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Par des sen­tiers res­ser­rés

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L’évocation auto­bio­gra­phique du père domi­ni­cain Jean-Miguel Gar­rigues est révé­la­trice à plus d’un titre. L’ouvrage débute sur un léger retour sur une enfance tiraillée entre culture espa­gnole, fran­çaise et ita­lienne, une enfance d’immédiat après-guerre avec les pro­blèmes liés au déra­ci­ne­ment d’une famille de diplo­mates, à l’isolement inter­na­tio­nal de l’Espagne fran­quiste, et à l’anti-américanisme des Fran­çais humi­liés par l’éloignement de leur gran­deur pas­sée. Le P. Gar­rigues, inter­ro­gé par deux jeunes amis, décrit ensuite les grandes étapes de sa vie, par­ti­cu­liè­re­ment sa voca­tion domi­ni­caine, son novi­ciat à Lille, le sémi­naire au Saul­choir où il vécut notam­ment mai 68, sa for­ma­tion à Rome, une année amé­ri­caine ((. L’analyse de Jean-Miguel Gar­rigues évoque la « mono­tone uni­for­mi­té » et le « vide méta­phy­sique de la vie amé­ri­caine », sa « gri­se­rie mon­daine » des inces­santes « par­ties » où percent « sous la façade com­mu­nau­ta­riste, l’uniformité stan­dar­di­sée et le confor­misme conven­tion­nel ». Men­tion­nons aus­si ses réflexions géo­po­li­tiques tout à fait fon­dées des pages 66–67.)) ‚puis une série d’engagements très divers. Le lec­teur suit donc avec inté­rêt ce par­cours dans la deuxième par­tie du siècle, par­ti­cu­liè­re­ment mou­ve­men­té en expé­riences humaines et spi­ri­tuelles. Ce qui frappe le plus, la lec­ture ache­vée, c’est ce goût du contraste, cette volon­té para­doxale d’analyser très luci­de­ment les maux du siècle, tant phi­lo­so­phi­que­ment que mora­le­ment, et de ne pas en tirer les conclu­sions qui sem­ble­raient s’imposer. Si on se limite à la vie de l’Eglise, la cri­tique de cer­taines pesan­teurs et habi­tudes pré­con­ci­liaires ne pro­vo­que­rait pas la gêne chez le lec­teur si elle n’était pas récur­rente, appuyée et pré­sen­tée — volon­tai­re­ment ou non — comme s’agrégeant à une remise en cause d’ensemble, laquelle devrait par ailleurs rele­ver de l’évidence. Ain­si, les appré­cia­tions sur la « cui­sine clé­ri­cale » ou le côté « fonc­tion­naire du culte » (p. 40), sûre­ment justes en soi, deviennent dan­ge­reu­se­ment sys­té­miques quand la ques­tion sui­vante est consé­cu­ti­ve­ment ain­si posée : « Ces messes pré­con­ci­liaires n’ont cepen­dant pas empê­ché votre crois­sance spi­ri­tuelle. Com­ment l’expliquez-vous ? » (ibid). L’on retrou­ve­ra ce genre de géné­ra­li­sa­tion lorsque l’auteur évoque « les messes dont on ne com­pre­nait goutte et aux­quelles les fidèles assis­taient en mar­mon­nant le cha­pe­let pen­dant que loin d’eux les enfants de chœur sem­blaient faire la course avec le prêtre en débi­tant à toute allure les prières en latin… » (p. 54) ; peut-on vrai­ment réduire la des­crip­tion de l’ensemble des messes de l’époque pré­con­ci­liaire à cela, tout autant qu’à la « pres­sion sociale et [au] confor­misme conven­tion­nel » l’affluence des fidèles en Espagne, même s’il y a beau­coup de vrai dans ces obser­va­tions ? De même, évo­quant la période de sa voca­tion : « J’ai décou­vert une Eglise qui venait d’entrer en concile œcu­mé­nique, une litur­gie qui sor­tait de la pompe creuse et sen­ti­men­tale du XIXe siècle pour se renou­ve­ler par un retour aux sources, j’ai décou­vert le frère Roger de Tai­zé, qui pas­sait nous par­ler d’œcuménisme, le bon pape Jean XXIII […] et le car­di­nal Mon­ti­ni, arche­vêque de Milan, qui, espé­rait-on, lui suc­cé­de­rait, car on le jugeait seul capable de mener à bien le concile » (pp. 81–82) ; tout le contraire, selon lui, de « l’impression de sclé­rose que don­nait l’Eglise avant le concile » (p. 54) dont la der­nière par­tie du pon­ti­fi­cat de Pie XII était « mar­quée par un auto­ri­ta­risme qui allait jusqu’à exer­cer une cer­taine « police de la pen­sée » », etc. Le domi­ni­cain se hasarde même à relier une amu­sante et révé­la­trice anec­dote de quelques années sui­vant mai 68, à la situa­tion du pon­ti­fi­cat de Benoît XVI. Les PP. de Lubac et Bouyer, recru­tés par le père Danié­lou pour faire une démarche auprès du car­di­nal Fran­çois Mar­ty, déplorent auprès de celui-ci que « l’interprétation abu­sive du concile [fasse] table rase par rap­port à la tra­di­tion anté­rieure » — ce qui exo­né­rait en réa­li­té à bon compte les causes intrin­sèques dues à la rédac­tion des textes eux-mêmes. Ils entendent le car­di­nal de Paris leur répondre : « « Après le concile, nous avons pen­sé que l’avenir était au pro­gres­sisme. Vous nous dites main­te­nant que le pro­gres­sisme ne marche pas. Eh bien nous revien­drons à l’intégrisme ». Le père de Lubac faillit s’étrangler de colère et se récria, scan­da­li­sé : « Mon­sei­gneur, il ne s’agit ni de pro­gres­sisme, ni d’intégrisme mais de la véri­té. » — « La véri­té, voi­là bien un grand mot, un mot de théo­lo­gien, mon père !» » Aujourd’hui, le P. Gar­rigues com­mente : « N’a‑t-on pas l’impression, qua­rante ans après, que dans l’Eglise de France, par un retour du balan­cier et au nom du même oppor­tu­nisme, la pro­phé­tie du car­di­nal Mar­ty n’est pas loin de s’accomplir ? Le plus déso­lant c’est que per­sonne ne fasse remar­quer que c’est la for­ma­tion tra­di­tio­na­liste d’avant le concile qui a pro­duit les prêtres contes­ta­taires de 1968 et que les même causes pro­dui­ront de nou­veau les mêmes effets » (p. 132).

