[note : cet article a été publié dans catholica, n. 73, pp. 87–93]
Deux questions fondamentales ont affecté la participation des catholiques à la vie politique depuis la consolidation du régime républicain en France, l’une concernant la définition de l’ordre politique, l’autre touchant à leur discipline collective en tant que citoyens.
Tout l’enseignement pontifical du XIXe siècle, et une bonne partie de celui du XXe affirment nettement l’existence de principes stables, tirés de la raison naturelle et s’imposant à tous, quoique avec un degré inégal de réalisation dans l’espace et le temps. Il existe des invariants en matière politique et aucune prétendue loi du progrès de l’Histoire ne peut y changer quelque chose, puisque ces invariants découlent de la nature humaine et de ses exigences. Dans l’ordre des réalisations pratiques diverses configurations sont abstraitement ou historiquement pensables, mais aucune de celles-ci n’a de validité si elle n’est ordonnée in fine à la réalisation d’une société juste, conçue comme un cadre permettant à chacun des membres du corps social non seulement d’accomplir le meilleur de son humanité, mais surtout de trouver aide et garantie pour accueillir la vie divine, l’unique nécessaire.
Si cette conception peut déboucher dans l’abstrait sur une pluralité de voies, elle ne permet pas en revanche le choix sur ses propres bases pas plus qu’elle ne fonde, concrètement, le droit de changer l’ordre légitime en vigueur, sinon par mode de proposition. Toute la doctrine théorique d’un Léon XIII s’articule sur ces deux affirmations on ne peut plus opposées à l’idée démocratique moderne (puisque l’essence du contrat social est la capacité de définir l’ordre des choses) et à la principale innovation sur laquelle repose sa pratique, les partis politiques. Elle n’a jamais été révoquée, sinon de manière floue tant à Vatican II que depuis ((. Gaudium et spes, n. 74–3 : « La détermination des régimes politiques, comme la détermination de leurs dirigeants, doivent être laissés à la libre volonté des citoyens ». Ce passage, d’expression inusitée, semble énoncer une obligation de démocratisme. Il est cité dans le Catéchisme de l’Eglise catholique (n. 1901), qui le commente cependant dans un sens des plus classiques : « La diversité des régimes politiques est moralement admissible, pourvu qu’ils concourent au bien légitime de la communauté qui les adopte ». Ailleurs dans le même Catéchisme (n. 1904), c’est Jean-Paul II qui est cité (Centesimus Annus, n. 44) : « Il est préférable que tout pouvoir soit équilibré par d’autres pouvoirs et par d’autres compétences qui le maintiennent dans de justes limites. C’est là le principe de “l’Etat de droit” dans lequel la souveraineté appartient à la loi et non pas aux volontés arbitraires ». On notera que cette adhésion aux principes de Montesquieu est exprimée sur le mode d’une préférence, sans que l’on puisse savoir si celle-ci signifie l’affirmation d’un plus grand bien dans l’absolu ou ne relève que d’une opinion circonstancielle.)) .
Cette première question de principe s’est doublée d’une autre, liée aux circonstances postrévolutionnaires et à l’exclusion progressive des catholiques hors du champ politique. C’est celle de la naissance du Bloc catholique, de la politique cléricale, épiscopale, pontificale, concevant, jusqu’à très récemment dans un pays comme l’Italie, l’action politique des catholiques comme obligatoirement régie par un principe unitaire absolu, ce principe ne découlant pas de la nature politique des choses, mais de l’utilité, de la puissance opposable à une société toujours plus hostile au christianisme, du nombre des « divisions » destinées à impressionner l’adversaire. De là les grandes discussions autour de l’idée du « parti catholique », dans la période même du Ralliement, de là aussi la tentative ultérieure d’enrégimentement des laïcs dans les rangs de l’Action catholique, organisme auxiliaire du clergé et par conséquent étroitement contrôlé par la hiérarchie ecclésiastique.
A la jointure des XIXe et XXe siècles, une partie des catholiques « sociaux », les abbés démocrates, les sillonnistes disciples de Marc Sangnier se sont opposés sur le terrain théorique à ce qui pouvait condamner d’avance le principe même de leur entreprise, c’est-à-dire à toute idée d’un ordre politique valable universellement, conservatrice et officiellement catholique, autrement dit à ce que depuis on a appelé l’intégralisme catholique. Ils préféraient très spontanément une conception plus relative, plus évolutive, plus historicisée, qui leur permettrait de justifier leur acceptation des nouvelles règles du jeu politique, considérées comme un donné neutre, un héritage de l’évolution naturelle et du progrès social, et encore comme un terrain à occuper « en chrétien » et non « en tant que chrétien », selon l’astucieuse distinction plus tard lancée par Jacques Maritain. Pour les mêmes raisons, ils ne pouvaient que se montrer hostiles à toute idée de bloc catholique sous direction cléricale unitaire, excluant leur liberté de manœuvre et d’allure trop guerrière. Sans lien univoque avec la querelle théologique du modernisme, le partage des eaux devait cependant déboucher sur des alliances ou des pactes de non-agression pratiquement inévitables : ralliés et modernistes d’un côté, fidèles à l’orthodoxie romaine et intégralistes de l’autre.
