Revue de réflexion politique et religieuse.

Fran­co Roda­no, arché­type du catho­lique com­mu­niste

Article publié le 14 Juil 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[Note : cet article a été publié dans Catho­li­ca n. 62, hiver 1998–99]

Un livre d’Augusto Del Noce, Il cat­to­li­co comu­nis­ta, per­met de repen­ser le lien entre idées de fond et for­mules poli­tiques dans l’histoire de l’Europe du XXe siècle, spé­cia­le­ment en ce qui concerne ‑l’Italie ((  A. Del Noce, Il cat­to­li­co comu­nis­ta, Rus­co­ni, Milan, ‑1981.)) .

1. Trop sou­vent l’effondrement du com­mu­nisme sovié­tique et le rapide déclin de la fas­ci­na­tion du mar­xisme théo­rique ont été admis comme un état de fait, comme s’ils ne méri­taient pas une inter­ro­ga­tion plus pro­fonde, cher­chant à éclair­cir les moti­va­tions véri­tables d’une adhé­sion qui, dans les milieux intel­lec­tuels en par­ti­cu­lier, s’était mani­fes­tée avec une fougue et une expan­si­vi­té extra­or­di­naires. La mise entre paren­thèses de cin­quante ans de mar­xisme théo­rique et de com­mu­nisme mili­tant a été faci­li­tée en Ita­lie par le pro­fond oppor­tu­nisme qui règne par­mi les intel­lec­tuels plus encore que dans les milieux popu­laires. En un ins­tant, dans ces milieux intel­lec­tuels, l’adhésion au mar­xisme s’est habi­le­ment trans­for­mée en un vague pro­gres­sisme : il n’y a pas que dans la comé­die de Poli­chi­nelle que « celui qui a don­né a don­né, celui qui a eu a eu, débar­ras­sons-nous du pas­sé ». Au moins en ce qui concerne les milieux uni­ver­si­taires, per­sonne ne songe à s’en prendre aux camps retran­chés de la célé­bri­té, pour délo­ger les pro­gres­sistes de l’après-communisme de leurs rentes de situa­tion et des postes de pou­voir qu’ils ont défi­ni­ti­ve­ment ‑conquis.
Pour ce qui touche aux milieux catho­liques, les anciens enthou­siastes du dia­logue à tout prix et d’une col­la­bo­ra­tion les yeux fer­més paraissent aujourd’hui n’avoir consti­tué qu’une infime dévia­tion, une minus­cule erreur de par­cours qui n’infirmerait pas la marche triom­phale de la catho­li­ci­té, de la dimen­sion anti­mo­derne au dia­logue tou­jours plus étroit avec l’esprit de la ‑moder­ni­té.
Ce que l’on ne réus­sit pas à aper­ce­voir, ce qu’on ne veut pas com­prendre, c’est que les erreurs d’un pas­sé proche consti­tuent les pré­misses de la fra­gi­li­té d’aujourd’hui, cultu­relle et en consé­quence, poli­tique, en pré­sence de la mon­tée du per­mis­si­visme, qui est bien la carac­té­ris­tique saillante des mœurs de la socié­té au sein de laquelle nous vivons : opu­lente, tech­no­cra­tique et enva­hie par un liber­ti­nage de masse, une socié­té qui repré­sente la forme, jusqu’ici inédite, d’un tota­li­ta­risme éva­nes­cent mais enva­his­sant, auquel nous ris­quons tous dans une mesure ou une autre de ‑suc­com­ber ((  A. Del Noce, Fas­cis­mo e anti­fas­cis­mo — Erro­ri del­la cultu­ra, sous la dir. de B. Casa­dei, S. Ver­tone, Leo­nar­do, Milan, 1995, chap. ‑8.)) .

