Revue de réflexion politique et religieuse.

Serge Ave­rint­sev : La sagesse et ses formes

Article publié le 5 Mai 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Dans l’Union sovié­tique et la Rus­sie des années 1980–2000, Serge Ave­rint­sev (1937- 2004) jouit d’une grande noto­rié­té. A une époque où les auto­ri­tés uni­ver­si­taires et les ins­tances intel­lec­tuelles du par­ti com­mu­niste se sou­ciaient essen­tiel­le­ment d’empêcher toute cri­tique du mar­xisme offi­ciel qui se fon­de­rait sur les écrits de jeu­nesse de Karl Marx (ce en quoi, la suite le prou­ve­rait, elles se trom­paient d’ennemi), ce pro­fes­seur spé­cia­liste de la lit­té­ra­ture antique, par les articles (« Logos », « Phi­lo­lo­gie », « Tri­ni­té », etc. ) qu’il écri­vait pour l’Encyclopédie phi­lo­so­phique sovié­tique, ou par ses confé­rences sur l’architecture ou la rhé­to­rique byzan­tines, fit souf­fler un vent de liber­té d’esprit et de hau­teur intel­lec­tuelle bien­fai­sant. Il eut très vite un public nom­breux, qu’attirait son épous­tou­flante éru­di­tion et ses saillies à la Ches­ter­ton (auteur auquel il voua toute sa vie une vive admi­ra­tion). Ortho­doxe, Serge Ave­rint­sev n’en était pas moins très cri­tique des sty­li­sa­tions néo-reli­gieuses sla­vo­philes qui allaient vite prendre la place de l’idéologie com­mu­niste quand celle-ci s’écroula.
Il ren­con­tra à plu­sieurs reprises le pape Jean-Paul II, et c’est lors d’une séance de l’Académie pon­ti­fi­cale des sciences sociales (dont il était membre) qu’il fut frap­pé de la crise car­diaque qui devait l’emporter. Les édi­tions Ad Solem et du Cerf ont entre­pris de publier en fran­çais l’essentiel de l’oeuvre de S. Ave­rint­sev, qua­si­ment incon­nue en Occi­dent (en dehors d’articles de revues et des études lit­té­raires publiées en ita­lien sous le titre Die­ci poe­ti, Ritrat­ti e des­ti­ni, La Casa di Matrio­na, Milan, 2001). Ce pre­mier volume, inti­tu­lé La Sagesse et ses formes, regroupe quatre études/conférences d’Averintsev tout à fait typiques de son style et de l’orientation de sa pen­sée : science sub­tile, sûre­té de l’information, fécon­di­té des pers­pec­tives sug­gé­rées ou déga­gées.
La pre­mière et la plus riche, « Sagesse divine » (pp. 13–64), est une médi­ta­tion sur le sens de l’inscription « Dieu est au milieu d’elle : elle ne sera pas ébran­lée » (Ps 45,6) qui accom­pagne la mosaïque de la Vierge Orante (XIe siècle) au-des­sus du maître-autel de la cathé­drale Sainte-Sophie de Kiev. « Au milieu d’elle », le contexte du psaume l’indique, signi­fie « au milieu de la cité ». Quel est le lien que l’on est ain­si invi­té à éta­blir entre la ville entou­rée de murs, la Vierge et la Sagesse, entre l’Immaculée et l’imprenabilité, entre la prière et la soli­di­té de la polis, entre la loi de la cité et le Logos divin ? En quoi y a‑t-il là une véri­té actuelle et essen­tielle ? Quelle est la rai­son de l’attachement de l’homme à cette Vir­go potens, à cette Sagesse pro­tec­trice ? N’est-ce pas parce qu’elle le garde de l’intérieur contre l’anomie délé­tère que soufflent les hordes qui rôdent autour des rem­parts et qui veulent sa perte ? Sur ces thèmes, l’auteur revient comme un tis­se­rand sur sa trame, les appro­chant tan­tôt sous l’angle de la phi­lo­so­phie grecque, tan­tôt de la Sagesse vété­ro-tes­ta­men­taire, tan­tôt de la révé­la­tion chré­tienne, tan­tôt de l’histoire et de l’anthropologie. Ave­rint­sev est ain­si ame­né à se pen­cher sur les repré­sen­ta­tions de cette Sagesse, sur le sens des images sacrées. C’est ce qu’il fait dans son étude « Beau­té pre­mière » (pp. 93–101), où l’icône russe est notam­ment mise en paral­lèle avec la sta­tue occi­den­tale, la pre­mière objet et source directe de médi­ta­tion phi­lo­so­phique et spi­ri­tuelle, la seconde sup­po­sant, der­rière, une pen­sée for­melle : « L’artiste gothique n’est pas char­gé de prou­ver des véri­tés spi­ri­tuelles. Pour les preuves, il y a les syl­lo­gismes. La posi­tion de l’artiste russe est dif­fé­rente : ce qu’il veut, ce n’est pas sug­gé­rer, tou­cher ni émou­voir, c’est mon­trer la véri­té même, en don­ner un témoi­gnage indis­cu­table. Ce devoir le contraint à la plus grande rete­nue ; ce qui est requis, ce n’est pas l’enthousiasme ni l’élan (rap­tus) gothique, mais la quié­tude silen­cieuse (hesy­chia) ». Il est à sou­hai­ter que les volumes sui­vants des oeuvres d’Averintsev annon­cés par les édi­tions Ad Solem et du Cerf voient rapi­de­ment le jour, tant cette pen­sée peut appor­ter de clar­tés nou­velles indis­pen­sables à une bonne com­pré­hen­sion non seule­ment de la spi­ri­tua­li­té russe mais de la situa­tion du chré­tien dans le monde de non-lumière où il se trouve.

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