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Quand l’E­glise s’en­fonce dans la nuit la plus obs­cure

[note : cet article a été publié dans le numé­ro 104 de catho­li­ca, pp. 130–136).

On sait la place pri­vi­lé­giée prise par l’ab­bé Jour­net dans les « grandes ami­tiés » de Jacques Mari­tain et en même temps de sa femme Raïs­sa et de la sœur de celle-ci, Véra. La publi­ca­tion de la cor­res­pon­dance entre « Jacques très cher » et « mon bien-aimé Charles », comme ils s’appellent affec­tueu­se­ment, vient de s’achever avec la paru­tion d’un sixième volume qui couvre les années 1965 à 1973, année du décès de Jacques Mari­tain, en avril (Charles Jour­net décé­de­ra exac­te­ment deux ans plus tard). Le volume regroupe trois cents lettres, dont la der­nière est de novembre 1972. Il est com­plé­té par un « Cahier de Rome » et divers textes du Car­di­nal Jour­net, ain­si que par diverses annexes qui apportent des journetpré­ci­sions à cer­tains sujets abor­dés dans la cor­res­pon­dance comme le caté­chisme hol­lan­dais, la régu­la­tion des nais­sances, la tra­duc­tion fran­çaise du Canon, le nou­veau Mis­sel (à noter, pp. 1044–1048, le juge­ment du Car­di­nal Jour­net sur la nou­velle Messe).
L’année 1965 a com­men­cé de manière dou­lou­reuse pour l’abbé Jour­net. En février, le pape l’a créé car­di­nal. Le pre­mier réflexe de l’abbé a été de sup­plier le Saint-Père de lui épar­gner « cet hon­neur trop lourd et trop voyant » ((. Lettre à Paul VI, in op. cit., p. 925. Dans un télé­gramme au Saint-Père, il écrit : « Je vous sup­plie, je refuse, de toutes les forces de mon âme, je ne peux pas accep­ter. C’est ma mort, c’est l’agonie, l’agonie » (op. cit., p. 926).)) . Il s’est beau­coup déme­né afin de refu­ser, comme il l’écrira à Mari­tain, « cette atroce nomi­na­tion » (36), sa voca­tion étant d’être — comme saint Tho­mas — simple cher­cheur en théo­lo­gie, sans que ses écrits soient affec­tés d’un coef­fi­cient d’autorité. Mari­tain au contraire le sup­plie à genoux d’accepter, « pour la cause de saint Tho­mas » (40). Pour tran­cher ces réfé­rences contra­dic­toires à saint Tho­mas, l’humble abbé Jour­net se lais­se­ra convaincre par les efforts conju­gués du pape et de Mari­tain.
1965 est aus­si l’année de la der­nière ses­sion du Concile Vati­can II. Dès avant la fin du Concile les deux amis s’accordent pour déplo­rer une dété­rio­ra­tion litur­gique, théo­lo­gique, spi­ri­tuelle. Nous allons exa­mi­ner ces dif­fé­rents domaines. On nous par­don­ne­ra de le faire en rele­vant le plus volon­tiers des expres­sions hautes en cou­leurs, mais qui sou­vent touchent hélas le cœur de la cible. C’est un des inté­rêts d’une telle cor­res­pon­dance pri­vée que de révé­ler à l’état brut des pen­sées et des réac­tions dépour­vues de ce mini­mum de diplo­ma­tie auquel oblige en géné­ral l’expression publique.
Nous com­men­ce­rons par la ques­tion litur­gique, qui revient à diverses reprises. Déjà au prin­temps 1965, Mari­tain confesse que son ami « est encore plus sévère que [lui] pour la manière dont on bou­le­verse la litur­gie » (64, n. 3). Jour­net, que Mari­tain approuve (146), n’arrive pas à trou­ver belle la Consti­tu­tion sur la litur­gie, qu’il juge insuf­fi­sante sur l’eucharistie et dont il déplore déjà en 1966 le résul­tat pas­to­ral : les taber­nacles deve­nus gênants, le maître-autel deve­nu une table pro­tes­tante, et tou­jours plus de prêtres qui ne disent plus la messe quand ils ne peuvent pas concé­lé­brer (128, 141).
