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Le dia­logue : aven­ture d’une caté­go­rie

Le dia­logue est, sans conteste, une des réa­li­tés cen­trales du catho­li­cisme contem­po­rain ; et s’il est évo­qué dans les rela­tions à l’intérieur de l’Eglise (laïcs et ministres ordon­nés, théo­lo­giens et magis­tère, par exemple), c’est tout de même à l’extérieur de l’Eglise, dans les rap­ports que celle-ci éta­blit et entre­tient avec le monde ou une de ses com­po­santes, que le dia­logue se voit sou­vent éle­ver au rang de caté­go­rie cen­trale, irrem­pla­çable et, par­fois, du moins en a‑t-on l’impression, indé­pas­sable : rela­tions avec la socié­té civile, éco­no­mique, avec les auto­ri­tés et par­tis poli­tiques, avec les confes­sions chré­tiennes sépa­rées et les autres reli­gions, avec la culture… Des pro­duc­tions de l’art contem­po­rain heurtent-elles de front la sen­si­bi­li­té des chré­tiens – si ce n’est la véri­té chré­tienne, Jésus-Christ lui-même ? L’appel est lan­cé pour que soient renoués les fils du dia­logue entre l’Eglise et le monde de la culture… Des élec­tions et leur cam­pagne appro­chen­telles, ou un pro­jet de loi ? La parole ecclé­sias­tique se fait entendre, dans le cadre du vivre-ensemble, assu­rant qu’elle ne veut rien impo­ser – en aurait-elle seule­ment la capa­ci­té ? –, mais entrer en dia­logue. On pour­rait mul­ti­plier de tels exemples, autour de ce qui appa­raît comme le paran­gon du dia­logue : les ren­contres d’Assise. L’ampleur est telle que l’on peut sans doute par­ler, non sim­ple­ment de dia­logue, mais de culture du dia­logue.
L’avis géné­ral accorde au concile Vati­can II d’avoir ouvert cette voie, même si, au regard de l’ampleur du cor­pus conci­liaire, le nombre d’occurrences du terme est rela­ti­ve­ment res­treint (une cin­quan­taine). Si jus­ti­fiée que soit l’assertion, on ne sau­rait tou­te­fois oublier qu’un docu­ment magis­té­riel, contem­po­rain du Concile, mais à lui exté­rieur, a auto­ri­sé, encou­ra­gé, et même impo­sé le terme de dia­logue. Ce docu­ment est l’encyclique Eccle­siam suam que Paul VI publia en 1964 : « l’Eglise doit entrer en dia­logue avec le monde dans lequel elle vit. l’Eglise se fait parole ; l’Eglise se fait mes­sage ; l’Eglise se fait conver­sa­tion » (n. 53). En août 1964, date à laquelle fut publiée l’encyclique, on se situait entre la deuxième et la troi­sième ses­sion du Concile. Consa­crée à l’Eglise, elle enten­dait pré­sen­ter la conscience que celle-ci a d’elle-même (pre­mière par­tie), les exi­gences de renou­vel­le­ment inté­rieur qui en découlent (deuxième par­tie), afin que puisse être envi­sa­gé un rap­port lui aus­si renou­ve­lé au monde, sous la caté­go­rie du dia­logue (troi­sième par­tie). Bien que hors des tra­vaux conci­liaires, Paul VI affirme à plu­sieurs reprises le carac­tère pro­gram­ma­tique de son ency­clique par rap­port aux dis­cus­sions de l’aula conci­liaire. Ain­si, à la suite immé­diate de la phrase citée à l’instant, on lit : « Cet aspect capi­tal de la vie actuelle de l’Eglise fera, on le sait, l’objet d’une large étude par­ti­cu­lière de la part du Concile oecu­mé­nique ; et Nous ne vou­lons pas entrer dans l’examen concret des thèmes que cette étude se pro­pose afin de lais­ser aux Pères du Concile le soin d’en trai­ter libre­ment. Nous vou­lons seule­ment vous invi­ter, Véné­rables Frères, à faire pré­cé­der cette étude de quelques consi­dé­ra­tions afin que soient plus clairs les motifs qui poussent l’Eglise au dia­logue, plus claires les méthodes à suivre, plus clairs les buts à atteindre. Nous vou­lons pré­pa­rer les esprits, non pas trai­ter les sujets » (n. 54).
