Revue de réflexion politique et religieuse.

Les chré­tiens d’Orient, à temps et à contre­temps

Article publié le 27 Nov 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[article publié dans catho­li­ca, n. 102, pp. 122–125]

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L’enlèvement et l’assassinat de l’évêque chal­déen de Mos­soul, au prin­temps der­nier, a eu, sauf excep­tion, un faible reten­tis­se­ment dans nos paroisses de France ; même lorsque l’évêque local a deman­dé que l’on prie pour ce nou­veau mar­tyr, bien des curés en ont dis­pen­sé leurs pra­ti­quants, y com­pris dans les régions où les réfu­giés chal­déens sont nom­breux — et fidèles (ô com­bien) à la messe même en rite latin. Aus­si doit-on se louer que cer­tains viennent encore trou­bler notre tran­quilli­té en rap­pe­lant cette réa­li­té socio­po­li­ti­que­ment incor­recte : l’islam tel qu’il est pra­ti­qué est anti­chré­tien dans tous les pays qu’il a conquis (Liban excep­té, géné­ra­le­ment, parce que la conquête n’a jamais été totale). Mer­ci, donc, à Mag­di Zaki : quelques années après sa monu­men­tale His­toire des Coptes, il publie un petit livre moins exhaus­tif mais plus com­ba­tif encore, et davan­tage cen­tré sur l’actualité ((. Mag­di Sami Zaki, Dhim­mi­tude ou l’oppression des chré­tiens d’Egypte, L’Harmattan, juillet 2008, 21 €.)) . On se doute que la paru­tion du livre n’a pas été facile : l’essentiel a été ter­mi­né en octobre 2000, l’avant-propos (sic) est daté de février 2004, et un impor­tant post-scrip­tum (re-sic), pla­cé entre l’avant-propos et le cœur de l’ouvrage, a été écrit en jan­vier 2008. Il en résulte un désordre cer­tain, d’autant que, dès sa concep­tion, l’ouvrage était com­po­site ; son objet pre­mier était la dénon­cia­tion du « pogrom anti­copte » d’El Kocheh (31 décembre 1999 — 2 jan­vier 2000) et sur­tout des suites qui lui ont été appor­tées (plus exac­te­ment de l’absence de suites appor­tées) par les auto­ri­tés égyp­tiennes. L’indignation de Mag­di Zaki a été accrue par la réponse que le texte qu’il avait adres­sé au léni­fiant Pré­sident de l’Assemblée natio­nale égyp­tienne avait reçue, signée du « dépu­té copte nom­mé » par le Pou­voir, pour ser­vir d’alibi. C’est de ce pre­mier mou­ve­ment que pro­viennent les deux pre­miers et courts cha­pitres, les deux lettres adres­sées au Pré­sident de l’Assemblée et au dépu­té-ali­bi ; le pre­mier niait toute pos­si­bi­li­té d’attaque anti-chré­tienne dans un pays où la Consti­tu­tion pro­clame la liber­té de reli­gion (mais fait de la cha­ria la source prin­ci­pale de la légis­la­tion), le second jus­ti­fiait son sta­tut offi­ciel de « col­la­bo­ra­teur paten­té » en niant en connais­sance de cause toute dis­cri­mi­na­tion contre les Coptes.
Par­tant de là, Mag­di Zaki retrace le pogrom d’El Kocheh, un de ces « crimes d’Etat » fré­quents en Egypte, il montre que, de manière sys­té­ma­tique, les agres­sions contre les Coptes sont igno­rées par les juges quand elles ne sont pas per­pé­trées par la police, et il étend son pro­pos à l’ensemble des aspects de la dhim­mi­tude (le sta­tut d’inférieur pro­té­gé, comme un mineur sous tutelle mais qui ne s’émancipera jamais, ou un fou sous cura­telle jusqu’à ce qu’il se conver­tisse à la seule vraie reli­gion) appli­quée réel­le­ment aux chré­tiens. Avec cette fureur qu’il décide de ne plus maî­tri­ser, il attaque l’islamisme, puis l’islam, le Coran et le pro­phète, et va jusqu’à esquis­ser une com­pa­rai­son entre l’islamisme et le nazisme (com­pa­rai­son sans por­tée réelle, et dont il aurait pu se pas­ser). Pour des lec­teurs non-orien­taux, il eût peut-être été plus effi­cace de s’arrêter avant ce feu d’artifice ven­geur ; on n’est plus habi­tué à cette « décons­truc­tion » de la reli­gion cora­nique, qui méri­te­rait de plus amples déve­lop­pe­ments, bien sûr. Elle a, au moins, le mérite de mon­trer que la liber­té de pen­ser, notam­ment contre les reli­gions, est une carac­té­ris­tique des socié­tés chré­tiennes évo­luées. L’islam recon­naît (et ne demande qu’à « pro­té­ger ») les reli­gions du Livre, mais n’admet de cri­tiques et d’attaques que contre le judaïsme et le chris­tia­nisme.