Cette répartition s’est compliquée quand les catholiques intégraux ont fait massivement allégeance à Charles Maurras. Conservant une vision de chrétienté, ils se sont, de facto, soustraits à la tutelle cléricale pour se placer sous celle d’un non-chrétien, disciple d’Auguste Comte et aussi inaccessible que lui au raisonnement métaphysique, considérant la politique comme une science sociale empirique analogue à la physique. Salué comme homme providentiel en raison de l’admiration qu’il vouait à l’Eglise de l’Ordre et à la cohérence logique de la doctrine catholique, et parce qu’il rejetait le régime antichrétien issu de la Révolution, Maurras a forcément fait figure de concurrent pour le parti clérical. Mais dans le même temps, il constituait aussi un obstacle pour les ralliés qui ne manquèrent pas de l’attaquer et surtout de s’en prendre aux catholiques qui se mettaient à sa suite. Ils leur reprochaient leur esprit de transaction envers l’incroyant Charles Maurras. Le reproche était sans doute fondé, mais assez impudent puisque eux aussi transigeaient dans la pratique, mais avec les républicains cette fois. De ce fait, le parti clérical et le parti rallié se retrouvèrent, pour assez longtemps, dans le même camp.
C’est sur ce fond circonstanciel qu’il faut lire un texte perdu de vue, rédigé par Maurice Blondel en défense des Semaines sociales, initiative lancée au début du XXe siècle comme une sorte d’université populaire, et rapidement devenue un milieu de support du Ralliement ; une défense qui prit d’ailleurs exclusivement la forme d’une attaque dirigée contre ceux qui le refusaient. Le titre original, publié sous le pseudonyme de Testis, en était plus neutre (Catholicisme social et monophorisme), mais l’éditeur actuel lui a préféré une sorte de message didactique : Une alliance contre nature : catholicisme et intégrisme. La Semaine sociale de Bordeaux 1910 (Lessius, Bruxelles, 2000). Le préfacier, Mgr Peter Henrici, évêque-auxiliaire de Coire, en Suisse, coordonnateur international de Communio et ancien professeur d’histoire de la philosophie à la Grégorienne, reconnaît le caractère assez insolite de la réédition de ces textes de circonstance et dont le style polémique, qui date souvent fortement, ne peut qu’agacer un lecteur s’attendant à autre chose de la part d’un philosophe honoré pour la largeur de ses vues. Voulant rassurer ce lecteur, il recourt à un double argument d’autorité : les considérations de Blondel en matière politique « sont devenues aujourd’hui le patrimoine commun de la théologie catholique », et « cet acquis a été confirmé, de manière positive et avec la plus haute autorité, par la constitution pastorale Gaudium et spes de Vatican II » (p. XV).
D’un point de vue philosophique, Blondel, avec son concept principal, l’Action, fait un bout de chemin en commun avec l’immanentisme, comme l’a bien mis en évidence Jean Brun ((. « Dans l’action volontaire, il s’opère un secret hymen de la volonté humaine et de la volonté divine ». Cette formule caractéristique de Blondel est ainsi commentée par Jean Brun : « L’Action réalise donc, à la fois, l’humanisation de Dieu et une quasi-divinisation de l’homme. C’est pourquoi Blondel en arrive à dire que l’Action est la “synthèse de l’homme et de Dieu […]” Blondel n’hésite même pas à passer à la limite pour affirmer que “dans la pratique littérale, l’acte humain est donc identique à l’acte divin”. Le bergsonisme et le blondélisme s’achèvent ainsi dans des divinisations de l’action qui fait, qui nous fait et à laquelle nous devons collaborer pour nous intégrer à cet élan qui nous porte et qui vient de Dieu » (J. Brun, L’Europe philosophe. 25 siècles de pensée occidentale, Stock, 1988/97, pp. 317–318).)) . Parallèlement, il rompt avec la notion d’ordre cosmique, avec celle de Loi, de substance, bref de tout ce qui dans la philosophia perennis, Platon, Aristote, saint Thomas, peut évoquer de stabilité et de nécessité s’imposant à la volonté humaine. Mais Blondel a voulu éviter de se laisser piéger par toutes les conséquences de ce double mouvement, d’où la recherche de cette via media qui le caractérise finalement le mieux.