Atta­ché aux concepts rigou­reux héri­tés de saint Tho­mas, Jour­net s’en prend à plu­sieurs reprises aux tra­duc­tions litur­giques : « J’ai envie de mou­rir chaque matin quand j’entends la tota­le­ment, hon­teu­se­ment inepte tra­duc­tion fran­çaise auto­ri­sée par les évêques fran­çais », et il donne l’exemple, dans le Cre­do, du consub­stan­tia­lem ren­du de manière « héré­tique » par « de même nature que le Père » (49 et 238) — ce qui est ensei­gner le tri­théisme. « Pour ma part j’aimerais mieux mou­rir que de faire sor­tir de ma bouche ce “de même nature que” » (239).
Mari­tain de son côté est cho­qué, nous sommes en mars 1967, par un pro­jet de tra­duc­tion du Canon de la messe, à pro­pos duquel on l’a consul­té : « Voir les évêques de France tra­hir le sacré » (374, n. 5), voir un épis­co­pat « orga­ni­sé presque aus­si bien et aus­si mili­tai­re­ment que le par­ti com­mu­niste » (378) le scan­da­lise. Il n’hésite pas à par­ler d’une tra­hi­son col­lec­tive de leur man­dat, et son indi­gna­tion est par­ta­gée par Jour­net. D’ailleurs sur tous ces sujets les deux hommes sont en par­faite com­mu­nion de pen­sée. Il y a par­fois entre eux, au fil des lettres, de minces diver­gences, mais c’est tou­jours à pro­pos de points très tech­niques et non fon­da­men­taux, en géné­ral de théo­lo­gie.
Puis vient la nou­velle tra­duc­tion du Notre Père, qui entre en usage la nuit pas­cale 1966. Jour­net déplore le tutoie­ment, adop­té, observe-t-il, pour s’ajuster à une mino­ri­té pro­tes­tante (128). Peu de temps après, Mari­tain conteste la litur­gie en langue ver­na­cu­laire : « Et main­te­nant, avec cette litur­gie en fran­çais, le der­nier refuge de la beau­té ici-bas nous a été ôté par l’Eglise. Au fond c’est sans doute mieux comme ça, et ne serait pas si grave s’il n’y avait en même temps le pro­ces­sus d’“apostasie imma­nente”. Nous sommes en plein dans les larmes de la Salette. Dire qu’il y a plus de cent ans la Sainte Vierge avait por­té le diag­nos­tic » (504).
Plus encore que la litur­gie, c’est la crise de la foi qui inquiète les deux amis. « Le mal s’aggrave ter­ri­ble­ment dans le cler­gé », constate Jour­net, et à plu­sieurs reprises il fait men­tion de lettres qui lui par­viennent de gens dont la foi en désar­roi com­mence à chan­ce­ler (226). Le mal est pro­fond et omni­pré­sent : « Si l’on ne gar­dait dans les Uni­ver­si­tés, ins­ti­tuts, sémi­naires, que ceux dont la doc­trine est sûre, et qui croient à la valeur des déci­sions conci­liaires du pas­sé, on n’aurait plus grand monde pour ins­truire la jeu­nesse » (616).
