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Numé­ro 113 : Com­ment inter­pré­ter Vati­can II ?

Dans son ency­clique Fides et Ratio (14 sep­tembre 1998), Jean-Paul II avait affron­té une série de pro­blèmes phi­lo­so­phiques, tant d’ordre géné­ral, face à une socié­té tom­bée dans la confu­sion, qu’en rap­port avec la situa­tion contem­po­raine de l’Eglise. Un pas­sage (n. 87) s’attachait à un point de méthode qui acquiert un relief par­ti­cu­lier aujourd’hui, compte tenu de l’ampleur prise par la dis­cus­sion ouverte ces der­nières années à pro­pos de l’interprétation de l’événement conci­liaire et de la ques­tion de savoir en quoi celui-ci aurait consti­tué une rup­ture par rap­port au pas­sé, et en quoi il seraitcouv113 demeu­ré dans sa conti­nui­té. Ce pas­sage mérite d’être rap­por­té dans son inté­gra­li­té. Il est pla­cé dans une sec­tion du cha­pitre VII de l’encyclique, qui veut déter­mi­ner cer­taines « tâches actuelles », et en vient à trai­ter rapi­de­ment de deux ten­dances jugées dan­ge­reuses pour l’activité phi­lo­so­phique dont la théo­lo­gie a besoin : l’éclectisme, et l’historicisme. La pre­mière citée est vue sous l’angle des inven­tions lan­ga­gières, inutiles et sources de mal­en­ten­dus ; la seconde est trai­tée un peu plus en détail et pré­sen­tée comme un cas par­ti­cu­lier de cet abus.

« L’éclectisme est une erreur de méthode, mais il pour­rait aus­si rece­ler les thèses de l’historicisme. Pour com­prendre cor­rec­te­ment une doc­trine du pas­sé, il est néces­saire que celle-ci soit repla­cée dans son contexte his­to­rique et cultu­rel. La thèse fon­da­men­tale de l’historicisme, au contraire, consiste à éta­blir la véri­té d’une phi­lo­so­phie à par­tir de son adé­qua­tion à une période déter­mi­née et à une tâche déter­mi­née dans l’histoire. Ain­si on nie au moins impli­ci­te­ment la vali­di­té pérenne du vrai. L’historiciste sou­tient que ce qui était vrai à une époque peut ne plus l’être à une autre. En somme, il consi­dère l’histoire de la pen­sée comme pas grand-chose de plus que des ves­tiges archéo­lo­giques aux­quels on fait appel pour expo­ser des posi­tions du pas­sé désor­mais en grande par­tie révo­lues et sans por­tée pour le pré­sent. A l’inverse, on doit tenir que, même si la for­mu­la­tion est dans une cer­taine mesure liée à l’époque et à la culture, la véri­té ou l’erreur qu’exprimaient ces der­nières peuvent en tout cas être recon­nues et exa­mi­nées comme telles, mal­gré la dis­tance spa­tio-tem­po­relle.
Dans la réflexion théo­lo­gique, l’historicisme tend à se pré­sen­ter tout au plus sous la forme du “moder­nisme”. Avec la juste pré­oc­cu­pa­tion de rendre le dis­cours théo­lo­gique actuel et assi­mi­lable pour les contem­po­rains, on ne recourt qu’aux asser­tions et au lan­gage phi­lo­so­phiques les plus récents, en négli­geant les objec­tions cri­tiques que l’on devrait éven­tuel­le­ment sou­le­ver à la lumière de la tra­di­tion. Cette forme de moder­nisme, du fait qu’elle confond l’actualité avec la véri­té, se montre inca­pable de satis­faire aux exi­gences de véri­té aux­quelles la théo­lo­gie est appe­lée à répondre. » Ce pas­sage concerne la méthode de rai­son­ne­ment et les véri­tés phi­lo­so­phiques, mais, dans la mesure où la théo­lo­gie est une réflexion au sujet du don­né de la Révé­la­tion qui suit les mêmes exi­gences logiques, la por­tée en est plus vaste. Il inclut notam­ment l’évolution des dogmes, pla­cée entre le déve­lop­pe­ment homo­gène « dans sa propre ligne, à savoir à l’intérieur du même dogme, de la même signi­fi­ca­tion, de la même com­pré­hen­sion » – Vati­can I, consti­tu­tion De Fide –, et l’hétérogénéité des champs cultu­rels, consé­quence du sub­jec­ti­visme moderne récu­pé­rée en théo­lo­gie par le moder­nisme.
