réac­tions néga­tives et de la part des his­to­riens qui en sou­li­gnèrent le carac­tère « néo-mora­liste » et « anhis­to­rique » ((. Ibid.)) , et de la part de l’homme de la rue qui, haus­sant les épaules, s’est conten­té de dire : « C’est encore un gra­tis omgang » (c’est ce qu’on dit lorsque, dans un res­tau­rant, on offre à boire sans avoir à payer de sa poche), ce qui dénote la sur­vie du bon sens popu­laire.
En effet, la condam­na­tion du pas­sé était dans ce cas un mar­che­pied pour faire avan­cer un agen­da poli­tique interne et externe (jus­ti­fi­ca­tion de la guerre contre l’Irak), tout comme le Dane­mark était un mar­che­pied pour faire avan­cer la car­rière inter­na­tio­nale du ministre d’Etat (depuis 2009 Anders Fogh Ras­mus­sen est le secré­taire géné­ral de l’OTAN).
L’exemple cité illustre, en variante édul­co­rée, quelques-uns des thèmes de l’idéologie domi­nante : on condamne le pas­sé et les géné­ra­tions qui, absentes, ne peuvent se défendre ; on tranche entre le pas­sé hon­ni et le pré­sent lumi­neux « de la démo­cra­tie et des droits de l’homme », comme on tranche aus­si entre « eux » et un « moi » qui, paré de plumes de paon, se range sans efforts du côté de la par­tie gagnante. Un abîme se creuse entre les péchés du pas­sé et les ver­tus du pré­sent. C’est le contraire de ce que signi­fie assu­mer le pas­sé de sa nation.

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A l’autre bout du spectre, dans l’un des essais les plus inté­res­sants de Sol­jé­nit­syne, « Du repen­tir et de la modé­ra­tion », nous trou­vons le « nous » de la nation, un « nous » qui se repent et demande par­don pour son his­toire souillée de sang. Le repen­tir et le par­don sont, dans la vision de l’auteur, une force vive qui, s’opposant à l’idéologie du men­songe et « de la haine » ((. Alexandre Sol­jé­nit­syne, « Du repen­tir et de la modé­ra­tion comme caté­go­ries de la vie des nations », in Mélik Agours­ky, Igor Cha­fa­ré­vitch, Alexandre Sol­jé­nit­syne et al., Des voix sous les décombres, Seuil, 1975, p. 121.)) , marque un nou­veau com­men­ce­ment.
Au début des années 70, à une époque où le com­mu­nisme sem­blait encore inébran­lable, l’écrivain russe emprun­tait la voie sur­pre­nante du repen­tir natio­nal et il invi­tait son peuple, « chaque homme en par­ti­cu­lier » à « soi­gner son âme », à effec­tuer un exa­men de conscience, à recon­naître sa part de res­pon­sa­bi­li­té dans le main­tien d’une socié­té inhu­maine (que la plu­part aient souf­fert en tant que vic­times n’enlève rien à la culpa­bi­li­té, car « il y a fal­lu notre com­pli­ci­té à tous ») ((. Ibid., pp. 113, 124.))  et même de prendre sur soi le pas­sé de la nation (les fautes des pères) et de s’en repen­tir.
Chez Sol­jé­nit­syne, il s’agit de la nation devant le Christ, de la nation en tant que com­mu­nau­té chré­tienne péné­trée de la conscience de ses péchés : « Mys­ti­que­ment sou­dée en une com­mu­nau­té du péché, com­ment la nation ne serait-elle pas soli­daire dans le repen­tir ? » ((. 5. Ibid., p. 118.)) .
La conscience du péché devant le Christ, péché envers Dieu, envers autrui et envers soi-même, implique le devoir du par­don – le pécheur par­don­ne­ra au pécheur comme Dieu nous par­donne. Donc : péché de tous et par­don réci­proque – récon­ci­lia­tion, à par­tir de laquelle la vie peut être réta­blie sur un fon­de­ment sain. […]