Revue de réflexion politique et religieuse.

Edi­to­rial : Du bien com­mun à l’ordre public

Article publié le 5 Jan 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Pério­di­que­ment, le bien com­mun fait sa réap­pa­ri­tion dans le lan­gage poli­tique contem­po­rain, sans que cela entraîne des consé­quences notables, l’ expres­sion parais­sant dénuée de conte­nu pré­cis. Il en reste tou­te­fois assez de traces dans cer­taines mémoires pour que le fait ait quelque signi­fi­ca­tion. Outre ceux qui l’utilisent en connais­sance de cause, il en est qui y recourent par simple rémi­nis­cence, d’autres la raillent, quelques-uns même la stig­ma­tisent comme une marque d’esprit réac­tion­naire.
Certes cette notion implique par elle-même une réfé­rence objec­tive peu com­pa­tible avec le plu­ra­lisme des opi­nions. Le bien com­mun n’est pas comme les « valeurs com­munes », qui fluc­tuent dans leur défi­ni­tion et l’adhésion qu’elles sus­citent. L’acception domi­nante du terme « valeur » est immé­dia­te­ment accep­table par le sub­jec­ti­visme, celle du « bien » ne l’est pas. Le « bien » est « hété­ro­nome »…
Dans la concep­tion clas­sique de la phi­lo­so­phie sociale, concep­tion expri­mée avec beau­coup de per­fec­tion théo­rique à l’époque médié­vale, le bien com­mun n’est pas source de dif­fi­cul­té de com­pré­hen­sion, pas plus qu’il ne sau­rait exis­ter de dia­lec­tique arti­fi­cielle entre le bien de cha­cun et le bien de tous, car il est l’un et l’autre à la fois. Le bien com­mun est le bien de chaque membre de la com­mu­nau­té en tant qu’il ne peut être atteint que grâce à celle-ci, c’est-à-dire grâce à l’aide des autres avec qui l’on vit dans une orga­ni­sa­tion stable et ordon­née. En der­nier lieu, et à consi­dé­rer les choses dans leur tota­li­té, et dans leur fina­li­té, le Bien com­mun uni­ver­sel de toute la com­mu­nau­té humaine est Dieu même, source de tout bien, et bien suprême de tous. Le bien com­mun est un concept qui se trouve impli­qué dans des situa­tions très dif­fé­rentes, et il reste dans les abs­trac­tions tant que l’on ne pré­cise pas à quelle com­mu­nau­té il se réfère. Ain­si le bien com­mun de telle famille lui est propre, il n’est pas exac­te­ment celui de telle autre, au-delà d’une même struc­ture de base, plus ou moins éten­due et com­plexe, d’une cer­taine répar­ti­tion des rôles, d’une défi­ni­tion fon­da­men­tale du couple et des enfants, enfin d’une com­mune insuf­fi­sance impli­quant la sup­pléance extra-fami­liale dans une mul­ti­tude de domaines… Mais à l’intérieur de chaque famille, le bien com­mun com­porte des traits spé­ci­fiques, liés à la per­son­na­li­té de cha­cun des membres et en pre­mier lieu des parents. On peut ain­si com­prendre, dans ce micro­cosme social, que le « bien » dont on parle n’est pas réduc­tible à des moyens maté­riels, pas plus qu’à un ordre, une « struc­ture de la paren­té », toutes choses fort utiles, éven­tuel­le­ment diver­si­fiées, mais aus­si subor­don­nées à des biens d’une nature beau­coup plus cultu­relle, spi­ri­tuelle, reli­gieuse. Et ce sont ces der­niers élé­ments qui intro­duisent le plus de dif­fé­rences. Les com­po­santes les plus rele­vées du bien com­mun de chaque com­mu­nau­té fami­liale sont ce qui leur donne leur iden­ti­té, elles pèsent du poids de sou­ve­nirs com­muns, de dons reçus et culti­vés, de liens d’ordre affec­tif, et colorent le sens de la vie qui y règne, plus ou moins riche selon le cas – ou par­fois très appau­vri en ces temps de post­mo­der­nisme.
Le bien com­mun est donc une notion abs­traite et syn­thé­tique qui recouvre une plu­ra­li­té, voire une mul­ti­tude de biens d’ordres divers. Le savoir-faire acquis au long du temps dans une lignée d’artisans est un des élé­ments les plus pré­cieux d’une entre­prise, en com­pa­rai­son duquel la tenue d’une comp­ta­bi­li­té pré­cise, pour utile qu’elle soit, n’est en fait qu’un ins­tru­ment. Que dire du bien com­mun d’une nation his­to­rique, fruit des incom­men­su­rables efforts des géné­ra­tions suc­ces­sives, de toutes les expres­sions qui en illus­trent le « génie » – l’identité, ou la voca­tion sin­gu­lière. Que le bien com­mun d’un pays « poli­cé » puisse inclure tous les élé­ments maté­riels qui rendent à tous ses habi­tants la vie plus aisée, les com­mu­ni­ca­tions, l’accès aux res­sources les plus diverses, dans un cli­mat d’où la crainte est absente est sans aucun doute un bien consi­dé­rable, effec­ti­ve­ment com­mun. Mais que ce bien lui-même ait une fina­li­té supé­rieure qui lui confère sa rai­son d’être, voi­là qui est meilleur encore, car alors l’instrumental trouve sa légi­ti­mi­té – le plus humble des sol­dats d’une armée en guerre toute ten­due vers la vic­toire peut s’enorgueillir de l’avoir rem­por­tée une fois celle-ci obte­nue, car elle est réel­le­ment aus­si pro­por­tion­nel­le­ment la sienne, et c’est la par­ti­ci­pa­tion à ce bien supé­rieur, même modeste, qui fonde son hon­neur.
