Revue de réflexion politique et religieuse.

L’impossible greffe. Réforme litur­gique conci­liaire et incul­tu­ra­tion occi­den­tale

Article publié le 6 Mai 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Dans la néces­saire, et à cer­tains égards bien­fai­sante, oeuvre de paci­fi­ca­tion litur­gique entre les deux mis­sels romains, la pré­do­mi­nance d’un sché­ma assez simple semble s’opérer : il existe un seul rite romain, avec ses deux formes, ordi­naire et extra­or­di­naire ; la mise en oeuvre de la litur­gie selon le mis­sel pro­mul­gué en 1969, si elle peut être pro­blé­ma­tique, le doit à des abus ; ceux-ci éli­mi­nés, un enri­chis­se­ment réci­proque des deux mis­sels scel­le­ra le pro­ces­sus de récon­ci­lia­tion, si ce n’est d’unification, enga­gé depuis le motu pro­prio Sum­mo­rum Pon­ti­fi­cum. Ce sché­ma, quelle que soit sa per­ti­nence pra­tique – étant don­né l’état d’affaiblissement de l’Eglise en bien des lieux et domaines, un remède plus radi­cal est dif­fi­ci­le­ment envi­sa­geable –, ne sau­rait tou­te­fois obé­rer cer­taines ques­tions, qui ne sont pas que d’érudition. L’une d’elles peut se for­mu­ler ain­si : y a‑t-il vrai­ment, non­obs­tant la révé­rence due à celui qui en a for­mu­lé les caté­go­ries, deux formes d’un unique rite, ou ne pour­rait- on avan­cer que les dif­fé­rences qui les séparent sont peut-être plus consé­quentes que celles qui, par exemple, dis­tinguent deux rites orien­taux proches ?
Le paral­lèle se doit sans aucun doute d’être pru­dent, puisque le terme « rite », dans le Code cano­nique des Eglises orien­tales, recouvre une vaste réa­li­té : « Le rite est le patri­moine litur­gique, théo­lo­gique, spi­ri­tuel et dis­ci­pli­naire qui se dis­tingue par la culture et les cir­cons­tances his­to­riques des peuples et qui s’exprime par la manière propre à chaque Eglise de droit propre de vivre la foi. Les rites, dont il s’agit dans le Code, sont, sauf consta­ta­tion dif­fé­rente, ceux qui sont issus des tra­di­tions alexan­drine, antio­chienne, armé­nienne, chal­déenne et constan­ti­no­po­li­taine » (canon n. 28). Mais, une ques­tion en entraî­nant une autre, voi­là qui ouvre un second champ d’étude, celui jus­te­ment du patri­moine en toutes ses har­mo­niques et de « la manière propre […] de vivre la foi ». Patri­moine et ethos « extra­or­di­naires » et « ordi­naires » se recouvrent-ils par­fai­te­ment, à l’exception de par­ti­cu­la­ri­tés céré­mo­nielles ? A notre connais­sance, à l’exception de ceux qui portent la cri­tique sur le mis­sel de 1969 lui-même, un seul auteur – de langue fran­çaise – a abor­dé de front le sujet de la connais­sance et de la recon­nais­sance de deux mondes suf­fi­sam­ment dis­tincts pour qu’on ne puisse occul­ter leurs spé­ci­fi­ci­tés.
Il s’agit du père Cas­sin­ge­na-Tré­ve­dy, dans son opus­cule sug­ges­tif Te igi­tur ((. Fran­çois Cas­sin­ge­na-Tré­ve­dy, Te igi­tur, Ad Solem, Genève, 2007. L’ouvrage date d’avant le motu pro­prio. Recen­sion in Catho­li­ca n. 96, été 2007.))  ; il y écri­vait notam­ment : « Il nous faut dès lors envi­sa­ger luci­de­ment l’éventualité que la réins­tau­ra­tion du mis­sel [tri­den­tin], entraî­nant inévi­ta­ble­ment celles des autres livres (car en litur­gie tout fait sys­tème), entraîne éga­le­ment la réins­tau­ra­tion, et donc la coexis­tence, au milieu du monde litur­gique qui est deve­nu le nôtre depuis trente ans, d’un tout autre monde théo­lo­gi­co-cano­ni­co-rituel » ((. Op. cit., p. 83, note 1. Toute la note, cou­rant sur les pages 83 et 84, doit être lue.)) . Car le mis­sel n’est pas un livre iso­lé ; et si, d’un côté, il s’inscrit dans un ensemble de livres codi­fi­ca­teurs de divers aspects de la vie chré­tienne, il déploie aus­si un monde autour de lui, struc­tu­ré – si l’on suit tou­jours l’auteur – autour de quatre pôles : théo­lo­gique, dévo­tion­nel, social et esthé­tique (pp. 31–39).
Dès lors, une troi­sième ques­tion se pose : quel est le monde que déploie le mis­sel pro­mul­gué en 1969 ? (La ques­tion vaut aus­si du mis­sel dit de 1962, mais c’est l’autre mis­sel qui nous occu­pe­ra ici.) Cette inter­ro­ga­tion se décline sur trois niveaux : le mis­sel lui-même bien évi­dem­ment, mais aus­si en amont les prin­cipes qui ont régi son éla­bo­ra­tion, et encore en aval sa mise en oeuvre. Il semble que l’amont comme l’aval res­sor­tissent prin­ci­pa­le­ment à ce que l’on appelle main­te­nant l’inculturation. Nous nous pro­po­sons d’en don­ner quelques aper­çus cri­tiques.