Le car­di­nal Jour­net évoque sa par­ti­ci­pa­tion aux tra­vaux de la com­mis­sion de car­di­naux char­gés d’examiner le nou­veau caté­chisme hol­lan­dais, paru avec l’appui du car­di­nal Alfrink. Mais ce n’est pas seule­ment en Hol­lande que le ver est dans le fruit. La caté­chèse prend une direc­tion inquié­tante : « Toute la caté­ché­tique sert, sous cou­leur de péda­go­gie, à miner le cre­do, et les dogmes même de foi » (293), et à pro­pos du caté­chisme des évêques fran­çais : « Au nom de la péda­go­gie on fait silence sur tant de choses » (542). Mari­tain fait le même constat, en jan­vier 1967 : « La crise affreuse par laquelle l’Eglise est en train de pas­ser […] qui menace les fon­de­ments de la Foi et est liée à l’immense crise qui secoue le monde et la civi­li­sa­tion » (328). Dans cette même lettre, Mari­tain a l’idée d’un texte que le pape pro­cla­me­rait solen­nel­le­ment, pour tirer « de leur angoisse crois­sante l’immense mul­ti­tude d’âmes qui ne savent plus ce qu’il faut croire. » C’est dans ce contexte que Paul VI a décré­té une année de la foi à par­tir de la fête des saints Pierre et Paul 1967. Dans une entre­vue avec le pape au mois de décembre de la même année, Jour­net, se fai­sant l’avocat du pro­jet de son ami, lui sug­gère de clore l’année de la foi par quelque chose comme une « pro­fes­sion de foi de Paul VI » (329). Et Mari­tain va très rapi­de­ment rédi­ger un texte qui en sub­stance sera repris par le Pape ((. Jour­net comme Mari­tain mani­festent une vive admi­ra­tion pour la per­sonne de Paul VI, en aucun autre pape Mari­tain dit n’avoir res­sen­ti à ce point la pré­sence de l’Esprit (84).))  et pro­cla­mé dans toute l’Eglise lors de la clô­ture de l’année de la foi ((. La revue Nova et Vete­ra sous le titre « Le cre­do du peuple de Dieu » pré­sente dans son n. 2009/1 un his­to­rique détaillé de cet épi­sode ain­si qu’un com­pa­ra­tif du texte de Mari­tain et du texte de la Pro­fes­sion de foi de Paul VI.)) .
Cette ini­tia­tive ne sera cepen­dant pas une digue suf­fi­sante. L’aventure post­con­ci­liaire va se pour­suivre dans la même direc­tion, se voyant qua­li­fiée par Jour­net d’« effroyable maquis où le Prince de ce Monde est Maître » (352). Dans une longue lettre réqui­si­toire d’août 1966, Mari­tain voit dans la crise actuelle une crise plus grave que celle de l’arianisme (234). Deux ans plus tard il s’indigne que « la gra­vi­té inouïe de cette crise de la foi au sein même de l’Eglise » ne soit pas le fait seule­ment d’une petite mino­ri­té d’agitateurs, « mais aus­si des per­sonnes en situa­tion de contrôle qui tra­hissent leurs res­pon­sa­bi­li­tés » (602–603). Jour­net n’est pas en reste qui voit l’Eglise s’enfoncer dans une nuit plus obs­cure que jamais (686).
Cette période est aus­si celle de la paru­tion du Pay­san de la Garonne. La cor­res­pon­dance nous trans­porte dans les cou­lisses de la genèse de cet ouvrage qui fit beau­coup par­ler de lui. En jan­vier 1966, Mari­tain informe Jour­net de son pro­jet d’un petit livre sur le désar­roi actuel des esprits, auquel il a com­men­cé de tra­vailler (125, 127). Ce seront des mois de dur labeur. Mari­tain envoie à Jour­net ses cha­pitres au fur et à mesure de leur rédac­tion au cours du prin­temps 1966. Dans les jours qui pré­cèdent l’achèvement du Pay­san, début juin 1966, Mari­tain confie à son cor­res­pon­dant : « Je suis à bout de forces, je tra­vaille comme un for­çat » (196), et de telles expres­sions sont récur­rentes ((. Il en ira de même les années sui­vantes pen­dant les­quelles Mari­tain conti­nue d’écrire, même s’il s’était juré que le Pay­san serait son der­nier livre. De fait, deux ouvrages seront encore rédi­gés, De l’Eglise du Christ. La per­sonne de l’Eglise et son per­son­nel (paru en 1970 chez Des­clée De Brou­wer), et Approches sans entraves, qui paraî­tra à titre post­hume (Fayard, 1973), ses épreuves ayant été envoyées à l’éditeur peu avant la mort de l’auteur.)) . Le livre sera remis à l’éditeur en juin, il paraî­tra le 2 novembre. Jour­net espère que ce livre orien­te­ra toute notre pen­sée d’après-Concile (216), dans ce monde à demi-fou ou com­plè­te­ment fou qui nous entoure (128). Mari­tain le vou­drait bien, mais il dément : « Ne croyez pas qu’il orien­te­ra les esprits ! La crise est beau­coup trop pro­fonde, (et les évêques eux-mêmes beau­coup trop mous pour que rien change actuel­le­ment dans la masse du cler­gé, sinon vers le pire). Je n’attends aucun effet de ce livre, c’est seule­ment un témoi­gnage » (231–232).
