- Revue Catholica - https://www.catholica.presse.fr -

Un théo­lo­gien sor­ti de l’ombre. Johann-Sebas­tian Drey

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 98, pp. 133–135]

Certains auteurs sont des réfé­rences, leurs œuvres occupent de la place dans les rayons des biblio­thèques. Par fois, on tombe sur un auteur moins ou  pas du tout connu, dont un livre rela­ti­ve­ment bref compte autant ou plus que les nom­breux volumes des autres. Johann-Sebas­tian Drey était célèbre en son temps. Co-fon­da­teur de la facul­té théo­lo­gique de Tübin­gen, en 1817, ain­si que de sa revue, la plus ancienne des revues de théo­lo­gie parais­sant de nos jours, il méri­ta l’estime des uni­ver­si­taires tant catho­liques que pro­tes­tants, ain­si que celle des auto­ri­tés, et pas­sa très près de l’épiscopat. seckler

Puis son nom fut oublié au pro­fit prin­ci­pa­le­ment de Johann-Adam Möh­ler, lequel fit école, comme on sait, auprès de nombre de théo­lo­giens dont cer­tains influen­cèrent, sinon tou­jours les conclu­sions, du moins les débats des Pères du der­nier concile. Or, la source pro­fonde de ce cou­rant si fécond, sans reti­rer à Möh­ler son mérite propre, appa­raît de plus en plus comme étant Drey lui-même, dont on publie en tra­duc­tion la remar­quable Brève Intro­duc­tion à l’étude de la théo­lo­gie, que des noms comme Wal­ter Kas­per ou Joseph Rat­zin­ger viennent hono­rer de leurs com­men­taires élo­gieux ((. Max Seck­ler (dir.), Aux ori­gines de l’école catho­lique de Tübin­gen. Johann Sebas­tian Drey. Brève intro­duc­tion à l’étude de la théo­lo­gie (1819). Pré­sen­tée et intro­duite par Max Seck­ler. Avec des contri­bu­tions du car­di­nal Joseph Rat­zin­ger, du car­di­nal Wal­ter Kas­per et de Max Seck­ler [ain­si que des textes de P. Chaillet, M.-D. Che­nu, Y. Congar et P. Godet]. Tra­duc­tion par Joseph Hoff­mann. Post­face par Mgr Joseph Doré, Coll. Patri­moines chris­tia­nisme, Cerf, mars 2007, 398 p., 39 €.)) .
Comme le titre l’indique, le pro­pos de Drey est d’introduire, mais au sens pré­cis du mot, mais en pen­sant que c’est à toute la théo­lo­gie qu’il intro­duit, à son objet, à sa méthode, comme aux condi­tions de la com­pé­tence du théo­lo­gien. D’autre part, autant il est vrai que la théo­lo­gie est pré­sen­tée ici comme une science qui demande de grandes qua­li­tés ain­si qu’une peu com­mune consé­cra­tion de toute la per­sonne, autant il demeure qu’elle a un but émi­nem­ment pra­tique. Aus­si trou­vons-nous un pro­gramme d’études caté­ché­tiques, litur­giques, homi­lé­tiques, pas­to­rales et toute l’arborescence des matières requises pour s’acquitter de la tâche de fonc­tion­naire, ministre, pas­teur de l’Eglise. Sous ces termes peu poé­tiques en eux-mêmes se cache un sens aigu de la voca­tion sacer­do­tale et un amour ardent de l’Eglise catho­lique, pré­sen­tée comme celle en qui se trouve aujourd’hui l’essence de l’Eglise pri­mi­tive, d’autant plus convain­cant qu’à aucun moment quoi que ce soit déva­lo­rise les autres confes­sions. On com­pren­dra aisé­ment com­ment une telle œuvre a pu, direc­te­ment ou plus pro­ba­ble­ment indi­rec­te­ment, reten­tir jusqu’à l’aula conci­liaire. Les par­ti­sans ardents de Vati­can II y trou­ve­ront cer­tai­ne­ment leur compte, mais beau­coup devront glis­ser sur des pas­sages qui remettent serei­ne­ment en cause telle ou telle de leurs options. Par exemple, au sujet de la litur­gie, qui doit s’adapter à son temps, mais selon des chan­ge­ments qui ne peuvent jamais se faire qu’insensiblement.