Il importe donc, pour une étude du concept de dia­logue, de ses fon­de­ments et de ses impli­ca­tions dans la vie de l’Eglise, peut-être même dans son ensei­gne­ment, de pré­sen­ter la posi­tion d’Ecclesiam suam ; la reprise, par le concile Vati­can II, de l’invitation mon­ti­nienne pour­ra alors être envi­sa­gée, avec ses inflexions propres, elles-mêmes pro­lé­go­mènes d’une concep­tion du dia­logue qui aujourd’hui a cours, assez radi­ca­le­ment dif­fé­rente du point de départ. Le pro­pos affi­ché de Paul VI, sur le point de l’argumentation qui nous occupe, était donc d’éclairer les « motifs qui poussent l’Eglise au dia­logue ». L’encyclique com­mence par faire le constat que l’Eglise se trouve comme entre deux espaces immenses, l’un qui a déjà enten­du la pré­di­ca­tion évan­gé­lique, s’en est ensuite déta­ché et lui est indif­fé­rent, voire hos­tile, en tout cas igno­rant de ce dont il est débi­teur du chris­tia­nisme ; l’autre, à qui l’Evangile n’est pas encore par­ve­nu. Quant à l’un ou à l’autre, l’Eglise et les chré­tiens se trouvent devant une mul­ti­pli­ci­té de contacts pos­sibles, sans que, sou­vent, paraisse sou­hai­tée une « conver­sa­tion ami­cale » (cf. n. 8). C’est dans ce contexte, en rai­son de lui, que l’Eglise est invi­tée à « entrer en dia­logue » en se fai­sant « parole […] mes­sage […] conver­sa­tion ». Mais ici, le voca­bu­laire employé est trom­peur en par­tie : ces mots ne sont pas employés dans le sens com­mun. Certes, cer­taines qua­li­tés de rela­tions comme la « cour­toi­sie […] l’estime […] la sym­pa­thie […] la bon­té », sont recom­man­dées (cf. n. 66), de même que la sim­pli­ci­té du dis­cours, la renon­cia­tion à pro­non­cer des ana­thèmes ou à se reti­rer du monde en vue d’une conser­va­tion fri­leuse de la vie chré­tienne, etc. Mais l’emploi du terme même de dia­logue, comme la paren­té avec des pro­po­si­tions théo­lo­giques et pas­to­rales pos­té­rieures qui, elles, s’intègrent dans son accep­tion ordi­naire, ne doivent pas faire man­quer un point ori­gi­nal et essen­tiel, l’axe majeur du dia­logue dans Eccle­siam suam : le dia­logue dont il s’agit est « le dia­logue du salut » (pre­mière occur­rence au n. 59), il découle de « l’obligation d’évangéliser [… résul­tant du] man­dat apos­to­lique [… du] devoir d’apostolat » (n. 52). Sa source, « son ori­gine trans­cen­dante » (n. 57) est à la confluence de l’acte divin, révé­la­tion et salut, et de la réponse que l’homme, créa­ture rai­son­nable, lui apporte. Cette rela­tion qui s’établit entre Dieu et l’homme peut rece­voir le nom de dia­logue ((. Si l’on fait abs­trac­tion du terme choi­si pour en rendre compte, il n’est pas éton­nant, bien au contraire, que Paul VI fonde la mis­sion de l’Eglise dans le monde sur cette réa­li­té de la rai­son divine s’adressant à la rai­son humaine, et de celle-ci lui répon­dant. C’est aus­si ain­si (en fai­sant là encore abs­trac­tion, en pre­mière ins­tance, des nuances ou des dif­fé­rences) que débute la Somme théo­lo­gique de saint Tho­mas d’Aquin, avec sa pre­mière ques­tion sur la Science divine, son exis­tence et la néces­si­té pour l’homme de la connaître ; de même, pour le Caté­chisme de l’Eglise catho­lique.)) .
Et depuis l’Incarnation, celui-ci a pris sa tour­nure défi­ni­tive ; il est deve­nu « la conver­sa­tion du Christ avec les hommes », dont le fond est la manière dont Dieu veut et peut être connu et hono­ré (n. 57). Inau­gu­ré par l’initiative gra­tuite de Dieu, il tend à s’étendre à tous les hommes par le man­dat apos­to­lique confié par Jésus-Christ à l’Eglise. Ain­si, loin de se dis­tin­guer de la mis­sion, le dia­logue vise expli­ci­te­ment – dans l’intention de l’Eglise – la conver­sion : « Avant même de conver­tir le monde, bien mieux, pour le conver­tir, il faut l’approcher et lui par­ler » (n. 55). En des termes plus théo­lo­giques : « Le dia­logue est donc un moyen d’exercer la mis­sion apos­to­lique » (n. 68). […]