Revue de réflexion politique et religieuse.

De la gnose à l’u­to­pie

Article publié le 5 Mai 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[note : cet article est paru dans catho­li­ca, n. 45, p. 77–85.]
Le sujet de la gnose est tou­jours d’actualité car il est indé­ta­chable de la reli­gion et de la civi­li­sa­tion chré­tienne, depuis la fon­da­tion de celle-ci. Il est éga­le­ment insé­pa­rable de ce qu’il convient d’appeler l’utopisme, car, nous allons le voir, gnose et uto­pie sont deux faces de la même réa­li­té, l’une et l’autre mar­quées du signe de la reli­gion et de sa forme poli­tique sécu­la­ri­sée.
Exa­mi­nons d’abord la gnose à laquelle une énorme lit­té­ra­ture a été consa­crée depuis les pre­miers siècles chré­tiens jusqu’à nos jours. L’origine n’en est pas exac­te­ment connue et les éru­dits, Hans Jonas, R. Bult­mann, Eric Voe­ge­lin, Hen­ri-Charles Puech, Hans Lei­se­gang, et bien d’autres en dis­cutent. Admet­tons qu’elle ait sur­gi dans l’immense ter­ri­toire qui englobe l’Inde, l’Iran, le Moyen-Orient, l’Egypte et la Syrie pour abou­tir en Grèce. Le mot vient d’un terme grec qui signi­fie « savoir » mais pas dans le même sens qu’épistemé. Tan­dis que ce der­nier terme indique la connais­sance humai­ne­ment acquise et dis­cur­sive pour ne pas dire dia­lec­tique, la gnose signi­fie un savoir implan­té par Dieu dans l’esprit de l’homme, et davan­tage qu’un savoir, en véri­té une étin­celle divine, consub­stan­tielle à la divi­ni­té. Tout le monde ne pos­sède pas la gnose et seul un petit groupe peut s’enorgueillir de l’avoir : ce sont les « gnos­tiques », qui deviennent par là des élus, des aris­to­crates de l’esprit, et par consé­quent des « spi­ri­tuels ».
En des­sous d’eux se trouve la majo­ri­té des hommes, divi­sée en deux strates : les psy­choi, dont l’âme (psy­ché) est intel­li­gente mais sur­tout appé­ti­tive, et les hyloi, infé­rieurs puisque consti­tués de matière (hyle). Ils n’ont par consé­quent pas de contact pos­sible avec les gnos­ti­koi qui ont la com­pré­hen­sion de Dieu et des choses divines tout ensemble.
Il s’agit donc, dans la mytho­lo­gie gnos­tique, de l’éternel com­bat entre esprit et matière, com­bat miti­gé par ce qu’il convient d’appeler une « péda­go­gie », étant don­né que les infé­rieurs sont à la rigueur capables de se his­ser jusqu’au sta­tut supé­rieur. Ce serait la fin de l’histoire, l’aboutissement du drame divin, parce que les pos­ses­seurs de la gnose fini­raient par fusion­ner avec Dieu et inté­grer à sa sub­stance pure­ment spi­ri­tuelle leurs propres par­ti­cules (étin­celles) d’origine divine. Dieu serait ain­si entier, mais remar­quons que ce serait grâce aux humains !
Quelle est la nature du com­bat en vue de la spi­ri­tua­li­sa­tion et de la divi­ni­sa­tion de l’ensemble ? Il faut ajou­ter à ce que nous avons déjà dit que Dieu, dans les sys­tèmes gnos­tiques (car il y en a d’innombrables), n’est pas le créa­teur des hommes et du monde. Il est trop pur pour son­ger à sor­tir de lui-même, trop spi­ri­tuel pour créer la matière qui est le prin­cipe du mal et comme tel en-dehors de la rédemp­tion. Le créa­teur c’est le Démiurge, le Prince des Ténèbres qui, afin de l’emporter sur Dieu, a pétri l’homme de matière, en y met­tant, cepen­dant, un peu de la sub­stance divine, per­met­tant à l’homme de vivre et de fonc­tion­ner. Le drame de l’histoire et du salut consiste dans le com­bat de ces êtres inache­vés, les gnos­ti­koi, contre le Démiurge (ou Luci­fer, etc.) ; le dérou­le­ment du com­bat est la lente spi­ri­tua­li­sa­tion de l’humanité, jusqu’à ce que le Démiurge subisse la défaite finale. Le mal (la matière) sera vain­cu et les hommes seront déi­fiés.