Ces textes de combat représentent, une vingtaine d’années avant les grands écrits politiques de Maritain, une étape dans la tentative de fonder théoriquement la participation des catholiques au régime démocratique moderne, ou tout au moins de disqualifier son contraire, car Blondel n’a pas été avare de néologismes pour fustiger ses adversaires : ennemis du modernisme, ils sont surtout, dit-il, partisans du « vétérisme ». Ils pratiquent l’« extrinsécisme » — autrement dit, ils voudraient plaquer sur toute société un ordre abstrait immuable supposé obtenir ex opere operato la vertu chez tous les citoyens — et pour finir, leur position est du « monophorisme » — littéralement, l’apport unique, ou à sens unique —, terme voulant désigner une commune manière de concevoir les rapports de la grâce et de la nature, de l’autorité et de l’obéissance, du pouvoir politique et des citoyens, voire du magistère et des fidèles, caractérisée par une intervention à sens unique, toute l’activité étant du côté de Dieu et de ses ministres, toute la passivité étant du côté de l’homme. Parler de monophorisme est une autre façon de mettre en cause, comme Kant, « l’état de minorité » d’où l’humanité soumise à une loi extérieure à elle (hétéronomie) est sommée de sortir. Ni Marc Sangnier, ni les « américanistes » n’utilisèrent un tel mot, mais on peut difficilement éviter le rapprochement.
Le style de nombreux passages suggère une comparaison avec Bernanos, celui des Grands cimetières sous la lune en particulier ((. Blondel a concentré, comme plus tard Bernanos, l’essentiel de ses attaques sur les plus proches, en l’occurrence sur le jésuite Pedro Descoqs, auteur d’un ouvrage de critique pondérée dans la forme, mais sévère au fond, des principales positions de Charles Maurras, A travers l’oeuvre de Charles Maurras (Beauchesne, 1911).)) . De même que chez cet écrivain, nous trouvons ici la description impitoyable de défauts bien réels, l’anti-intellectualisme, le décadentisme, le conservatisme social obtus… affectant les milieux « intégraux » les plus cléricalisés. Considéré sous cet angle, ce livre est une mine des plus intéressantes pour l’histoire des mentalités. Un seul exemple, relatif à l’esprit de ghetto — ou de « lazaret » — caporalisé par le paternalisme clérical : « Ainsi, sous prétexte que le catholique, en tant que citoyen, est maltraité pour son catholicisme, on en viendrait à lui en vouloir pour son civisme, à supprimer le citoyen dans le chrétien, et à lui dire : “Tu es victime de dénis de justice ; j’en fais mon affaire ; c’est moi qui me charge de te défendre ; tu deviens mon soldat et mon vassal et mon sujet”. […] Et de même que le divin Jules préférait être tout puissant dans le moindre hameau plutôt que de se contenter d’un partage du pouvoir en la capitale du monde, on consent à diminuer, diminuer le troupeau, pourvu que ce soit un troupeau ; et fût-on dix dans le dernier refuge, comme le rêve M. Benson, ce sera du moins la théocratie du lazaret. A défaut du compelle intrare, on pratiquera donc le compelle exire, pour ne garder que ceux qui, dans les questions de l’ordre le plus surnaturel, n’auront jamais qu’une initiative préalablement estampillée et postérieurement contresignée » ((. Op. cit., pp. 101–102. Allusion est faite au livre Le Maître de la Terre, de Mgr Hugh Benson. La note de Blondel sur ce dernier livre (récemment revenu en grâce, en particulier dans le sillage du mouvement Comunione e liberazione) est particulièrement acérée : « On sait le succès paradoxal et à vrai dire scandaleux de ce “Maître de la Terre”, caricaturale féerie où l’on nous montre les derniers catholiques parqués dans cette Rome archaïque qui leur est d’abord laissée par pitié, détrônés gâteux qui forment la Cour d’un Pontife sénile, agents secrets qui tentent contre le Parlement des Etats-Unis du Monde une sorte de Conspiration des poudres, hommes en dehors de toute vie, de
toute action, de toute virilité, de toute humanité, et qu’une flotte aérienne, en représailles du complot manqué, vient détruire à l’aide de quelques bombes indolores. — Pour avoir le dernier mot et empêcher que les prophéties n’aient tort, Dieu n’a d’autre recours que la force ; il prend les devants pour faire finir le monde : il n’était que temps. Suprême triomphe de l’extrinsécisme ! » (ibid., p. 102).)) . Comme l’Action catholique et son fameux « mandat » sont proches ! Blondel remarque quelques lignes plus loin : « Mesure-t-on l’efficacité dépeuplante, voit-on la malfaisance, sans compensation, d’une telle conception qui n’admet d’action que sur commande, déductivement à partir de principes, sous la dictée expresse ou, chose plus grave peut-être, publiquement dissimulée d’un zèle qui considère comme mal tout bien tenté et fait sans son ordre ou sa permission ? Voit-on, sous cette cloche pneumatique, l’air se purifier et se raréfier, la vie, à l’abri des contagions, périr ? » ((. Ibid., p. 103.))
