[note : cet article a été publié dans catholica, n. 25, pp. 55–59]
Il est peut-être difficile d’affirmer que l’un des buts principaux de Freud ait été de miner radicalement les fondements mêmes de la vie en société. Pourtant une chose est certaine : comme l’a notamment observé Hayek, il a « ouvert la voie à la plus mortelle des attaques contre les fondements de toute civilisation » ((. F. A. von Hayek, Law, Legislation and Liberty (trad. italienne Legge, Legislazione e Libertà, Il Saggiatore, Milan 1986, p. 557).)) . Pour le vérifier, il suffit de lire une œuvre de maturité écrite en 1929, dix ans avant sa mort, Malaise dans la civilisation. Freud y défend des thèses qui conduiraient nécessairement, si on les adoptait et si l’on y conformait sa conduite, à la subversion radicale des institutions sociales, au nom du principe de plaisir. Si la psychanalyse était conséquente, elle devrait placer ce principe au-dessus du principe d’utilité, autrement dit au-dessus des bienfaits apportés par l’ordre social et qui pour elle consistent essentiellement dans la possibilité d’utiliser au mieux le temps et l’espace en épargnant les forces psychiques ((. Malaise dans la civilisation, 4e édition française, PUF, 1976, p. 42.)) . Ces thèses sont connues, mais il peut être utile d’en rappeler ici les principales.
1. Freud affirme qu’il a existé un état antérieur à l’existence de la société dans lequel la liberté individuelle était maximale. Cette liberté a subi des atteintes du fait de la civilisation qui, toutefois, n’a pas réussi à modifier la nature humaine. C’est pour cela que l’homme défendra toujours son exigence de liberté individuelle contre la volonté de la masse ((. Ibid., p. 45.)) .
2. Il en découle un rapport conflictuel entre l’individu et la société en grande partie responsable de nos malheurs ((. Ibid., p. 33.)) . Pour Freud, « l’homme devient névrosé parce qu’il ne peut supporter le degré de renoncement exigé par la société au nom de son idéal culturel » ((. Ibid., p. 34.)) . Pour être heureux, il faut donc abolir, ou tout au moins réduire considérablement les prétentions de la société. La civilisation est donc un mal dont il convient de se débarrasser. Elle est en effet « le processus de civilisation [qui] répondrait à cette modification du processus vital subie sous l’influence d’une tâche imposée par l’Etos et rendue urgente par l’Ananké, la Nécessité réelle, à savoir l’union d’êtres isolés en une communauté cimentée par leurs relations libidinales réciproques » ((. Ibid., p. 100.)) .
3. On en déduit que la société n’est pas une réalité naturelle. C’est si vrai que « la vie en commun ne devient possible que lorsqu’une pluralité parvient à former un groupement plus puissant que ne l’est lui-même chacun de ses membres et à maintenir une forte cohésion en face de tout individu pris en particulier » ((. Ibid., p. 44.)) .
4. La force de la majorité s’imposant à l’individu et s’opposant à son pouvoir s’appelle « le droit ». Celui-ci n’est donc rien d’autre qu’un pouvoir plus fort contenant un pouvoir plus faible. Ce dernier n’est appelé « force brute » que parce qu’il ne parvient pas à s’imposer. Entre violence et droit, il n’y a donc pas de différence qualitative, mais seulement quantitative.