Cette ten­dance de son auto­bio­gra­phie n’aurait rien qui étonne le lec­teur si, dans le même ouvrage, le P. Jean-Miguel Gar­rigues ne déve­lop­pait des ana­lyses très pré­cises et sans com­plai­sance sur les effets intrin­sèques du concile et la trans­for­ma­tion de ses contem­po­rains. Sans aller jusqu’à citer Bos­suet — « Dieu se rit des créa­tures qui déplorent les effets dont elles conti­nuent à ché­rir les causes » —, com­ment le lec­teur doit-il inter­pré­ter une phrase comme celle-ci : « On com­men­çait à par­ler beau­coup à cette occa­sion [du concile] et de manière bien floue du dia­logue entre l’Eglise et le monde […]. Mais je per­ce­vais déjà, ici ou là, des signes qui mon­traient avec quelle faci­li­té on ris­quait de pas­ser d’un vrai dia­logue, qui ne peut exis­ter qu’au sein d’une com­mune recherche de la véri­té, à un ali­gne­ment mimé­tique des catho­liques sur leurs divers inter­lo­cu­teurs : chré­tiens sépa­rés, membres d’autres reli­gions, com­mu­nistes… » (p. 94) ?

La vie d’étude au Saul­choir appa­raît, dans ce récit, par­ti­cu­liè­re­ment ins­truc­tive sur la période pré­cé­dant mai 1968, puis sur celle des évé­ne­ments mêmes. Ain­si, l’auteur nous fait-il com­prendre la très grande dif­fi­cul­té des sémi­na­ristes, ne serait-ce que pour appré­hen­der en pre­mière année l’introduction à la phi­lo­so­phie. A telle enseigne que le père entre­ra en phi­lo­so­phie par Hei­deg­ger, Hus­serl, Gada­mer et Mer­leau-Pon­ty. Le P. Claude Gef­fré, régent des études, « sen­tant les limites du néo­tho­misme du XXe siècle [essayait] d’opérer des ouver­tures dans la pen­sée de saint Tho­mas à l’aide de la phé­no­mé­no­lo­gie hei­deg­gé­rienne ». A l’inverse de ceux ensei­gnant « cor­rec­te­ment le tho­misme » mais de façon méca­nique, deux jeunes pro­fes­seurs pas­sion­nants étaient cepen­dant « acquis l’un à Kant, l’autre à Hegel […] l’un d’eux était déjà en cure psy­cha­na­ly­tique et les deux devaient quit­ter les ordres […] ». J.-M. Gar­rigues avoue n’avoir com­pris la sub­sti­tu­tion de la phé­no­mé­no­lo­gie à la méta­phy­sique que bien plus tard. Avec le « défaut de renou­vel­le­ment de la syn­thèse tho­miste dans le domaine pro­pre­ment théo­lo­gique » et le sou­ve­nir de la mise à l’écart du P. Che­nu ((. « Le dan­ger que com­por­tait la pen­sée théo­lo­gique du père Che­nu s’était mani­fes­té dans une phrase mal­heu­reuse mais signi­fi­ca­tive de son livre Le Saul­choir une école de théo­lo­gie […] où il disait que le dogme est la cris­tal­li­sa­tion de la spi­ri­tua­li­té d’une époque. Cet his­to­ri­cisme ne dis­tin­guait pas le rôle sim­ple­ment dis­po­si­tif du contexte his­to­rique dans le déve­lop­pe­ment dog-matique par rap­port au rôle pro­pre­ment déter­mi­nant des véri­tés conte­nues dans la Révé­la­tion et que les dogmes ne font qu’expliciter. Le Saint-Office y vit le signe d’une dérive moder­niste… » (p. 118). )) puis de deux de ses dis­ciples les pères Congar et Féret, le malaise dans l’enseignement et la vie au sémi­naire bas­cu­lèrent, en mai 1968, dans l’ébranlement de la foi et la révo­lu­tion. Les nou­veaux maîtres du moment sont Marx, Nietzsche et Freud, les struc­tu­ra­listes Fou­cault, Lacan, Althus­ser, le pro­fes­seur de théo­lo­gie morale est « conver­ti à la psy­cha­na­lyse », etc. J.