Revue de réflexion politique et religieuse.

Capi­ta­lisme et coer­ci­tion

Article publié le 6 Mai 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Dans un livre publié pour la pre­mière fois en anglais au Cana­da en 2003, et der­niè­re­ment en fran­çais sous le titre L’Empire du capi­tal ((. Ellen Meik­sins Wood, L’Empire du capi­tal, Lux, col­lec­tion huma­ni­tés, Mont­réal, août 2011, 229 p., 18 €.)) , Ellen Meik­sins Wood, poli­tiste mar­xiste amé­ri­caine, pro­pose, à tra­vers une his­toire des rap­ports entre éco­no­mie et puis­sance impé­riale, des clés de com­pré­hen­sion du capi­ta­lisme mon­dial contem­po­rain. Récu­sant l’idée d’une mort de l’Etat, elle s’évertue à mon­trer que ses diverses formes, comme ses muta­tions, ont visé et visent en fait à assu­mer sa place, incon­tour­nable, dans un monde où « aucune struc­ture supra­na­tio­nale n’est par­ve­nue à rem­plir [ses] fonc­tions essen­tielles ». Ain­si, « le monde est aujourd’hui plus que jamais un monde d’Etats-nations » (p. 39) parce que, in fine, « l’Etat consti­tue la seule ins­ti­tu­tion noné­co­no­mique véri­ta­ble­ment indis­pen­sable au capi­tal » (p. 192).
La force de cet ouvrage est de mettre clai­re­ment en évi­dence le sillon du sys­tème capi­ta­liste qui par­court l’histoire des der­niers siècles depuis les pre­miers efforts de jus­ti­fi­ca­tion et de légi­ti­ma­tion, tein­tées d’une forme de mes­sia­nisme imma­nent, de la colo­ni­sa­tion éco­no­mique (Locke) jusqu’à la poli­tique de guerre illi­mi­tée des néo­con­ser­va­teurs amé­ri­cains. La démons­tra­tion de l’auteur per­met de com­prendre à quel point le capi­ta­lisme a besoin de la force coer­ci­tive de l’Etat, et dans la gamme des pré­ro­ga­tives de ce der­nier, de celle-là avant toute autre, et peut-être même à l’exclusion de toute autre. Si elle voit dans la pre­mière guerre mon­diale le der­nier conflit – à ce jour – entre puis­sances capi­ta­listes où le recours exclu­sif à la force a pré­va­lu sur les affron­te­ments de mar­ché, elle ne peut que consta­ter que, para­doxa­le­ment, « plus la concur­rence éco­no­mique prend le pas sur le conflit mili­taire, plus les Etats-Unis se battent pour deve­nir la plus grande puis­sance mili­taire que le monde ait connue » (p. 197). A cela, deux rai­sons majeures : la volon­té de pro­duire un effet de sidé­ra­tion pla­né­taire et celle, moins mani­feste mais redou­ta­ble­ment effi­cace, de ren­for­cer les liens de dépen­dance. Ain­si, « […] la prin­ci­pale fonc­tion de l’OTAN aujourd’hui plus que jamais, consiste moins à construire une alliance contre des enne­mis com­muns qu’à main­te­nir l’hégémonie des Etats-Unis sur leurs alliés » (p. 217).
Ellen Meik­sins Wood se montre for­te­ment cri­tique à l’égard des mou­ve­ments anti­mon­dia­li­sa­tion, aux­quels elle reproche de se foca­li­ser sur les aspects spec­ta­cu­laires du capi­ta­lisme mon­dia­li­sé plus que sur le carac­tère per­vers et intrin­sè­que­ment des­truc­teur de sa nature hégé­mo­nique. Aus­si rap­pelle-t-elle à tra­vers cer­taines for­mules quelques véri­tés pri­maires que le capi­ta­lisme finan­cier inter­na­tio­nal sait si bien faire oublier : « La mon­dia­li­sa­tion n’a rien à voir avec le libre-échange. Il s’agit, à l’inverse, d’un contrôle ser­ré des condi­tions de l’échange, qui assure les inté­rêts du capi­tal impé­rial » (p. 186).
Sur un autre aspect, à pro­pos du nivel­le­ment par le bas des coûts de main‑d’oeuvre, elle affirme qu’« outre les risques de désordres sociaux sur le plan natio­nal, l’inévitable contra­dic­tion reste entière entre le besoin constant pour le capi­tal de dimi­nuer les coûts de main‑d’oeuvre et celui d’augmenter la consom­ma­tion, ce qui sup­pose que les gens aient de quoi dépen­ser. C’est là une […] des contra­dic­tions inso­lubles du capi­ta­lisme » (p. 188).
Dans son pre­mier cha­pitre – l’autonomisation du pou­voir éco­no­mique – l’auteur décrit d’un trait « le capi­ta­lisme, natio­nal ou mon­dial, peu importe, [qui] fonc­tionne à par­tir de cer­tains impé­ra­tifs sys­té­miques : ceux de la concur­rence, de la maxi­mi­sa­tion des pro­fits et de l’accumulation, ce qui fait pas­ser inévi­ta­ble­ment la “valeur d’échange” avant la “valeur d’usage” » (p. 31). C’est rap­pe­ler que le sys­tème capi­ta­liste pré­sup­pose l’amoralité des rap­ports éco­no­miques. Consé­cu­ti­ve­ment, il se fonde sur une abs­trac­tion – la valeur finan­cière – et une méthode – l’intermédiation – et déva­lue la valeur du tra­vail.
Comme toutes les inter­pré­ta­tions maté­ria­listes de l’histoire, celle-ci porte son lot de juge­ments moraux contes­tables pré­sen­tés comme des véri­tés his­to­riques pre­mières. Mais au-delà de cet aspect, par­fois très désa­gréable, ce livre, très bien écrit, reste une invi­ta­tion acces­sible à s’interroger sur le cor­pus idéo­lo­gique que porte en lui le capi­ta­lisme finan­cier. N’est-il pas fina­le­ment stu­pé­fiant que les seuls appa­reils cri­tiques un tant soit peu étof­fés du sys­tème domi­nant pro­viennent aujourd’hui de la gauche maté­ria­liste, fina­le­ment si mal pla­cée pour pen­ser l’alternative qu’elle com­prend, elle, si néces­saire, avec par­fois beau­coup d’acuité ?

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