De celui-ci, Fides et Ratio retient sur­tout le rejet de la tra­di­tion au nom de la plu­ra­li­té des « lan­gages » spa­tio-tem­po­rels, mais com­porte aus­si, on l’a vu, une incri­mi­na­tion aus­si lapi­daire qu’essentielle : l’historicisme (moder­niste) « confond l’actualité avec la véri­té ».

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Ces deux aspects sont au coeur de l’interprétation de Vati­can II. C’est sur eux que s’est concen­tré le dis­cours du 22 décembre 2005, et plus pré­ci­sé­ment autour du thème qui à lui seul résume le pro­blème d’ensemble : la décla­ra­tion conci­liaire Digni­ta­tis Huma­nae, qui a cher­ché à don­ner un fon­de­ment doc­tri­nal à la garan­tie de la liber­té de reli­gion dans le droit posi­tif des Etats, s’écartant ce fai­sant d’énoncés magis­té­riels en sens oppo­sé.
Une pre­mière dif­fi­cul­té a été remar­quée dès la fin du Concile par celui qui était alors conseiller (per­itus) du car­di­nal Frings, arche­vêque de Cologne : Joseph Rat­zin­ger. Elle est pré­sen­tée au fil d’un compte ren­du qu’il don­na de la qua­trième ses­sion (1965), repro­duit dans le jour­nal récem­ment édi­té en fran­çais (Mon Concile Vati­can II. Enjeux et pers­pec­tives, Artège, Per­pi­gnan, mars 2011). Le texte de la Décla­ra­tion avait été pré­pa­ré par un pre­mier débat lors de la ses­sion pré­cé­dente, au sujet duquel Joseph Rat­zin­ger avait émis une réserve, visant pro­ba­ble­ment l’influence exer­cée par le jésuite John Court­ney Mur­ray : « En fait, c’est le modèle amé­ri­cain qui trans­pa­raît à tra­vers [la] doc­trine du droit natu­rel pré­su­mée indé­pen­dante de l’histoire. Au lieu de conce­voir une construc­tion idéale de coopé­ra­tion de l’Etat et de l’Eglise, on aurait bien mieux fait de se conten­ter de mettre en avant la doc­trine de non-vio­lence de l’Evangile, avec toutes ses consé­quences et se débar­ras­ser de la fatale erreur de saint Tho­mas qui croit devoir cor­ri­ger l’Evangile sur ce point en disant que dans une socié­té chré­tienne fer­mée, on n’a pas besoin de recou­rir aux tri­bu­naux mais que l’on doit, de plein droit, extir­per l’ivraie et tuer les pécheurs “de manière louable et salu­taire” » (loc. cit., p. 170). (Saint Tho­mas s’intéressait au sort à don­ner éven­tuel­le­ment aux « mali », c’est-à-dire aux cri­mi­nels, au nom du bien com­mun, et non aux « pec­ca­tores » ; la lec­ture de la ques­tion 64 de la IIa IIae s’avérait ici quelque peu expé­di­tive.) Par la suite, Joseph Rat­zin­ger remar­que­ra que la dif­fi­cul­té à trou­ver un fon­de­ment théo­lo­gique (dans l’Ecriture ou la Tra­di­tion) à la liber­té civile de reli­gion demeu­rait, et en consé­quence posait le pro­blème de la conti­nui­té dès lors qu’on se conten­tait d’affirmer, sans plus, que la Décla­ra­tion « ne porte aucun pré­ju­dice à la doc­trine catho­lique tra­di­tion­nelle sur le devoir de l’homme et des asso­cia­tions à l’égard de la vraie reli­gion et de l’unique Eglise du Christ » (DH 1, 3). Le théo­lo­gien sou­li­gnait l’écueil : « Le terme de devoir des com­mu­nau­tés à l’égard de l’Eglise demeure dis­cu­table : la décla­ra­tion conci­liaire offre en réa­li­té du nou­veau et d’une manière autre que celle que l’on peut trou­ver dans les décla­ra­tions de Pie IX ou de Pie XII. » Si bien que l’affirmation posée au début de la Décla­ra­tion, insé­rée pour écar­ter a prio­ri les réti­cences, n’est qu’« une fleur de rhé­to­rique ini­tiale que l’on aurait peut-être mieux fait de lais­ser car­ré­ment de côté […] rien d’autre qu’une simple faute de goût » (ibid., p. 216).