La consti­tu­tion Sacro­sanc­tum Conci­lium sur la litur­gie, pro­mul­guée lors du concile Vati­can II, enten­dait pro­mou­voir « [une] res­tau­ra­tion et [un] pro­grès de la litur­gie », selon l’intention géné­rale du concile, décla­rée au com­men­ce­ment du docu­ment, « de faire pro­gres­ser la vie chré­tienne de jour en jour chez les fidèles ; de mieux adap­ter aux néces­si­tés de notre époque celles des ins­ti­tu­tions qui sont sujettes à des chan­ge­ments ; de favo­ri­ser tout ce qui peut contri­buer à l’union de tous ceux qui croient au Christ, et de for­ti­fier tout ce qui concourt à appe­ler tous les hommes dans le sein de l’Eglise » (n. 1).
Lorsqu’on pose un regard sur le demi-siècle qui sépare le concile d’aujourd’hui, on est conduit à cette inter­pré­ta­tion que, dans le domaine de la litur­gie, res­tau­ra­tion et pro­grès ont été envi­sa­gés et mis en oeuvre sous le mode de cette « adap­ta­tion aux néces­si­tés de notre époque ». Sans doute, d’autres cri­tères ont pu agir ; ain­si, l’oecuménisme n’a‑t-il pas été sim­ple­ment visé, mais a influen­cé la réforme des dif­fé­rents rituels : la défi­ni­tion de la messe, dans un pre­mier temps rete­nue, que conte­nait la Pré­sen­ta­tion géné­rale du Mis­sel romain, avant que Paul VI inter­vienne et la fasse rec­ti­fier en rai­son de sa cou­leur pro­tes­tante, en est un exemple. Paral­lè­le­ment, les litur­gies orien­tales – ce qui n’est certes pas exclu­si­ve­ment de l’oecuménisme, si l’on prend en compte les Eglises catho­liques orien­tales – ont influen­cé l’élaboration du mis­sel : la Prière eucha­ris­tique III, avec la place qu’elle accorde au Saint-Esprit, s’en veut un repré­sen­tant. Tou­te­fois, cet aspect de l’oecuménisme comme ins­tru­ment de modi­fi­ca­tion de la litur­gie, ain­si que l’influence d’autres cri­tères, semblent in fine ordon­nés à l’adaptation aux cir­cons­tances et manières d’être modernes ; ou alors ils ont été comme pha­go­cy­tés par elle : « Sur le papier, ou lorsqu’elle est célé­brée en confor­mi­té avec les pres­crip­tions, la For­ma ordi­na­ria est objec­ti­ve­ment plus proche des litur­gies de l’Orient chré­tien sur plu­sieurs points, alors que, dans la pra­tique, c’est l’inverse. En effet, une par­tie des chan­ge­ments réa­li­sés par la réforme litur­gique dite de Paul VI a consis­té soit à intro­duire soit à réin­tro­duire dans le rite romain des rites et formes orien­tales (prières eucha­ris­tiques, épi­clèses dans le pre­mier cas, prière uni­ver­selle et rôle spé­ci­fique du diacre pour celle-ci ou bai­ser de paix dans le second) […] Par exemple, le rubri­cisme fort de ces litur­gies [orien­tales] (à quelques excep­tions catho­liques orien­tales près), [est] très éloi­gné de la “créa­ti­vi­té” prô­née pour la pra­tique de la For­ma ordi­na­ria… » ((. Didier Rance, « Le détour. Les rites orien­taux et leur rôle pos­sible de média­tion entre la For­ma ordi­na­ria et la For­ma extra­or­di­na­ria de l’unique romain », Kephas, n. 40, octobre-décembre 2011, pp. 153–166 ; ici pp. 164 et 165.))  On dira qu’il s’agit ici d’abus dans l’application de la réforme litur­gique ; certes, mais en par­tie seule­ment, et sur le fond bien connu de l’imprécision (absence ou flou) des rubriques ordon­nant les céré­mo­nies, de la lati­tude lais­sée au célé­brant de choi­sir entre divers pos­sibles, des prises de parole assez libres consen­ties ou même recom­man­dées en divers endroits de la célé­bra­tion de l’un ou l’autre sacre­ment.
La pré­va­lence de cette adap­ta­tion aux néces­si­tés de l’époque fut-elle une bifur­ca­tion a pos­te­rio­ri impré­vue et mal­en­con­treuse, ou le coup de force d’un cer­tain esprit du concile contre les textes eux-mêmes ? Ce serait oublier que telle était la direc­tion, qua­li­fiée d’aggiornamento, que Jean XXIII avait don­née au concile lors du dis­cours d’ouverture.

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