Revue de réflexion politique et religieuse.

Mathieu Bre­jon de Laver­gnée : His­toire des Filles de la Cha­ri­té, XVIIe-XVIIIe siècle. La rue pour cloître

Article publié le 10 Fév 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Fruit d’un tra­vail méti­cu­leux auprès d’archives inex­ploi­tées jusqu’alors, notam­ment les archives natio­nales (papiers sai­sis en 1792) mais pas seule­ment, cet ouvrage est une plon­gée très pré­cise et détaillée dans l’univers des filles de la Cha­ri­té de leur fon­da­tion jusqu’à la tour­mente révo­lu­tion­naire (la suite de leur his­toire fera l’objet d’un volume sui­vant) : ori­gines, por­trait des fon­da­teurs (l’auteur revient en par­ti­cu­lier sur la per­son­na­li­té de Louise de Marillac), règles, mys­tique, spi­ri­tua­li­té, pié­té, exten­sion de la fon­da­tion, rap­ports avec les auto­ri­tés royales et ecclé­sias­tiques, pro­ve­nance des voca­tions, répar­ti­tion sur le ter­ri­toire, condi­tions de vie, de dépla­ce­ment, voeux… Tout est étu­dié très pré­ci­sé­ment. Sans oublier bien sûr le contexte his­to­rique, ce qui rend le tra­vail d’autant plus inté­res­sant : c’est toute l’histoire de France de cette période qui est balayée dans le même temps. « Puisse le récit n’être pas indigne de l’histoire », le sou­hait de l’auteur ache­vant ain­si son intro­duc­tion n’est pas déçu et on pour­ra rete­nir plu­sieurs aspects qui n’en sont que de petits aper­çus.
D’abord peut-être le dévoue­ment extra­or­di­naire de ces femmes qui ont « la rue pour cloître », ce qui est, au départ, fort ori­gi­nal. Le cha­pitre XI « au ser­vice des pauvres » déve­loppe en par­ti­cu­lier leurs mis­sions dans les hôpi­taux, dans les vil­lages et dans les villes, au ser­vice du corps et de l’âme des malades, devant par­fois affron­ter mur­mures, insultes, menaces et coups. Outre leur rôle d’aide maté­rielle aux pauvres dans des condi­tions qu’on a peut-être ten­dance à oublier (dépla­ce­ments épui­sants à pied, en plein hiver et en pleine cam­pagne, par­fois plu­sieurs fois par jour pour secou­rir la même per­sonne, et quel que soit leur âge…), les filles de la Cha­ri­té caté­chisent et ins­truisent les enfants (elles-mêmes doivent apprendre à lire si elles ne le savent pas, consa­crant une demi-heure par jour, et le double le dimanche à cet appren­tis­sage).
L’emprise de la « mode » ensuite, sur­tout au cours du XVIIIe siècle. « L’exemple du vête­ment révèle mieux que tout autre les enjeux com­plexes des évo­lu­tions de la culture maté­rielle aux­quelles les ser­vantes des pauvres, filles de leur temps, n’échappent pas » (p. 347). Les filles de la cha­ri­té ont elles aus­si « connu leur révo­lu­tion » : refus de por­ter des clous à leurs sou­liers, acqui­si­tion d’un tablier plus ample, por­té comme appa­rat les jours de com­mu­nion, manches de che­mise déta­chées, dis­pa­ri­tion de l’habitude d’envoyer à la mai­son mère un échan­tillon de l’étoffe ou de la toile ache­tée pour véri­fier la confor­mi­té aux usages, cor­nette plus ample, port de gants… M. Bré­jon de Laver­gnée sou­ligne ain­si qu’un cer­tain nombre de liber­tés sont prises par rap­port au cos­tume même si glo­ba­le­ment celui-ci ne change pas. La fron­tière entre le super­flu et le néces­saire se déplace et pour les supé­rieures il n’est pas aisé de rap­pe­ler les ver­tus atta­chées au second. « Les liber­tés prises avec l’uniformité, le super­flu auquel on s’habitue, le plai­sir d’un confort nou­veau témoignent aus­si des pro­grès d’un cer­tain “indi­vi­dua­lisme” ».
L’explication de la répar­ti­tion géo­gra­phique éga­le­ment, ancrée tout d’abord dans une France située au nord d’une ligne Saint-Malo Genève (autour de Paris où la Com­pa­gnie est née, puis par proxi­mi­té à tra­vers le réseau des paroisses et des hôpi­taux), puis pro­gres­si­ve­ment en Guyenne et Lan­gue­doc, jusqu’à La Rochelle, Marennes et Saintes notam­ment. Cette exten­sion s’explique en pre­mier lieu dans la pers­pec­tive de recon­quête catho­lique des terres pro­tes­tantes, en par­ti­cu­lier immé­dia­te­ment après la révo­ca­tion de l’édit de Nantes, ain­si que la guerre des Cami­sards (dio­cèse d’Alès) mais aus­si par une logique de secours aux popu­la­tions méri­dio­nales moins alpha­bé­ti­sées et moins soi­gnées faute d’écoles et d’hôtels-Dieu en nombre suf­fi­sant. Les fon­da­tions dans le dio­cèse de Genève avaient elles expli­ci­te­ment pour but de lut­ter contre l’hérésie.
Enfin, contrai­re­ment à ce qu’on pense géné­ra­le­ment, le Siècle des Lumières qui suc­cède au « siècle des saints » conti­nue d’être mar­qué par un puis­sant mou­ve­ment de fon­da­tions cha­ri­tables. L’auteur sou­haite ain­si réha­bi­li­ter le XVIIIe siècle « qui n’est pas le siècle atone que l’on croit après un XVIIe siècle vigou­reux » (voir cha­pitre IX « L’échelle du royaume »). Il évoque un réel ralen­tis­se­ment dans la pre­mière moi­tié du siècle, essen­tiel­le­ment dû à des causes finan­cières (les fon­da­tions subis­sant de plein
fouet l’effondrement du sys­tème de Law), et qui est sui­vi d’une reprise des fon­da­tions jusqu’à la Révo­lu­tion.

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