Voi­là qui per­met de mieux com­prendre, mal­gré la dis­tance et les évo­lu­tions liées à la matu­ra­tion intel­lec­tuelle, la pro­blé­ma­tique for­mu­lée par Benoît XVI en 2005. Il y a eu chan­ge­ment de cap dans le domaine consi­dé­ré (la liber­té de reli­gion) comme dans cer­tains autres, et si cela pré­sente une dif­fi­cul­té du point de vue de la conti­nui­té – dans le sens dyna­mique d’une élu­ci­da­tion tou­jours plus pré­cise du don­né révé­lé –, il reste à sou­le­ver le seul motif qui puisse per­mettre de l’accepter, à savoir le chan­ge­ment d’époque, un chan­ge­ment tel­le­ment net qu’il auto­rise à ôter sa rai­son d’être au main­tien d’une doc­trine anté­rieu­re­ment sou­te­nue mais n’ayant plus aucun lien avec la réa­li­té nou­velle.
Une telle cla­ri­fi­ca­tion consti­tue un pas consi­dé­rable, libé­ra­teur, en com­pa­rai­son de la sur­abon­dance d’écrits s’efforçant de démon­trer l’absence de rup­ture, la pré­ten­due évi­dence d’une conti­nui­té sous appa­rence de dis­con­ti­nui­té, etc., carac­té­ri­sant les décen­nies pré­cé­dentes et encore sou­te­nue ça et là. Le pro­blème est cette fois posé de manière nette. La « réforme » à laquelle fait allu­sion Benoît XVI est défi­nie comme un « ensemble de conti­nui­té et de dis­con­ti­nui­té à divers niveaux ». Par « niveaux », il faut com­prendre une cer­taine gra­dua­li­té du point de vue de la durée de vali­di­té, immé­dia­te­ment expli­quée : ain­si, « les déci­sions de fond peuvent demeu­rer valables, tan­dis que les formes de leur appli­ca­tion dans des contextes nou­veaux peuvent varier ». Le concept de réforme ain­si pré­ci­sé sug­gère deux pistes de réflexion, l’une de méthode, l’autre de fait.

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La dis­tinc­tion entre « déci­sions de fond » et « formes » paraît de prime abord ne concer­ner que la moda­li­té d’expression d’un même prin­cipe. Le terme rete­nu est d’ailleurs celui de « déci­sions », qui est un peu ambi­gu, puisqu’il pour­rait ne concer­ner que des dis­po­si­tions dis­ci­pli­naires (par exemple, le Non pos­su­mus, le Ral­lie­ment…) ; mais le contexte conduit à com­prendre qu’il s’agit de juge­ments doc­tri­naux (« appli­ca­tion ») expri­més de manière éla­bo­rée, comme par exemple la série des ency­cliques anti­mo­dernes de Léon XIII Diu­tur­num illud (1881), Huma­num genus (1884), Immor­tale Dei (1885), Liber­tas praes­tan­tis­si­mum (1888).
Avant la deuxième ses­sion conci­liaire, c’est-à-dire tout de même très récem­ment, cette façon de dis­tin­guer fond et appli­ca­tion, du moins dans le sens éten­du qui semble envi­sa­gé ici, n’était ni évi­dente ni usuelle. On s’en tenait à l’idée que les prin­cipes constants pou­vaient être rap­pe­lés avec insis­tance dans des périodes au cours des­quelles on les oubliait ou on les vio­lait effron­té­ment. Comme dans tout juge­ment pra­tique, les prin­cipes étaient appli­qués à une situa­tion déter­mi­née avec l’insistance ou la dis­cré­tion que celle-ci impo­sait, ce qui consti­tuait à pro­pre­ment par­ler la « forme ». Mais depuis la deuxième ses­sion conci­liaire, il ne semble pas que ce soit la même chose dont il s’agisse. Benoît XVI note que la dis­tinc­tion entre « déci­sions de fond » et « formes » est « un fait qui peut échap­per faci­le­ment au pre­mier abord » ; il ajoute même qu’il requiert un effort d’apprentissage : « […] nous devions apprendre plus concrè­te­ment qu’auparavant que les déci­sions de l’Eglise en ce qui concerne les faits contin­gents […] devaient néces­sai­re­ment être elles-mêmes contin­gentes […]. Il fal­lait apprendre à recon­naître que, dans de telles déci­sions, seuls les prin­cipes expriment l’aspect durable […] en revanche les formes concrètes ne sont pas aus­si per­ma­nentes […] ». Du point de vue métho­do­lo­gique, il s’agit donc d’une inno­va­tion, consis­tant non seule­ment à dis­tin­guer, comme tou­jours aupa­ra­vant, prin­cipes et appli­ca­tions pru­den­tielles, mais de plus à scin­der les expo­sés doc­tri­naux eux-mêmes en prin­cipes « de fond », intan­gibles, et formes concrètes, dont il reste à com­prendre le sta­tut exact. Notons que la ter­mi­no­lo­gie employée est clai­re­ment juri­dique, ce qui n’est sans doute pas for­tuit.