Les attaques contre la reli­gion isla­mique ne sont pas ici essen­tielles ; le plus impor­tant, c’est la per­cep­tion que les socié­tés isla­mi­sées se font des « mécréants », de ceux qui croient mal. Plus que l’Evangile, le Coran est la source d’une socié­té glo­ba­le­ment homo­gène, mal­gré ses diver­gences, ses héré­sies, ses guerres intes­tines. En terre conquise par la vio­lence isla­mique (mais sainte parce qu’utilisée « sur le che­min d’Allah »), le chré­tien a logi­que­ment un sta­tut régi par la vio­lence, plus ou moins maî­tri­sée selon les époques et les pays.
Qu’il existe des « musul­mans modé­rés », en tout cas à l’égard des pres­crip­tions vio­lentes et bien connues du Coran, le pro­fes­seur de l’Université de Nan­terre ne le nie pas, au contraire, et il en cite plu­sieurs — la plu­part exi­lés en Occi­dent chré­tien (au moins de réfé­rence) ou assas­si­nés par les isla­mistes. Mais l’erreur des Occi­den­taux est d’appliquer aux socié­tés isla­miques les grilles de lec­ture et de rai­son­ne­ment appli­cables à leurs propres socié­tés. Dans son Bilan de l’Histoire, en 1946, René Grous­set remar­quait le déca­lage entre les socié­tés : les astro­nomes nous ont appris que ces étoiles que nous voyons d’un seul coup d’œil ne sont pas « syn­chro­niques » mais sépa­rées par des « gouffres d’espace » et des « abîmes de temps ». De même, les civi­li­sa­tions sont sépa­rées par « d’effroyables déca­lages chro­no­lo­giques ». Pour l’islam, on en est au qua­tor­zième siècle, en sui­vant son propre calen­drier, et « il est exact que nombre de ses fidèles vivent encore à l’époque de notre Tre­cen­to ». Mais quelle Renais­sance appa­raît ? Si la situa­tion a beau­coup évo­lué sur le plan éco­no­mique, l’islamisme ter­ro­riste fait régres­ser pro­fon­dé­ment les socié­tés qu’il enva­hit sur le plan psy­cho­lo­gique, en vou­lant faire revivre ses sec­ta­teurs au temps du Pro­phète (mais en chaus­sures Nike et Kalach­ni­kov à la main).
L’apport essen­tiel de ce livre utile, sur­tout s’il est à « contre­temps », est pro­ba­ble­ment de nous rap­pe­ler ces dif­fé­rences de temps vécu. « Com­prendre l’islam » est une néces­si­té ; mais l’occulter, comme lui-même le fait trop sou­vent de l’Evangile (« livre alté­ré »), c’est se rendre et lui rendre un mau­vais ser­vice. Mag­di Zaki remarque que les musul­mans d’Egypte se com­portent tou­jours comme s’ils avaient un « com­plexe de légi­ti­mi­té », celui de l’occupant. Et, en Occi­dent, les isla­mistes ont conser­vé l’esprit de la recon­quête contre les pré­ten­dus « Croi­sés » — la vio­lence, tou­jours la vio­lence dont souffrent d’abord les chré­tiens vivant en régime isla­mique.
