Revue de réflexion politique et religieuse.

Lec­ture : L’envers de Lacan

Article publié le 17 Fév 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Il y a trente ans dis­pa­rais­sait Jacques Lacan (1901–1981). Son élève, l’historienne et psy­cha­na­lyste Eli­sa­beth Rou­di­nes­co, avait ris­qué, en 1993, l’aventure : par­ler du Maître défunt sans man­dat. Pro­po­ser une syn­thèse, motu pro­prio, sans l’aval du couple Mil­ler, léga­taire uni­ver­sel du der­nier des Géants.
En publiant Jacques Lacan, Esquisse d’une vie, His­toire d’un sys­tème de pen­sée (Fayard, 1994), la fille de Jen­ny Aubry, pre­mière psy­cha­na­lyste chef de ser­vice à l’hôpital des Enfants Malades, pro­lon­geait sa ten­ta­tive de cer­ner, pour la pos­té­ri­té, l’His­toire de la Psy­cha­na­lyse en France ((. Pre­mière édi­tion : Seuil, 1986.)) . Pour qui­conque s’intéresse à ce thème, et plus lar­ge­ment à l’extraordinaire fas­ci­na­tion sus­ci­tée tout au long du ving­tième siècle par la psy­cha­na­lyse, ces deux tra­vaux sont irrem­pla­çables. Ras­sem­blés par le Livre de poche (2118 pages !) en 2009, ils sont, de plus, abor­dables.
Au Seuil, l’historienne a remis un essai in memo­riam, inti­tu­lé Lacan, envers et contre tout, paru en sep­tembre der­nier. Que dire de ce « Là-quand » qui manque à cer­tains, mais pas vrai­ment au débat public ? Depuis une décen­nie, nous (re)découvrons la mili­tante, tour à tour pro­cu­reur et avo­cate, dénon­çant les stra­té­gies bar­bares à l’encontre de la véri­té psy­cha­na­ly­tique, hori­zon indé­pas­sable de la science du men­tal. Les auteurs scien­tistes du Livre Noir de la Psy­cha­na­lyse ((. Cathe­rine Meyer (dir.), Le livre noir de la psy­cha­na­lyse. Vivre, pen­ser et aller mieux sans Freud, Les Arènes, 2005 et 2010.)) , et plus récem­ment le phi­lo­sophe Michel Onfray l’ont appris à leurs dépens : com­battre la psy­cha­na­lyse, c’est prou­ver son anti­sé­mi­tisme.
Ce n’est donc pas sans sur­prise que l’on voit Lacan le dilet­tante, l’esthète, le magi­cien du verbe, le mys­ti­fi­ca­teur deve­nir, par le seul effet de l’oubli qui l’estompe, le tour­men­té de l’impensable Shoah. Et l’on mesure à quel point l’histoire est rema­niée au pro­fit du pré­sent. Reve­nons au psy­chiatre Lacan, né avec le siècle, au sein d’une petite bour­geoi­sie orléa­naise dont il effa­ce­ra toute empreinte, autant qu’il est pos­sible. Ce gar­çon doué, « étran­ge­ment beau » (E.R.), est ambi­tieux. Le pro­vin­cial sera excen­trique, par rup­ture avec des ori­gines qui l’étouffent. Le jeune Ras­ti­gnac choi­sit le pro­grès et l’aura du thau­ma­turge, donc la méde­cine pari­sienne. Et plus pré­ci­sé­ment la psy­chia­trie qui, ne dis­po­sant pas encore d’un arse­nal phar­ma­ceu­tique, laisse bous­cu­ler gen­ti­ment ses ins­ti­tu­tions par la jeune « science boche » venue de Vienne. Boche, mais attrac­tive. Celle dont l’intuition majeure est d’estomper le cli­vage entre les fous et les autres, entre les englués et les res­ca­pés d’une grande épreuve com­mune, la crois­sance. L’Inconscient fas­cine ou répugne, mais emballe l’imaginaire et sus­cite des voca­tions de guides qua­li­fiés. Cette géné­ra­tion est celle d’Henri Ey et d’autres jeunes méde­cins des asiles qui, au décours de la Grande Guerre, veulent pen­ser le monde autre­ment. Freud, Marx, le sur­réa­lisme, les années folles, mais aus­si le sang ver­sé, une géné­ra­tion fau­chée, la dis­qua­li­fi­ca­tion des chré­tien­tés guer­rières, tous ces bou­le­ver­se­ments mettent en doute les cer­ti­tudes du monde d’hier. Ces remises en cause font appel d’un air neuf. On s’intéresse à tout, donc, mais sans néces­sai­re­ment s’inféoder. Le par­ti com­mu­niste en attire beau­coup, il est vrai. Chez Lacan, jeune dan­dy, le culte du moi pré­vaut sur le des­tin des masses. Sur­git pré­co­ce­ment une intui­tion qui ne le quit­te­ra plus : le déclin de la fonc­tion pater­nelle comme gui­dance assu­rée. Ce déclin s’annonce comme la source inépui­sable de souf­frances infi­nies pour ceux qui ne s’adapteront pas. L’avenir est sombre, quoi qu’en disent les ven­deurs de rêves, les mili­tants des len­de­mains qui chantent. Le monde est un chaos : l’épicurien ne croit qu’au désir. Son mot d’ordre : « Ne jamais céder sur son désir ». […]

-->