Il semble que l’on puisse com­prendre, par ana­lo­gie, la répar­ti­tion opé­rée ici comme un acte admi­nis­tra­tif ou légis­la­tif de déclas­se­ment : étant en contra­dic­tion avec une situa­tion nou­velle, une par­tie de la doc­trine anté­rieu­re­ment expo­sée est consi­dé­rée comme désor­mais inopé­rante ou contre-pro­duc­tive et se voit donc déclas­sée, pas­sant du rang des prin­cipes à celui des formes ou for­mu­la­tions liées à une époque don­née.
Le dis­cours de décembre 2005 prend l’exemple de la liber­té de reli­gion : condam­née quand elle était « consi­dé­rée comme une expres­sion de l’incapacité de l’homme à trou­ver la véri­té », louée au Concile parce que tenue pour « une néces­si­té décou­lant de la coexis­tence humaine » dès lors qu’un « Etat moderne accor­dait une place aux citoyens de diverses reli­gions et idéo­lo­gies, se com­por­tant envers ces reli­gions de façon impar­tiale et assu­mant sim­ple­ment la res­pon­sa­bi­li­té d’une coexis­tence ordon­née et tolé­rante… ». La dif­fé­ren­cia­tion dépasse celle d’une accen­tua­tion par­ti­cu­lière, l’argument nou­veau ne venant pas com­plé­ter le pré­cé­dent, mais le ren­dant caduc. N’y a‑t-il pas là une expres­sion par­tielle d’historicisme, dans la mesure où l’énonciation doc­tri­nale en rap­port avec les cir­cons­tances nou­velles ou pré­su­mées telles est sous­traite à la règle du déve­lop­pe­ment homo­gène du fait de son affec­ta­tion dans la caté­go­rie des « formes » ? On pour­rait prendre un autre exemple, d’ailleurs lié au pré­cé­dent, celui de la doc­trine du Christ-Roi, expo­sée de manière appro­fon­die par Pie XI dans Quas Pri­mas (1925). Une longue argu­men­ta­tion théo­lo­gique y livre les rai­sons pour les­quelles tout corps social a le devoir objec­tif de rendre un culte public au Christ Rédemp­teur. On peut ima­gi­ner – par pure hypo­thèse – que dans un contexte don­né, il soit pré­fé­rable de ne pas y insis­ter, cela pour des rai­sons pru­den­tielles ; est-il envi­sa­geable de recons­truire cette doc­trine en sorte qu’elle n’apparaisse plus « mena­çante » envers la culture domi­nante anti­chré­tienne, et choi­sir de l’amputer de ses aspects socio-poli­tiques (l’obligation de droit du culte public envers le Rédemp­teur) pour n’en rete­nir désor­mais que son sens spi­ri­tuel et escha­to­lo­gique ? Jamais cepen­dant avant Vati­can II ne fut envi­sa­gée une telle pos­si­bi­li­té, et sur­tout pas en l’assortissant d’un juge­ment de péremp­tion his­to­rique. Du point de vue fac­tuel, et sauf erreur, la méthode appa­rue à l’occasion du Concile est donc inédite. Les rai­sons de son émer­gence à cette époque pré­cise devraient faire l’objet d’une recherche, qui per­met­trait de com­pa­rer cer­taines manières paral­lèles de rai­son­ner sur des ter­rains théo­lo­giques tels que la métho­do­lo­gie de l’oecuménisme, les nou­velles concep­tions de la Tra­di­tion, le poten­tiel de déve­lop­pe­ment des notions de « pas­to­ra­li­té » et de « récep­tion », le rap­port entre théo­lo­gie et praxis, etc.