On rejoin­drait ain­si la posi­tion qui fut celle du car­di­nal Rat­zin­ger, selon laquelle la litur­gie n’est pas sus­cep­tible d’être réfor­mée. L’idée de réforme est d’ailleurs typi­que­ment pro­tes­tante. La contri­bu­tion de W. Kas­per pré­sente de façon sug­ges­tive, à pro­pos de Möh­ler, la dif­fé­rence entre la notion catho­lique d’une Eglise où « sub­siste » la véri­té entière et celle, pro­tes­tante, d’une Eccle­sia sem­per refor­man­da. Il y a matière à un débat qui fasse droit aux légi­times requêtes de la bonne foi éclai­rée des uns et des autres sans abdi­quer la recherche d’une uni­té dans la véri­té.
Dans la Brève Intro­duc­tion se trouve cer­tai­ne­ment une base fiable pour un tra­vail œcu­mé­nique qui ne soit pas une par­tie de dupes. L’impression qu’elle pro­duit est celle d’un grand élan intel­lec­tuel et spi­ri­tuel. La théo­lo­gie recom­mence à frais nou­veaux, et ce en pleine époque de désaf­fec­tion, en par­tant dans une indé­niable mesure, de l’esprit du temps, c’est-à-dire du cou­rant roman­tique alle­mand (qu’il ne faut pas confondre avec le roman­tisme fran­çais, sur­tout lit­té­raire, alors que celui-là est théo­lo­gi­co-phi­lo­so­phique et cherche une struc­tu­ra­tion au-delà du kan­tisme), mais pour lui répondre sur son propre ter­rain. N’est-ce pas ce qu’avait fait saint Tho­mas avec Aver­roès et l’aristotélisme ?
Drey entre­prend de répondre à Schleier­ma­cher, de don­ner un équi­valent catho­lique à l’entreprise pro­tes­tante de fon­der la théo­lo­gie, ou de la refon­der, en par­ti­cu­lier sur le plan épis­té­mo­lo­gique. Comme le montre à l’envi Max Seck­ler dans son com­men­taire, il n’y a pas trace dans la Brève Intro­duc­tion d’influence de la pen­sée de Schleier­ma­cher, contrai­re­ment à une légende tenace. A l’époque où il rédige la Brève Intro­duc­tion, Drey s’est affran­chi de toute influence de cet ordre. Le même M. Seck­ler sou­ligne l’équilibre de sa posi­tion entre ratio­na­lisme et tra­di­tio­na­lisme.
Drey a pu exer­cer une durable influence qui mar­que­ra, mais en arrière-fond, une évo­lu­tion intel­lec­tuelle qui, bon an mal an, nour­ri­ra cer­tains thèmes de Vati­can II. Mais il n’y a pas chez lui de dilemme entre la ratio­na­li­té et la posi­ti­vi­té théo­lo­gique, dilemme qui don­ne­ra lieu aux mal­en­ten­dus autour du moder­nisme en phi­lo­so­phie. Pour lui, la rai­son humaine est natu­rel­le­ment dis­po­sée à la révé­la­tion, ce qui n’entraîne aucune dimi­nu­tion de l’aspect his­to­rique de la reli­gion chré­tienne, aspect qui fait de l’Eglise catho­lique la conti­nua­trice de l’Eglise apos­to­lique. Le nom de Drey s’était effa­cé au pro­fit de celui de Möh­ler, en grande par­tie peut-être, mais en par­tie seule­ment, son héri­tier. La contri­bu­tion de Wal­ter Kas­per expli­cite le rôle de ce der­nier dans la ques­tion œcu­mé­nique. C’est Möh­ler qui a lan­cé la notion d’unité dif­fé­ren­ciée, de l’enrichissement de la catho­li­ci­té non par un simple « retour » confes­sion­nel en arrière, mais par la récon­ci­lia­tion en avant des ten­sions qui pro­vo­quèrent la dis­per­sion confes­sion­nelle. Ain­si, la