2. On a dit, non sans quelque malice, que Del Noce, avec Il cat­to­li­co comu­nis­ta, avait éri­gé un véri­table monu­ment à Fran­co Roda­no, en lui don­nant une impor­tance et une sta­ture que bien peu auraient été dis­po­sés à lui accor­der de son vivant. Mais il faut bien com­prendre la ten­ta­tive de Del Noce : dans son livre, Roda­no devient l’archétype du catho­lique com­mu­niste. Ce n’est plus un homme en chair et en os, insé­ré dans une série de rela­tions humaines plus ou moins signi­fi­ca­tives, plus ou moins enga­gées. Pour Del Noce, ce qui importe n’est pas qui pro­nonce cer­taines affir­ma­tions, mais quelles sont les affir­ma­tions pro­non­cées et com­ment elles sont avan­cées : la psy­cho­lo­gie est mise de côté, ce qui compte étant la rigueur des idées qui suivent, petit à petit, une cer­taine cadence et conduisent iné­luc­ta­ble­ment vers cer­tains résul­tats, éven­tuel­le­ment non dési­rés ni même pré­vus. C’est ain­si que Roda­no, d’éminence grise et conseiller de Togliat­ti puis de Ber­lin­guer, devient le stra­tège lucide et très cohé­rent de la ren­contre entre la tra­di­tion catho­lique et le com­mu­nisme, en pas­sant par une qua­ran­taine d’années de liens tis­sés sur le plan poli­ti­co-diplo­ma­tique, et de remo­de­lages théo­riques. (En cohé­rence avec son génie, Del Noce éclaire de manière déci­sive ce deuxième aspect de l’engagement de ‑Roda­no.)
Pour quelle rai­son, aux yeux de Del Noce, la posi­tion de Roda­no a‑t-elle ain­si une impor­tance si grande, au point de par­ler, au sens propre et véri­table, de « révo­lu­tion roda­niste », révo­lu­tion dont Del Noce illustre par moments lui-même le pou­voir de fas­ci­na­tion intense ? A y regar­der plus en pro­fon­deur, Roda­no consti­tue un exem­plaire concen­tré de la syn­thèse entre catho­li­cisme et com­mu­nisme, signi­fi­ca­tive aus­si bien par son exem­pla­ri­té que par l’originalité aiguë de sa posi­tion ; rele­vant de la « cohé­rence froide » du mar­xisme — pour par­ler comme Bloch —, éloi­gnée de tout popu­lisme géné­reux et irré­flé­chi. Roda­no a posé avec une grande rigueur les pré­misses de la ren­contre sur le plan poli­tique entre catho­liques et com­mu­nistes, en favo­ri­sant deux pro­ces­sus paral­lèles de libé­ra­tion : celui de la pen­sée mar­xiste révo­lu­tion­naire, déga­gée des élé­ments gnos­tiques, et celui, paral­lèle, d’un catho­li­cisme libé­ré de l’horizon pré­ter­na­tu­rel. En favo­ri­sant cette double libé­ra­tion, l’ambition de Roda­no s’élargira à la fon­da­tion d’une laï­ci­té véri­table, et donc à atteindre le visage le plus authen­tique de la ‑démo­cra­tie ((  A. Del Noce, I cat­to­li­ci e il pro­gres­sis­mo, Leo­nar­do, Milan ‑1994.)) .
Décrit aus­si rapi­de­ment, ce rêve d’un intel­lec­tuel qui pré­tend non seule­ment orien­ter l’histoire, mais aus­si en dic­ter les condi­tions et en com­prendre d’avance les pas­sages les plus signi­fi­ca­tifs peut faire figure d’accès de délire démiur­gique… Cela n’empêche pas Del Noce de démon­trer la valeur poli­tique extra­or­di­naire du pro­jet de Roda­no, même s’il a échoué dans sa conclu­sion et s’est trou­vé aux prises avec une sin­gu­lière « hété­ro­ge­nèse des fins ». Ce pro­jet dépasse la fusion concep­tuelle ((  Endia­di, dans l’original ita­lien. La figure rhé­to­rique de l’hendiadyn consiste à signi­fier un concept au moyen de deux nor­ma­le­ment dis­tincts. [-NDLR])) , encore gros­sière, qui carac­té­rise la figure des com­pa­gnons de route : catho­liques et com­mu­nistes, en ris­quant de réunir les élé­ments les plus mar­gi­naux des deux milieux. Au-delà des sim­pli­fi­ca­tions de pro­pa­gande fon­dées sur le néo­lo­gisme « catho-com­mu­nistes » (ce monstre à deux têtes illus­tré par des jour­na­listes comme I. Mon­ta­nel­li, E. Bet­ti­za ((  Il s’agit de fai­seurs d’opinion ita­liens com­pa­rables à ce que sont en France un Jean Daniel ou un Jacques Jul­liard. [-NDLR])) , une appel­la­tion des­ti­née aux adver­saires), la rigou­reuse cohorte des catho­liques com­mu­nistes ita­liens — qui a che­mi­né der­rière Roda­no depuis la fin des années qua­rante — se pose en avant-garde consciente, toute ten­due, avec Gram­sci et après lui, vers la réa­li­sa­tion d’une révo­lu­tion dans les « sec­teurs les plus avan­cés » de l’Occident, « révé­lant » ((  Dans l’original ita­lien, « inve­ran­do », de inve­rare, inve­ra­men­to, concept intra­dui­sible en fran­çais, sor­ti du jar­gon du mar­xisme cri­tique, avec le sens de puri­fier, rec­ti­fier, dépas­ser dans une syn­thèse plus haute, etc. Augus­to Del Noce, qui se réfère assez sou­vent à ce terme, le défi­nit ain­si : « énu­cléa­tion de la véri­té interne déga­gée des super­struc­tures » (Il cat­to­li­co comu­nis­ta, op. cit., p. 248). [-NDLR])) , par une révi­sion déchi­rante, la tra­di­tion catho­lique elle-même, y com­pris au prix de la dis­so­lu­tion de l’équipe ecclé­siale. L’échec final du pro­jet des catho­liques com­mu­nistes incar­né par Roda­no indique, par voie néga­tive et à tra­vers l’approfondissement d’une longue erreur, la ligne juste à par­cou­rir. Le pré­sup­po­sé qui motive la tra­gique céci­té des catho­liques com­mu­nistes est que le sujet de l’histoire de notre époque est la révo­lu­tion, en même temps que sa catas­trophe et son sui­cide, comme Del Noce lui-même l’a mon­tré dans l’un de ses écrits essen­tiels, et à peu près contem­po­rain. Il cat­to­li­co comu­nis­ta n’est pas, comme il le paraît, un écrit polé­mique : à mes yeux, il est l’une des œuvres les plus denses du pen­seur de Savi­glia­no, par­mi tant d’autres au pre­mier abord chao­tiques, et qui sont en réa­li­té si denses de sti­mu­lantes ‑médi­ta­tions ((  L’œuvre essen­tielle à laquelle je fais réfé­rence est : A. Del Noce, Il sui­ci­dio del­la rivo­lu­zione, Rus­co­ni, Milan, 1978. Voir aus­si A. Del Noce, T. Mol­nar, J.-M. Dome­nach, Il vico­lo cie­co del­la sinis­tra [L’impasse de la gauche], Rus­co­ni, Milan, ‑1970.)) .