Pour­tant le suc­cès du livre (55 000 exem­plaires ven­dus en jan­vier 1967) est effa­rant, il réjouit bien sûr Mari­tain, qui pré­cise cepen­dant : « Pour moi c’est assez hor­rible, il me semble qu’on me livre tout nu aux yeux de badauds dans un caba­ret » (320). Il n’y aura effec­ti­ve­ment aucun effet du côté des évêques, qui pren­dront posi­tion à leur manière, indi­rec­te­ment, dans leur réponse à une enquête faite par le car­di­nal Otta­via­ni. Alors que pour Mari­tain, selon une des expres­sions du Pay­san de la Garonne qui a connu une for­tune par­ti­cu­lière, le moder­nisme du temps de Pie X n’était, en regard de celui qui sévit aujourd’hui, qu’un modeste rhume des foins, les évêques estiment qu’« il n’y a pas lieu de par­ler d’une résur­gence du moder­nisme au sens his­to­rique du terme » ((. Texte cité dans la n. 7 de la p. 341. A la même époque, dans une lettre à Julien Green du 19 jan­vier 1966, Mari­tain écrit que « nous sommes dans la pire crise moder­niste. Et je ne me console pas de voir la lai­deur et la bêtise intro­duites (avec le fran­çais) dans la litur­gie sacrée » (J. Green‑J.Maritain, Une grande ami­tié. Cor­res­pon­dance 1926–1972, Gal­li­mard, 1982, p. 255).)) .
Cela fai­sait long­temps, au moins depuis la crise de l’Action fran­çaise, que Mari­tain n’occupait  plus ce cré­neau en quelque manière anti­mo­derne. Il ne s’y sent pas par­ti­cu­liè­re­ment à l’aise, ce qui explique le trip­tyque qu’il conçoit, où il se place entre les deux extrêmes que sont les moder­nistes mou­tons de Panurge d’une part et les rumi­nants de la Sainte Alliance, image colo­rée dont il use pour dési­gner ceux qu’il appelle éga­le­ment les inté­gristes, d’autre part. Mais on ne peut s’empêcher d’y voir une fausse fenêtre pour la symé­trie, tel­le­ment les prises de posi­tion qui sont les siennes ont été reçues géné­ra­le­ment comme lit­té­ra­le­ment « réac­tion­naires ». Le reproche qu’il fait aux « inté­gristes d’extrême-droite » est de tout gêner et de tout com­pro­mettre davan­tage (235). Il est vrai que dans le Pay­san il va plus loin, voyant dans l’intégrisme « la pire offense à la Véri­té divine et à l’intelligence humaine » ((. Le Pay­san de la Garonne, Des­clée De Brou­wer, 1966, p. 235. Il est inté­res­sant de rele­ver que dans la cor­res­pon­dance pri­vée les charges les plus sévères sont diri­gées constam­ment vers les moder­nistes, le camp oppo­sé étant igno­ré, alors que dans son livre, on ne ren­contre pas, à pro­pos du moder­nisme, de for­mule aus­si dure que celle ci-des­sus men­tion­née par laquelle il condamne l’intégrisme. Cette façon de faire pro­cé­de­rait-elle d’un sou­ci de res­pec­ta­bi­li­té sociale plus que d’une requête de la véri­té ? En tout cas ces pré­cau­tions de lan­gage n’ont pas empê­ché bien des réac­tions média­tiques d’assimiler