5. Pour Freud, l’ordre social et la justice ne sont donc que des flatus vocis dans la mesure où le premier n’est rien d’autre qu’« une sorte de « contrainte à la répétition » qui, en vertu d’une organisation établie une fois pour toutes, décide ensuite quand, où et comment telle chose doit être faite ; si bien qu’en toutes circonstances semblables on s’épargnera hésitations et tâtonnements » ((. Ibid., p. 41.)) . Quant à la justice, elle est seulement « l’assurance que l’ordre légal désormais établi ne sera jamais violé au profit d’un seul » ((. Ibid., p. 44.)) . Si maintenant on réfléchit sur ces thèses, on ne peut pas ne pas constater leur caractère non philosophique, et remarquer du même coup que la tentative de Freud n’est qu’une construction idéologique sans fondement. Dire qu’il aurait existé un état antérieur à la vie civile est une affirmation dogmatique sans écho dans l’expérience et qui ne peut être posée que sous forme d’hypothèse. L’expérience, en effet, comme on l’a justement observé, « exclut la possibilité de concevoir un Etat dans lequel l’individu puisse vivre isolé et solitaire, et de comprendre la sociabilité comme le résultat d’un choix volontaire » ((. F. Gentile, Intelligenza politica e ragion di Stato, Giuffrè, Milan 1983, p. 43.)) . L’homme, contrairement à ce qu’enseigne une certaine pensée politique moderne, ne jouit jamais d’une liberté absolue ni d’un droit illimité, ou, pour utiliser la terminologie freudienne, d’une liberté maximale. La thèse selon laquelle l’homme est libre sans limites est contradictoire. Aucun être, en effet, ne peut exister par lui-même. Sa nature et donc l’ordre métaphysique et moral dont il relève, représente une limite indépassable. Freud lui-même semble le reconnaître quand, à l’opposé de Rousseau par exemple, qui assignait au législateur la fonction de changer la nature humaine ((. Du Contrat social, livre II, chap. VII ; Emile ou de l’éducation, livre Ier.)) , il écrit que l’accession à la civilisation ne réussit pas à changer l’essence de l’homme, et ce même si pour lui l’essence de l’homme signifie bien autre chose que sa vraie nature. Ce n’est qu’en partant de l’hypothèse d’un état de nature antérieur au fait social que l’on peut soutenir l’existence d’une contradiction entre individu et société et dire que la société réprime le vitalisme humain. L’expérience (en laissant de côté la conception vitaliste) montre le contraire. L’individu en effet naît nécessairement « en relation » : dans les premières années de sa vie il a besoin de la société pour survivre, comme il en a ensuite besoin pour se réaliser lui-même. La thèse d’une société non naturelle est d’origine rationaliste. On peut se demander à cet égard si même quand il s’éloigne à certains points de vue de la pensée juridique moderne, ou qu’il s’y oppose, Freud ne finit pas par partir d’une hypothèse comparable à celle de Hobbes, Locke ou Rousseau. Comme Rousseau, au moins apparemment, il paraît soutenir que la civilisation, dans la mesure où elle comporte d’après lui le sacrifice de la liberté absolue, serait un mal pour l’homme, même si c’est un mal nécessaire. L’accès à la civilisation est, selon Freud, qui se contredit sur ce point, un processus particulier auquel l’humanité est condamnée ((. Cf. Ibid., p. 77.)) . L’homme donc est « condamné » à vivre en société, société qui, loin d’être — comme l’écrit Freud avec acrimonie — une source de progrès et « tracerait à l’homme la voie de la perfection » ((. Ibid., p. 46.)) , n’est que « le combat de l’espèce humaine pour la vie » ((. Ibid., p. 78.)) . Il y a plus. Freud révèle encore son rationalisme quand il soutient que l’accès à la civilisation est une abstraction qui aurait cependant la fonction de « l’agrégation des individus isolés en unité collective » ((. Ibid., p. 101.)) . Ici encore l’analogie est évidente entre Freud et Hobbes, qui voyait dans l’Etat — ou Civitas — un homme artificiel ((. Léviathan, Sirey 1971, p. 5.)) , ou avec Rousseau qui soutenait que le corps politique est semblable à celui de l’homme, même si le premier est le produit de l’art et le second, de la nature ((. Du contrat social, livre III, chap. 11.)) , tout comme est évidente la conséquence nécessaire de cette théorie, à savoir le totalitarisme.