En atten­dant, seuls les gnos­tiques (les élus) se chargent de l’histoire et ils en portent la signi­fi­ca­tion et l’espoir — ce qui leur garan­tit une posi­tion d’élite per­ma­nente et la supré­ma­tie sur la majo­ri­té infé­rieure qui est enfon­cée dans la matière. Il est enten­du que le monde, au vu des pro­jets de son créa­teur, est radi­ca­le­ment, irré­mé­dia­ble­ment mau­vais — il convient cepen­dant de consta­ter que l’adjectif « mau­vais » n’est pas une réfé­rence au bien et au mal comme l’entend la morale, mais qu’il est au-delà du bien et du mal (comme chez Nietzsche et Teil­hard de Char­din) et qu’il indique la maté­ria­li­té. Le « bien » signi­fie, par consé­quent, la pos­ses­sion de l’intellect, le regard supé­rieur et le sta­tut de « sur-homme ».
Tout dans les doc­trines gnos­tiques sou­ligne ce jeu de supériorité/infériorité de cer­tains par rap­port aux autres. Ce jeu se mani­feste éga­le­ment dans la liber­té sexuelle des uns et des autres. Cer­taines sectes gnos­tiques prêchent et pra­tiquent l’ascèse totale mais d’autres sont d’avis que tout est per­mis aux élus, notam­ment un déver­gon­dage sexuel qui peut aller jusqu’à l’orgie et au mas­sacre des nou­veaux-nés. La spi­ri­tua­li­té des gnos­tiques les place en effet au-des­sus du com­por­te­ment nor­ma­le­ment admis. Leur for inté­rieur, l’étincelle divine, les pré­serve de toute culpa­bi­li­té et de tout péché ayant trait à la vie maté­rielle et lié à la par­tie cor­po­relle de leur être.
Cer­tains gnos­tiques se ser­virent du terme allo­gènes (« nés ailleurs ») pour signa­ler leur nais­sance et pour signi­fier qu’ils ne fai­saient pas par­tie de la condi­tion humaine d’ici bas et que la morale du milieu humain ne s’appliquait pas à eux. (Aujourd’hui nous par­lons « d’aliénation », selon un terme déri­vé du latin expri­mant la même chose). Citoyens d’un autre ordre, leur par­ti­ci­pa­tion au monde maté­riel ne pou­vait leur être récla­mée. Ils condam­naient par consé­quent la famille, la pro­créa­tion, la vie de la Cité, les ins­ti­tu­tions, et bien enten­du l’Eglise, car tous ces phé­no­mènes appar­tiennent à l’ordre maté­riel et le pro­longent. Plus tard, en rai­son de leurs lois internes, les com­mu­nau­tés gnos­tiques, Cathares (« purs »), Bogo­mils, etc., auront maille à par­tir avec les tri­bu­naux de l’Eglise et de l’Etat (inqui­si­tions romaine et espa­gnole) qui les accusent de mener une exis­tence non seule­ment anti-chré­tienne, mais aus­si anti-sociale. A par­tir du Xe siècle, les com­mu­nau­tés gnos­tiques que l’Eglise per­sé­cu­ta sans pou­voir les éra­di­quer com­plè­te­ment se ras­sem­blèrent autour de leurs propres églises, avec leur litur­gie et leur mode de vie. Elles ado­ptèrent la com­mu­nau­té des biens et des femmes et un sys­tème de pré­séances où les « vieux », les « saints » et les « élus » étaient véné­rés, tan­dis que Rome était consi­dé­rée comme la Grande Pros­ti­tuée, Baby­lone ou l’église du diable (Démiurge). Ce voca­bu­laire annon­çait déjà celui des réfor­ma­teurs et des contro­verses de la Renais­sance.