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A côté de la ques­tion de méthode sub­siste une ques­tion de fait. Le chan­ge­ment évo­qué par Benoît XVI cor­res­pond à deux phases dis­tinctes de l’ordre poli­tique moderne, jus­ti­fiant rejet dans un pre­mier temps, appro­ba­tion de la part de l’Eglise dans un second. Qu’en est-il des trans­for­ma­tions internes de la moder­ni­té ? Assu­ré­ment, la mise en oeuvre poli­tique, vio­lente et rapide, des prin­cipes for­mu­lés au temps des Lumières a engen­dré – au for­ceps – une nou­velle socié­té, régie selon la logique de la phi­lo­so­phie ain­si éla­bo­rée, en anta­go­nisme for­mel avec les prin­cipes chré­tiens dont elle avait l’ambition de libé­rer l’humanité. Cette inter­re­la­tion entre phi­lo­so­phie et réa­li­té est fon­da­men­tale dans le cas de la moder­ni­té, qui se déve­loppe dans le temps comme un pro­ces­sus de mise en oeuvre de la phi­lo­so­phie géné­rale qui la défi­nit. Por­té par des hommes, ce pro­ces­sus se heurte à des résis­tances de la part des socié­tés qu’il atteint, dociles ou réti­centes selon les temps et les lieux. Il ren­contre aus­si l’obstacle des contra­dic­tions qu’il porte en son sein (universalisme/différentialisme, sou­ve­rai­ne­té de l’individu/égalité…), condui­sant à terme à son auto­des­truc­tion ; enfin, ne l’oublions pas, il entre dans le mys­tère de la divine pro­vi­dence, dont il accom­plit pour un temps les des­seins. Tout cela explique que, contrai­re­ment au mythe pro­gres­siste, le pro­ces­sus peut suivre un rythme chao­tique avant de devoir dis­pa­raître un jour.
Le dis­cours de décembre 2005 ne pré­tend pas que la moder­ni­té – enten­due comme « libé­ra­lisme radi­cal », auquel avaient répon­du les « condam­na­tions sévères et radi­cales », elles aus­si, de Pie IX – aurait ces­sé d’exister en tant que phi­lo­so­phie-monde. Il consi­dère plu­tôt que sous l’effet des cir­cons­tances le pro­ces­sus moderne a diver­si­fié ses moda­li­tés (notam­ment avec l’exemple d’un modèle amé­ri­cain dis­tinct du jaco­bi­nisme), et que l’implication poli­tique de catho­liques dans les ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques a levé cer­taines incom­pré­hen­sions et accru l’idée d’une pos­sible coopé­ra­tion là où aupa­ra­vant l’affrontement était seul ima­gi­nable. Le chan­ge­ment qua­li­ta­tif aurait donc prin­ci­pa­le­ment pris l’aspect d’un état d’esprit nou­veau, d’un pas­sage de l’état de guerre à une ouver­ture mutuelle. Cette éva­lua­tion coïn­cide avec celle qui a domi­né au moment du Concile, carac­té­ri­sée par un opti­misme volon­ta­riste, d’ailleurs bien en accord avec les réa­li­tés du moment. Depuis il est deve­nu beau­coup plus dif­fi­cile d’envisager les faits sous le même angle, tan­dis que le rejet du Christ par toutes sortes de forces poli­tiques, idéo­lo­giques, éco­no­miques et reli­gieuses a pris une ampleur consi­dé­rable. Sous ce rap­port, l’interprétation que don­nait Benoît XVI en 2005 semble assez inac­tuelle. La seule trace des bons rap­ports aux­quels elle fait allu­sion sans la nom­mer – la laï­ci­té posi­tive – n’est pour l’instant qu’un pro­jet, sinon un mar­ché de dupes. Il est alors per­mis de pen­ser que le pro­pos de Benoît XVI était peut-être plus pres­crip­tif que des­crip­tif, comme une sorte de plai­doyer pour un allé­ge­ment pra­tique des ten­sions dans une pers­pec­tive de moindre mal.