Blondel visait divers aspects de l’attitude antimoderne, ou contre-révolutionnaire. Le principal défaut de celle-ci était de ne se définir que par réaction aux attaques de ses ennemis, avec toutes sortes de conséquences néfastes : perte de l’initiative, obligation de se situer sur le propre terrain de l’adversaire (sans toutefois en posséder les armes), priorité donnée à la protection des situations acquises sur la conquête de nouveaux territoires culturels, humains, institutionnels, protection aboutissant à certains échecs retentissants comme la perte de la classe ouvrière. La responsabilité du clergé est grande en tout cela, hiérarchie incluse. La critique blondélienne frappe juste lorsqu’elle met en cause le processus de confiscation cléricale, bien qu’elle ne plaide pas, loin de là, pour une affirmation spécifiquement chrétienne en politique mais seulement, dans la ligne d’un certain catholicisme social, pour une participation à l’ordre issu de la Révolution.
« Au regard de beaucoup, l’Etat est, par l’abus qu’il en fait, tellement déchu de ses droits que non seulement il ne représente plus un ordre normal et respectable, mais que le moindre acte de loyalisme à son égard, ou le moindre concours donné par un catholique aux initiatives qu’il prend dans la sphère qui pourtant est partiellement la sienne, apparaît comme une trahison sacrilège. L’on profite donc de l’indignité de l’Etat pour déclarer indigne quiconque n’est pas tout à l’autre pouvoir. […] C’est donc l’autre pouvoir qui a non seulement la mission de procurer la fin qui lui est propre, mais encore celle de se substituer au pouvoir politique en déshérence, de traiter les fidèles en sujets […] » ((. Ibid., p. 101.)) .
A part l’encouragement indirect à tirer toutes les conséquences pratiques du Ralliement, la pensée politique de Blondel demeure très imprécise. Du point de vue de l’histoire des idées, sans doute faut-il le ranger très près de Marc Sangnier à qui on pourrait dire qu’il fournit une assise philosophique à sa thématique de l’éveil démocratique et de l’obéissance librement consentie ((. Il arrive au philosophe de se montrer franchement caricatural : « […] tout ce qui procède de la spontanéité spirituelle semble abominable ; il n’y a que ce qui est sujétion totale et réception passive qui est agréé » (ibid., p. 172).)) .
On peut aussi voir en lui, comme on l’a déjà suggéré, l’amorce des positions ultérieurement assumées par Maritain, sous-jacentes à la déclaration de Vatican II sur la liberté religieuse. Blondel récuse en effet, au nom du rejet de l’extrinsécisme, les rapports du spirituel et du temporel tels que les concevait la doctrine classique (et l’enseignement de Léon XIII et de Pie X), et notamment la distinction entre la « thèse » (l’ordre dans sa plénitude conceptuelle) et l’« hypothèse » (la situation d’attente rendue nécessaire par les circonstances) et au-delà de cette distinction, l’idée de chrétienté organique.
La lecture de ces textes laisse cependant sur une impression décevante. La quasi-totalité est consacrée à abattre l’adversaire, mais la partie constructive est inexistante, ou trop vague pour s’intégrer à une pensée politique cohérente. Ce n’est que de l’analyse des négations que l’on peut tirer de possibles éléments positifs. Ainsi, par exemple, lorsque Blondel s’en prend violemment au conservatisme des « propriétistes », on peut inférer qu’il a probablement des préoccupations sociales, mais il n’est guère possible d’aller plus loin. Lui-même, concluant son principal article, confirme cette lacune : « Le clair tableau du monophorisme, qui forme bien un ensemble cohérent, nous permettra sans doute, comme un repoussoir dont on se détourne tout d’un mouvement, de mieux discerner ce que nous avons à faire pour échapper aux périls de droite comme aux écueils de gauche entre lesquels il faut passer » ((. Ibid., p. 180.)) . Cette phrase se poursuit par une longue note dans laquelle le philosophe aixois promet pour une prochaine série d’articles l’exposé de « la partie positive et édifiante » de son travail, mais il ne les développera jamais.
Mais il faut bien admettre qu’on ne saurait attendre d’un philosophe du mouvement — de « l’Action » — une doctrine politique construite. A l’inverse, son engagement de rallié, qui est en définitive sa seule grande idée politique, est parfaitement cohérent avec son pragmatisme foncier.