Mari­tain à cet inté­grisme avec lequel il tenait si for­te­ment à ne pas être confon­du…)) . Mais tous les reproches qu’il fait aux moder­nistes des­truc­teurs de l’Eglise ont une saveur tra­di­tion­nelle qui n’échappera pas à ses contra­dic­teurs. Si Mari­tain a com­men­cé comme anti­mo­derne, avant de cher­cher le plus d’accointances pos­sibles avec la moder­ni­té, il finit anti­mo­der­niste, dans un camp où il ne se sent pas en bonne com­pa­gnie…
On apprend que Jour­net dit avoir beau­coup de peine à accep­ter, outre la Consti­tu­tion sur la litur­gie, celle sur l’Eglise dans le monde de ce temps (et ses équi­voques sur le sens du mot « monde » — mais Mari­tain sera posi­tif sur ce docu­ment dans le Pay­san, et Jour­net le rejoin­dra (153)), le décret sur la for­ma­tion des prêtres, et sur­tout le décret sur l’œcuménisme « qui fait faire des folies : les évêques suivent des incons­cients pleins de dyna­misme » (138). Cepen­dant Mari­tain dénon­çait déjà ce que l’on appelle aujourd’hui l’herméneutique de la rup­ture : « Toutes les folies que nous voyons main­te­nant sont des appli­ca­tions aber­rantes ou des inter­pré­ta­tions aber­rantes autour des déci­sions du Concile, et ne pro­cèdent en rien de ces déci­sions elles-mêmes, qu’elles vicient au contraire » (132). Notam­ment l’application qui est faite de la Consti­tu­tion sur la litur­gie va à contre-sens (235). Dans une lettre d’août 1966, Mari­tain plaide, lorsque la messe est dite face au peuple, en faveur du taber­nacle et du cru­ci­fix devant l’autel, entre le célé­brant et les fidèles, ce qui se fait chez les Petits frères de Tou­louse, chez les­quels il vivait. « Une telle dis­po­si­tion, simple et pra­tique, ne devrait-elle pas être géné­ra­li­sée ? » (237). Il conteste la com­mu­nion à la queue leu leu, sans le moindre signe d’adoration et d’action de grâces, ceux qui com­mu­nient ayant « l’air de gens pas­sant à un gui­chet de dis­tri­bu­tion pour en rece­voir un ticket ou un bon de train » (238), et il sug­gère de faire une génu­flexion. On sait ce que pen­se­ra de tout cela le car­di­nal Rat­zin­ger, et ce que fait aujourd’hui le pape Benoît XVI.
Pour­tant l’introduction de la nou­velle messe, dont on sait qu’elle fit souf­frir le car­di­nal Jour­net, ne donne lieu qu’à un très maigre com­men­taire. Le fameux article 7 de l’Ins­ti­tu­tio gene­ra­lis qui intro­duit le nou­veau mis­sel n’avait pas échap­pé au car­di­nal. Il en écrit, le 11 décembre 1969 : « La messe est défi­nie sans qu’il soit fait men­tion des notions de sacri­fice et de trans­sub­stan­tia­tion, j’ai écrit une petite lettre au Saint-Père qui paraît-il en a été très ému. Elle a été sui­vie d’une mise au point dans une cau­se­rie du mer­cre­di, où il était dit que la “défi­ni­tion” don­née n’était qu’une “des­crip­tion” » (660).