Ce n’est pas ici le lieu de développer une analyse comparée entre la pensée juridique moderne et celle de Freud, dont l’horizon se meut entre une Weltanschaaung inacceptable par Hobbes, par exemple, ou Rousseau, et un résultat qui est le même, bien qu’il soit « justifié » d’une manière bien différente et en vue de fins elles-aussi différentes. Si la condition d’existence de la société est dans le fait que la majorité réussisse à s’imposer à la minorité, on devrait conclure que la convivance civile est absolument artificielle. Dans Malaise dans la civilisation, cela n’est toutefois pas clair. Il semble en effet que Freud se contredise en conférant un statut théorique à un artifice naturellement nécessaire. Comme il est aussi possible de poser l’hypothèse de l’état de nature, comme on l’a dit, et de soutenir, par exemple, que pour être heureux il faut retrouver le chemin du retour aux conditions primitives d’avant la civilisation. N’est-ce pas cela, une utopie ? Mais la cœrcition ne peut suffire à établir la société. Un ensemble d’individus contraints de vivre ensemble uniquement par la force ne constituera jamais une communauté d’hommes libres. Ce seront des esclaves soumis, ou bien des rebelles irréductibles, et sûrement pas pour les raisons idéologiques adoptées par la psychanalyse.
La conception que Freud se fait de la société le conduit, de manière aussi cohérente qu’absurde, à soutenir que le droit n’est que la force de la majorité. Mais la force n’est qu’un fait physique d’où ne peuvent dériver ni obligations morales ni obligations juridiques. Identifier droit et force de la majorité est encore une thèse irrationnelle qui rend vain le droit positif lui-même, appelé à prévenir ou à surmonter des conflits qui, par le seul fait qu’ils surgissent, démontrent le caractère humain de la justice. Le positivisme juridique de Freud est absolu. Il justifie n’importe quelle décision et le choix de n’importe quel moyen. Et pourquoi donc serait-il licite que la majorité s’impose à la minorité ? Freud serait bien mal venu de répondre, avec Kelsen par exemple, que le principe majoritaire garantit l’autonomie politique et intellectuelle de l’individu en société, laquelle est, selon Kelsen, contraire à la nature humaine et à ses exigences de liberté ((. H. Kelsen, La democrazia, Il Mulino, Bologne 1984, passim.)) . Quelle signification, en effet, revêt une telle thèse — non moins inacceptable — si la conscience individuelle « est la conséquence du renoncement aux pulsions » agressives ((. Freud, op. cit., p. 86.)) , c’est-à-dire si la société (et donc la majorité et la force qu’elle impose comme droit) doit préexister à la naissance de la conscience ? Enfin, concevoir l’ordre social comme « une sorte de compulsion de répétition » et la justice comme la simple « assurance que l’ordre institué ne sera enfreint à l’avantage de personne », devrait conduire à admettre que tout ordre établi est parfait (ce qui représente déjà pour Freud une difficulté, puisque la perfection d’un être ne peut être définie que par rapport à la nature même de cet être) et immuable (on devrait en conclure que l’ordre juridique aurait épuisé sa fonction, puisque rien ne doit être ordonné là où tout est déjà dans l’ordre). Cela ne contredit pas seulement les exigences de la saine raison, mais aussi les besoins de l’expérience quotidienne. La psychanalyse, comme toute idéologie, c’est-à-dire comme toute création purement cérébrale, présente donc des contradictions insurmontables. D’un point de vue juridico-politique, elle se révêle être une forme d’anti-humanisme radical. Elle représente en fait la négation des plus nobles exigences de l’homme, elle met entre parenthèses l’expérience plutôt qu’elle ne l’explique, et quand elle tente de le faire, elle recourt à des techniques non justifiées et qui en outre portent atteinte à la liberté humaine. Freud se ferme ainsi à lui-même toute possibilité de trouver le fondement et la fin de la société, en la réduisant à la réalité oppressive d’un prétendu vitalisme qui fait de l’homme la pire des créatures.