On voit qu’il s’agit d’un corps de doc­trine qui pui­sait à de nom­breuses sources : le dua­lisme ira­nien, la pré­ten­due tra­di­tion « égyp­tienne », le dia­logue de Pla­ton, Timée (où figure le Démiurge en tant que créa­teur), le Judaïsme, le chris­tia­nisme lui-même, ont ver­sé leur trop-plein dans des esprits à l’enthousiasme facile. Les diri­geants des sectes sont de véri­tables phi­lo­sophes comme par exemple Valen­ti­nien et Basi­lides, ain­si que Mar­cion que cri­ti­qua Ter­tul­lien. La thèse de Mar­cion (et de ses fidèles, les mar­cio­nites) pré­sente des argu­ments à pre­mière vue rai­son­nables. Il y a deux Tes­ta­ments, cha­cun par­lant de son Dieu. Yah­weh ne pou­vait être le vrai Dieu car c’est un monstre cruel et sa créa­tion est pré­ci­sé­ment celle du monde maté­riel. Autre est le Christ, le Dieu bon, mais il est tenu enchaî­né par Yah­weh qui joue ici le rôle du Démiurge. La reli­gion chré­tienne doit com­battre le judaïsme et sa maté­ria­li­té, et oeu­vrer à la spi­ri­tua­li­té. Cepen­dant Mar­cion, lui aus­si, est « anti-matière » et il ridi­cu­lise la pro­créa­tion car, dit-il, l’homme naît « entre l’urine et l’excrément. »
Tel est, briè­ve­ment résu­mé, l’enseignement des gnos­tiques qui se situe dans une pénombre entre la phi­lo­so­phie grecque et les reli­gions moyen-orien­tales et sur­tout le chris­tia­nisme. Cet ensei­gne­ment, qui a don­né lieu à de très nom­breuses sectes, a sui­vi la des­ti­née des sys­tèmes fon­dés sur les excès de l’imagination et de l’enthousiasme, et qui n’étaient pas contrô­lés par une ins­ti­tu­tion solide. Du moins nous offre-t-il l’image fidèle de ce qui arrive lorsque l’esprit se donne entière liber­té, ou lorsque les don­nées sérieuses d’une doc­trine se per­mettent les jeux dan­ge­reux d’un syn­cré­tisme échap­pé à la sur­veillance de la rai­son. On com­pren­dra mieux le com­bat qu’ont mené les Pères de l’Eglise contre le gnos­ti­cisme en consi­dé­rant l’itinéraire ulté­rieur du gnos­ti­cisme qu’il convient d’appeler uto­pisme.
En quoi consiste celui-ci ? L’examen de la gnose évoque à chaque étape les simi­li­tudes avec les doc­trines modernes, plus pré­ci­sé­ment avec les idéo­lo­gies domi­nant notre époque. A tel point que la majeure par­tie de ces idéo­lo­gies, entre autres celle de tona­li­té moder­niste, peuvent être déchif­frées dans les docu­ments gnos­tiques — et vice-ver­sa, on peut com­prendre l’impact de l’enseignement gnos­tique à par­tir des obser­va­tions menées aujourd’hui dans le domaine de la poli­tique, de la culture, de la péda­go­gie et même dans les voies emprun­tées par les Eglises chré­tiennes. Que s’est-il pas­sé entre le Ve et le XVe siècle, et de là à nos jours ? Il est évident que la civi­li­sa­tion chré­tienne a été inca­pable de mettre com­plè­te­ment fin à l’inspiration gnos­tique. Au lieu de retra­cer l’histoire de ce che­mi­ne­ment (que j’ai entre­pris dans plu­sieurs ouvrages, l’Utopie, éter­nelle héré­sie, chez Beau­chesne, Dieu et la connais­sance du réel, PUF, La Gauche vue d’en face, Seuil, Le Dieu imma­nent, Cèdre), choi­sis­sons une illus­tra­tion typique. Dans l’empire roma­no-orien­tal de Constan­ti­nople qui embras­sait le ter­ri­toire d’origine du gnos­ti­cisme, les sectes en ques­tion conti­nuaient à pros­pé­rer. L’une d’elles, celle des « Bogo­mils », se répan­dit assez tôt dans les Bal­kans, alors terre impé­riale, pas­sa par le nord de l’Italie (par les voies com­mer­ciales), débou­cha en Pro­vence puis remon­ta le long de la val­lée du Rhin jusqu’aux Pays-Bas. Les Bogo­mils (d’où le terme inju­rieux de « bougre », c’est-à-dire bul­gare, fai­sant réfé­rence aux moeurs pra­ti­quées par ses adeptes) ren­con­trèrent sur leur che­min d’autres sectes plus ou moins autoch­tones et dont cer­taines char­riaient un sen­ti­ment hos­tile à l’Eglise, du moins anti-romain. Le schisme de 1054 ren­for­ça cette hos­ti­li­té et c’est en effet à par­tir du XIe siècle que l’hérésie se répan­dit : le tronc com­mun en est le gnos­ti­cisme qui don­na nais­sance à des branches en nombre incal­cu­lable. Il serait bien enten­du faux de mettre l’étiquette de gnose sur toutes les doc­trines non ortho­doxes, mais il est incon­tes­table que nous avons là le pôle majeur.

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