Cette fois, Jour­net ne se bat­tra pas. L’obéissance avait été deman­dée par Paul VI, qui plai­da, dans deux cau­se­ries du mer­cre­di du mois de novembre, la conti­nui­té entre la messe ancienne et la nou­velle. Jour­net par­le­ra occa­sion­nel­le­ment d’arrachement, de « grand effon­dre­ment pour beau­coup de choses », mais l’acceptation est deman­dée au nom de l’obéissance, Jour­net
obéi­ra. D’autres dérives sont poin­tées, par Mari­tain, comme le mor­cel­le­ment de l’Eglise en épis­co­pats natio­naux avec le règne de com­mis­sions ano­nymes (401) ou la Bible œcu­mé­nique qui, si on ne la réserve pas à un tra­vail d’érudits réser­vé aux spé­cia­listes, « est une farce dont le diable fera son pro­fit » (471) ; de son côté Jour­net observe : « Tous les mou­ve­ments de dérive confluent. On devine, on sent, une Intel­li­gence, celle du prince de ce Monde qui fait tout conver­ger admi­ra­ble­ment vers un même point : retour aux sources, biblisme, litur­gie, œcu­mé­nisme, caté­ché­tique, ouver­ture des sémi­naires au monde, etc. » (606).
Il est à plu­sieurs reprises ques­tion de Teil­hard. Aus­si bien Jour­net que Mari­tain sont sur­pris et déçus par l’appui que donne à Teil­hard son confrère de Lubac, jugé par Mari­tain « mala­di­ve­ment injuste et pas­sion­né » (51). Plu­sieurs lettres font état des réac­tions à la paru­tion du Pay­san de la Garonne début novembre 1966. Dans l’une d’entre elles, Jour­net évoque ain­si Teil­hard : « Vous avez tou­ché à Teil­hard, vous avez même écrit le nom du P. de Lubac. Ces choses-là ne se par­donnent pas ! » sur­tout de la part des jésuites (286). Le même de Lubac était par­tie pre­nante, avec Congar, Küng, Rah­ner (« Ce qu’il écrit four­mille d’ambiguïtés atroces » — 349), Che­nu, Schil­le­bee­ckx, de la nou­velle revue Conci­lium fon­dée en Hol­lande. Mari­tain écrit sévè­re­ment : « De quel droit ces nau­fra­geurs se mettent-ils “sous le signe du Concile” ? C’est une escro­que­rie » (56). Il voit en Nova et Vete­ra, la revue diri­gée par Jour­net, dont il est ques­tion constam­ment dans la cor­res­pon­dance, le moyen de tenir tête aux gens de Conci­lium.
Les choix de Mari­tain n’ont peut-être pas tou­jours été les plus judi­cieux. Cer­taines de ses thèses de phi­lo­so­phie poli­tique peuvent être contes­tées. Mais le vieux Mari­tain ((. Mari­tain a des accès constants d’humilité et de mépris de soi. Il dit ain­si avoir été jeté « dans l’abîme de ma nul­li­té, et de cette espèce de haine de moi-même qui ne cesse de m’obséder, — misé­rable aven­tu­rier qui trompe tout le monde en ayant l’air d’un phi­lo­sophe, a oublié tous ses livres, et ose encore conti­nuer à tra­vailler, ce que je ne ferais certes pas si je ne savais que Raïs­sa me tient dans ses mains… » (655).))  mène un com­bat cou­ra­geux. Il s’en prend aux « écer­ve­lés de la gauche chré­tienne, plus ou moins mar­xi­sants » (151). A la même époque, pres­sen­tant comme résul­tat de la crise interne à l’Eglise une hémor­ra­gie de la jeu­nesse, il écrit, dans une phrase où l’espérance l’emporte cepen­dant : « Je pense que toutes ces inep­ties pas­se­ront, mais après une crise grave, et quels déchets ! Le culte de l’efficacité fera pas­ser une foule de jeunes catho­liques au com­mu­nisme. » (146) Qua­rante ans après, la luci­di­té des deux amis devait être sou­li­gnée.