Une trêve pour­rait être ima­gi­née dans l’hypothèse où les cir­cons­tances affai­bli­raient le sys­tème domi­nant et où il lui devien­drait utile de pra­ti­quer la poli­tique de la main ten­due envers l’Eglise, jusqu’au moment où il serait à même de reprendre son cours nor­mal. Telles furent les phases d’Ordre moral connues au XIXe siècle, ou encore la « NEP reli­gieuse » dans l’URSS des débuts du sta­li­nisme. D’autre part, la moder­ni­té, toutes formes confon­dues, est arri­vée aujourd’hui dans sa phase tar­dive, et offre les deux figures, contra­dic­toires seule­ment en appa­rence, de son accom­plis­se­ment, hyper­mo­der­ni­té aux ambi­tions illi­mi­tées et post­mo­der­ni­té déca­dente et anti­hu­ma­niste, sans que l’une ou l’autre n’abandonne le moins du monde une même logique ini­tiale d’exclusion de Dieu. Tout au plus peut-on noter de petites, et par­fois utiles dif­fé­rences, bien qu’à cer­tains égards la com­pa­rai­son finale donne l’impression d’un jeu à somme nulle : l’homo sovie­ti­cus, pro­duit de la vio­lence poli­cière du régime com­mu­niste, n’a‑t-il pas son pen­dant dans l’homo occi­den­ta­lis décé­ré­bré de socié­tés répu­tées plus libres mais d’effets anthro­po­lo­giques com­pa­rables ?
Quoi qu’il en soit, l’heure pré­sente est plu­tôt au retour vers un conflit ouvert, ce qui nous ramène à divers égards à la situa­tion à laquelle avait vou­lu répondre le Syl­la­bus. Sera-t-il alors pos­sible d’envisager, afin de répondre à cette régres­sion, une nou­velle opé­ra­tion, de reclas­se­ment cette fois, de la « forme » conci­liaire elle-même frap­pée d’obsolescence ? On peut dou­ter de l’hypothèse, d’autant plus que, dans l’exemple de la liber­té de reli­gion qu’il don­nait, Benoît XVI indi­quait que si Vati­can II avait recon­nu et fait sien, avec Digni­ta­tis huma­nae, un prin­cipe essen­tiel de l’Etat moderne, le Concile avait en même temps « repris à nou­veau le patri­moine le plus pro­fond de l’Eglise ». Faire le che­min inverse à cause de nou­velles mani­fes­ta­tions struc­tu­relles d’hostilité poli­tique échap­pe­rait dif­fi­ci­le­ment à l’incrimination d’opportunisme, ce qui rend l’hypothèse impen­sable sans une pro­fonde révi­sion de la méthode d’ensemble, bien au-delà du thème des « quatre valeurs non négo­ciables ». Il fau­drait pour­tant trou­ver une issue. Bien que le concept de réforme soit plus pré­cis que celui d’aggiornamento (mise à jour), ne serait-il pas plus juste de remettre à l’honneur celui de res­tau­ra­tion, dans le sens d’ailleurs employé au moment du Concile à pro­pos de la litur­gie ? La conno­ta­tion de ce der­nier terme est très néga­tive dans le monde héri­té des Lumières, sus­ci­tant tous les fan­tasmes du retour à l’ancien régime, de la « réac­tion », etc. Le latin ins­tau­ra­tio, qu’il tra­duit, rend sans doute bien mieux l’idée de réha­bi­li­ta­tion ou de réta­blis­se­ment. Dans la vie chré­tienne il évoque sur­tout les fruits de la récon­ci­lia­tion avec Dieu, après le péché confes­sé ; ou bien encore la redé­cou­verte du sens ou de la beau­té ori­gi­nelle des doc­trines et des pra­tiques dont la conscience s’est émous­sée au fil du temps. Cette manière d’envisager un renou­veau déga­gé de la contrainte de devoir se jus­ti­fier vis-à-vis du monde per­met­trait une approche essen­tiel­le­ment posi­tive, abou­tis­sant non plus à trier dans la doc­trine sacrée en fonc­tion de l’acceptation ou du rejet par la culture domi­nante, mais à recher­cher tout ce qui peut et doit être réha­bi­li­té après un demi-siècle de désordres.

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