La période pré­sente a l’avantage de révé­ler au grand jour les res­sorts véri­tables de la moder­ni­té, entre autres en matière poli­tique. Le bien com­mun n’y a pas sa place, sinon par le biais d’une récu­pé­ra­tion dans le cadre dévoyé de l’écologisme, ou de la conser­va­tion du patri­moine, non moins ambi­guë. Le bien com­mun a sui­vi le sort de la com­mu­nau­té, concept plus délais­sé encore car dif­fi­ci­le­ment com­pa­tible avec l’idée d’un pacte social consen­ti par des indi­vi­dus indé­pen­dants trou­vant utile de s’associer sur le cri­tère du pro­fit mutuel. On lui a pré­fé­ré celui de socié­té, et par­ler d’intérêts com­muns ou d’utilité com­mune. L’intérêt com­mun est au demeu­rant une notion réa­liste, qui per­met des alliances de toutes sortes, mais qui n’engage pas au-delà des contre­par­ties dûment éva­luées, c’est-à-dire au-delà des obli­ga­tions de la jus­tice com­mu­ta­tive. Trai­tés, accords d’association, contrats com­mer­ciaux…, d’innombrables actes relèvent de cette caté­go­rie, légi­time assu­ré­ment mais non direc­te­ment pro­duc­trice d’unité sociale. L’échange uti­li­taire, mar­chand, diplo­ma­tique ou autre, pré­sup­pose évi­dem­ment le contact, mais sans pour autant engen­drer l’amitié, bien qu’il puisse indi­rec­te­ment par­fois créer une occa­sion d’établir des rela­tions non inté­res­sées, se tra­dui­sant en conver­sa­tions sur la vie quo­ti­dienne, en par­tage de pré­oc­cu­pa­tions, per­met­tant ain­si de se sou­te­nir mutuel­le­ment le moral en temps de crise, et ain­si de suite ; mais comme tel il ne pro­duit pas de lien social pro­pre­ment dit. C’est d’ailleurs pour­quoi l’hypermarché de masse ou le com­merce par Inter­net ignore la plus value humaine appor­tée par la petite épi­ce­rie de quar­tier : l’échange uti­li­taire y appa­raît à l’état brut, avec tous ses tra­vers, et des deux côtés, tor­rents de publi­ci­té pour atti­rer le client, et zap­ping du consom­ma­teur à la recherche du meilleur rap­port qualité/ prix. Réduire la socia­bi­li­té humaine à des rela­tions d’intérêt mutuel est un appau­vris­se­ment sin­gu­lier, dans la mesure où la fina­li­té du rap­port social est dans tous les cas le bien stric­te­ment pri­vé de chaque contrac­tant, non l’enrichissement de tous. Le trans­fert croi­sé de deux biens pri­vés ne fait pas un bien com­mun.
Le lan­gage étant très labile, il peut arri­ver que l’on qua­li­fie d’intérêts ce que l’on devrait nom­mer des biens, sur­tout lorsqu’il s’agit de réa­li­tés de l’esprit. Il n’empêche qu’au-delà des termes, les ensembles poli­tiques modernes sont répu­tés consti­tués par voie de contrat social sur la base d’intérêts par­ta­gés par leurs membres. Telle est la phi­lo­so­phie géné­rale de la moder­ni­té, quel que soit le type de socié­té consi­dé­ré, du couple à l’entité supra-éta­tique. Cette concep­tion, long­temps mas­quée par la per­sis­tance des men­ta­li­tés com­mu­nau­taires du pas­sé, sou­vent exploi­tées à des fins idéo­lo­giques, tend aujourd’hui à coïn­ci­der avec la réa­li­té, même si c’est tou­jours impar­fai­te­ment. Or, dans ce pro­ces­sus, que l’on peut inter­pré­ter comme une désa­gré­ga­tion du bien com­mun des nations et des grou­pe­ments humains qui les com­posent, tout s’organise de telle sorte que dis­pa­raissent les liens autres que ceux fon­dés sur les inté­rêts concou­rant entre indi­vi­dus en un temps et un lieu don­nés, sans réfé­rence à quelque appar­te­nance qui n’émanerait pas de leur libre choix – du moins en théo­rie, puisque ces choix sont par ailleurs condi­tion­nés comme ils ne l’ont jamais été. C’est ain­si que la citoyen­ne­té est désor­mais vidée com­plè­te­ment de son sens, cou­pée de tout lien avec un ter­ri­toire, une culture, une iden­ti­té his­to­rique, pour se trans­for­mer en une sorte de rela­tion pure­ment admi­nis­tra­tive d’identification indi­vi­duelle assu­rant la recon­nais­sance de cer­tains « droits ». On peut dire que des droits de l’homme et du citoyen, ce sont les pre­miers qui ont aujourd’hui le mono­pole, les seconds ayant per­du toute per­ti­nence et ter­mi­né au musée ima­gi­naire de la période révo­lu­tion­naire. L’utilitarisme du « don­nant-don­nant » convient mieux à la concep­tion hyper­mo­derne d’une socié­té d’individus que la conscience col­lec­tive d’une com­mu­nau­té de des­tin forte de son iden­ti­té his­to­rique et de sa volon­té de se sur­vivre.

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