On pour­ra s’en convaincre avec le numé­ro de Peuples du Monde consa­cré presque entiè­re­ment aux chré­tiens d’Irak ((. Peuples du Monde, Revue de la Mis­sion catho­lique, n. 425, juillet-août 2008, avec un gros dos­sier de Joseph Ali­cho­ran. A noter que ce der­nier par­ti­cipe à l’enseignement diri­gé par Bru­no Poi­zat, à l’INALCO (ancienne Ecole des Langues orien­tales), de la langue sou­reth, l’araméen d’aujourd’hui, par­lé par les Assy­riens et Chal­déens, et très proche de la langue du Christ. Ils viennent d’ailleurs de publier un Manuel de Sou­reth, des­ti­né aux débu­tants (Geuth­ner Manuels, 2008, 42 €).)) . Dans un autre genre,mais pour la même popu­la­tion, assy­ro-chal­déenne, un ouvrage très inté­res­sant vient d’être publié, à pro­pos de l’exode des Assy­riens, des mon­tagnes du Hakkari(aujourd’hui ausud de la Tur­quie) jusqu’aux rives du Kha­bour, en Syrie ((. Georges Bohas et Flo­rence Hel­lot-Bel­lier, Les Assy­riens du Hak­ka­ri au Kha­bour. Mémoire et His­toire, Geuth­ner, 2e tri­mestre 2008, 217 p., 32 €. Les poèmes sont repro­duits en fin d’ouvrage en sou­reth, et l’on pour­ra donc les lire dans le texte, grâce à la Méthode citée à la note pré­cé­dente.)) . C’est une his­toire que les spé­cia­listes connaissent déjà assez bien, mais que Georges Bohas a par­ti­cu­liè­re­ment étu­diée depuis plus d’une ving­taine d’années. Avec Flo­rence Hel­lot-Bel­lier, il com­plète un livre pré­cé­dent de manière ori­gi­nale et acces­sible à tous. Le hasard diri­gé fai­sant bien les choses, il a pu récu­pé­rer deux poèmes écrits par des diacres assy­riens, rela­tant les cir­cons­tances et les détails de ces « dépla­ce­ments de popu­la­tion », comme l’on dirait aujourd’hui, et qu’il a tra­duits en fran­çais. Réfu­giés depuis des siècles dans les mon­tagnes hos­tiles et par­fois ennei­gées du nord de la Méso­po­ta­mie, d’où leur venait leur foi chré­tienne, les Assy­riens ont été obli­gés de les quit­ter, mena­cés d’extermination par les Otto­mans pous­sés par les Jeunes Turcs, et trom­pés par les Puis­sances, Russes et Bri­tan­niques essen­tiel­le­ment. Les exé­cu­tants ont été, comme tou­jours, en prio­ri­té les Kurdes, autres habi­tants des mêmes mon­tagnes et val­lées, avec les­quels, pour­tant, une forme de vie poli­tique et sociale très ori­gi­nale les liait (pp. 90–92 et 120–122) : une assem­blée com­mune les réunis­sait, avec deux « par­tis », de droite et de gauche, cha­cun regrou­pant des Assy­riens et des Kurdes ; leur déno­mi­na­tion « droite » et « gauche » était pure­ment géo­gra­phique (par rap­port à l’émir, tou­jours kurde, dans le cadre des assem­blées). C’était le seul moyen de réduire les conflits entre les deux eth­nies : les Kurdes de droite devaient prendre par­ti pour les Assy­riens de droite contre les Kurdes de gauche. Et cela fonc­tion­na tant bien que mal, durant quelques siècles.
De 1915 à 1933, l’exode se dérou­la en plu­sieurs phases, ponc­tuées de mas­sacres qui s’ajoutaient aux mas­sacres des chré­tiens, Assy­riens, Chal­déens et Armé­niens pour d’autres motifs, plus géné­raux, et plus connus (si ce n’est des Turcs d’aujourd’hui). Les poèmes, de style « Chan­son de geste » médié­vale, sont très tou­chants, et sont fort bien com­plé­tés par des entre­tiens avec les sur­vi­vants (dont les connais­sances sur­prennent par leur éten­due, mal­gré quelques inexac­ti­tudes tout à fait com­pré­hen­sibles), par des repro­duc­tions de textes inédits, en pro­ve­nance des Archives du minis­tère des Affaires étran­gères comme de sources anglo­saxonnes, qui viennent expli­quer (pas tou­jours de manière convain­cante) la posi­tion des Puis­sances, les stra­té­gies (dont l’honnêteté varie), et les dif­fé­rentes manières d’appréhender l’avenir de chré­tiens dans une zone géo­gra­phique à construire : le Moyen-Orient actuel. Le tout est assor­ti de com­men­taires bien­ve­nus des deux auteurs. Notons deux points, pour ter­mi­ner : la cré­du­li­té de Clé­men­ceau dans le domaine diplo­ma­tique, sou­vent dénon­cée par les Magyars, trouve ici une cer­taine confir­ma­tion face aux manœuvres des Bri­tan­niques et Amé­ri­cains ; et, déjà, les mis­sions pro­tes­tantes anglo­saxonnes jouaient un rôle trouble, comme ce mis­sion­naire appa­rais­sant, selon les cas, en pas­teur, ou en capi­taine…

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