catho­li­ci­té ne doit plus être envi­sa­gée d’un seul point de vue, beau­coup trop res­tric­tif, de confes­sion. Dis­tinc­tion essen­tielle, qui n’est pas abso­lu­ment nou­velle, mais, dans cette pers­pec­tive, faut-il alors com­prendre l’Eglise catho­lique comme une « confes­sion » qui doit, en s’unissant aux autres, deve­nir la véri­table Eglise catho­lique — qu’elle ne serait encore, par consé­quent, qu’inchoativement — ou, au contraire, qu’elle est bien, fon­da­men­ta­le­ment et en acte, l’unique Eglise du Christ, douée de la véri­table catho­li­ci­té, laquelle peut en contre­par­tie être pré­ju­gée inchoa­ti­ve­ment pré­sente dans les autres confes­sions en tant que leurs membres aspirent à la catho­li­ci­té, qu’ils y tendent, dans cette ten­sion même que leur atta­che­ment confes­sion­nel semble éloi­gner d’elle ? Telle semble en effet, au-delà de toute polé­mique, la manière dont se pré­sente la ques­tion. A coup sûr, c’est la deuxième réponse que Drey accep­te­rait, ou une réponse appro­chante.
Il peut sem­bler édul­co­rant d’affirmer sans plus, avec W. Kas­per, que les réfor­ma­teurs ne vou­lurent pas créer de nou­velle Eglise. Certes, ils pré­ten­dirent réfor­mer une Eglise exis­tante, mais ce fut en la décla­rant anté­chris­tique. Le résul­tat, tant d’un point de vue logique que d’un point de vue his­to­rique, ne fut-il pas la créa­tion d’Eglises qui n’existaient pas au prix de la réduc­tion à zéro, du moins dans leur esprit, d’une Eglise exis­tante ?
Pour ter­mi­ner, il ne faut pas pas­ser sous silence que, à une époque de crise entre le monde poli­tique et le monde reli­gieux, Drey se situe com­plè­te­ment en dehors du cou­rant appe­lé « res­tau­ra­tion­niste ». Ce cou­rant semble avoir fini par perdre la par­tie, en par­ti­cu­lier avec le décret conci­liaire dit sur la liber­té reli­gieuse. L’honnêteté inter­di­rait tou­te­fois de consi­dé­rer le débat de fond comme défi­ni­ti­ve­ment clos. A ce pro­pos jus­te­ment, il n’est pas cer­tain que la manière, du reste extrê­me­ment posée et sage, dont Drey envi­sage la vie de l’Eglise sépa­rée de l’Etat et réci­pro­que­ment, tout en sem­blant régler de manière paci­fique un conflit tou­jours mena­çant, réponde à une ques­tion fon­da­men­tale, aus­si bien théo­lo­gi­que­ment qu’historiquement, ni même la sou­lève vrai­ment, ce que fait de son côté un Solo­viev lorsqu’il donne au terme de théo­cra­tie sa véri­table por­tée, non point idéo­lo­gique ou socio­lo­gique, mais théo­lo­gale. Il n’y a aucune réso­lu­tion fiable à attendre de la crise sociale tou­jours prête à entrer en érup­tion tant que l’autorité civile, qui ne peut avoir de véri­table légi­ti­mi­té que scel­lée par Dieu, ne sou­met pas ses prin­cipes d’exercice à l’autorité spi­ri­tuelle, c’est-à-dire, que cela enchante ou non, à l’Eglise. Si cela n’est pas, on finit par assis­ter à des ten­ta­tives de sub­ver­sion de la part de théo­cra­ties d’exportation, à force, de la part d’un Etat laï­ciste, de vou­loir se pré­sen­ter en fait comme le sub­sti­tut légi­time d’une Eglise consi­dé­rée comme péri­mée et l’exploiter en lui impo­sant la morale qu’il veut.