3. Le point de départ de l’affaire, sou­vent tor­tueuse, tour­men­tée éga­le­ment, qu’illustre Del Noce d’une manière aus­si magis­trale, est consti­tué par l’amitié entre don Giu­seppe De Luca (un prêtre très éru­dit de l’Italie du sud, qui a étu­dié le sen­ti­ment reli­gieux dans la veine qu’avait sug­gé­rée Hen­ri Bre­mond), et le groupe entou­rant Roda­no, consti­tué d’élèves du lycée Vis­con­ti, de Rome, et d’autres du lycée D’Azeglio, menés par Felice Bal­bo. Au pas­sage, Del Noce — en petit comi­té — a sou­vent mis l’accent sur la nature par­ti­cu­lière de la foi de De Luca, tarau­dée par le doute et en proie à des crises répé­tées. De Luca, qui col­la­bo­rait à la revue Il Fron­tes­pi­zio, avait ten­té, signi­fi­ca­ti­ve­ment, de jeter un pont avec le fas­cisme par l’intermédiaire d’un digni­taire clair­voyant, Giu­seppe Bot­tai. Au cours du second après-guerre, il s’efforcera de faire de même en direc­tion de la gauche poli­tique, par l’intermédiaire cette fois de Togliat­ti, le lea­der indis­cu­té du Par­ti com­mu­niste ‑ita­lien.
Depuis les études de R. Guar­nie­ri et de L. Man­go­ni ((  R. Guar­nie­ri, Don Giu­seppe De Luca. Tra cro­na­ca e sto­ria, San Pao­lo, Milan, 1991 ; L. Man­go­ni, In par­ti­bus infi­de­lium, Einau­di, Turin, ‑1989.)) , la figure de De Luca et son impor­tance dans le monde catho­lique ita­lien appa­raissent incon­tes­tables. Or, pour De Luca, les espé­rances pla­cées dans le groupe des jeunes catho­liques com­mu­nistes étaient extra­or­di­naires, la dif­fé­rence entre ce groupe et un vague pro­gres­sisme étant de nature qua­li­ta­tive. A la racine d’un tel juge­ment, il y a la convic­tion de l’invincibilité de l’erreur moder­niste et donc de l’inanité de toute ten­ta­tive pour endi­guer l’aval : mieux vau­drait au contraire remon­ter vers l’amont, pour y cap­ter les sources de la moder­ni­té et ten­ter d’en régu­ler le cours. Anti­mo­derne et anti­bour­geois in toto, De Luca était cepen­dant pes­si­miste sur la pos­si­bi­li­té d’une issue vic­to­rieuse de la révolte contre le monde moderne. Le seul espoir lui parais­sait rési­der dans la prise de direc­tion, aux sources, de cette révolte contre le monde moderne dont le mar­xisme lui sem­blait être l’incarnation ultime et déci­sive. Dans les pages d’Il Fron­tes­pi­zio, De Luca fai­sait la théo­rie d’une sorte de chan­ge­ment de direc­tion « à trois cent soixante degrés » per­met­tant de conduire « le chré­tien, consi­dé­ré comme anti­bour­geois » de Dono­so Cor­tés à Marx. De là une sym­pa­thie mar­quée pour le groupe roda­niste, vu comme le fer de lance d’une révo­lu­tion anti­bour­geoise fina­le­ment por­teuse ‑d’avenir.
Ces opi­nions d’un prêtre méri­dio­nal, tout atti­rantes qu’elles soient, pour­raient sem­bler en res­ter sur le ter­rain d’un pur archéo­lo­gisme his­to­rio­gra­phique. Mais Del Noce montre com­ment dans un tel uni­vers de pen­sée et d’intuitions s’explicite la phi­lo­so­phie sous-jacente pré­sente, même poten­tiel­le­ment, dans la pra­tique poli­tique de Togliat­ti. Del Noce ajoute que cette expli­ci­ta­tion de la dimen­sion pro­fonde du togliat­tisme per­met de pré­pa­rer la voie du com­pro­mis his­to­rique et de l’eurocommunisme qui auront leur for­mu­la­tion la plus cohé­rente avec Ber­lin­guer, le nou­veau lea­der des com­mu­nistes ita­liens, entre le milieu des années soixante et la fin des années soixante-dix.

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