-M. Gar­rigues confirme qu’il n’a pour cette rai­son « étu­dié la par­tie morale de la Somme théo­lo­gique de saint Tho­mas d’Aquin que bien après et par [ses] propres moyens, alors [qu’il] était deve­nu entre-temps… doc­teur en théo­lo­gie » (p. 120). Le père maître, Albert-Marie Bes­nard, une haute figure spi­ri­tuelle, sui­vra lui-même une évo­lu­tion par­ti­cu­lière puisque, ébran­lé par le rejet de la spi­ri­tua­li­té par ses jeunes frères, il ten­te­ra « de cou­ler l’oraison chré­tienne dans la médi­ta­tion zen ».

L’auteur se révèle excellent obser­va­teur du pro­ces­sus visible de la déca­dence mais dont l’origine est bien plus pro­fonde. L’élite montre le mau­vais exemple — le pois­son pour­rit par la tête — puis vient la « perte des repères de la morale com­mune [qui coïn­cide] avec la géné­ra­li­sa­tion de la télé­vi­sion en France dans les débuts des années 60 », la com­plai­sance-démis­sion des géné­ra­tions pré­cé­dentes face à l’activisme révo­lu­tion­naire de jeunes gens agis­sant comme les « pos­sé­dés » de Dos­toïevs­ki, la pri­mau­té don­née au contexte dans l’enseignement théo­lo­gique, la faveur pour la spi­ri­tua­li­té orien­tale, sans oublier « l’opportunisme pas­to­ral » des évêques. L’autorité au sein même du Saul­choir était alors sapée par l’assemblée géné­rale quo­ti­dienne sans but ni ordre du jour autre que la prise de la parole. Après une telle défer­lante, la fer­me­ture rapide du Saul­choir s’imposera, ce que le P. Gar­rigues, hon­teux de l’attitude intel­lec­tuelle de sa géné­ra­tion en mai 68 et contre laquelle il ten­ta de résis­ter, décrit comme « la mort qui avait frap­pé, le plus sou­vent jusqu’à l’anéantissement tous les centres intel­lec­tuels de la for­ma­tion du cler­gé fran­çais : Domi­ni­cains, Jésuites, Sul­pi­ciens, Ora­to­riens, Carmes, Fran­cis­cains et même cer­tains monas­tères de haut niveau cultu­rel, comme En-Cal­cat ou la Pierre-qui-Vire » (p. 135). Il est vrai­ment éton­nant dans ce cadre géné­ral qu’au couvent du Saul­choir, « même en plein milieu de Mai 1968, le rythme des offices [se soit] main­te­nu imper­tur­ba­ble­ment ». Ce para­doxe inté­res­sant éclaire toute situa­tion d’ordre révo­lu­tion­naire dont les pre­miers sou­bre­sauts per­cep­tibles ne marquent fina­le­ment que la fin de l’activité sou­ter­raine et invi­sible : pour le pro­ces­sus révo­lu­tion­naire l’institution est uti­le­ment encore debout mais elle est déjà gan­gre­née.

Le P. Gar­rigues cher­che­ra à com­battre, notam­ment à Paris, la dérive gnos­tique de l’enseignement théo­lo­gique. Cela ne l’empêchera pas de tâter du pen­te­cô­tisme (ulté­rieu­re­ment renom­mé Renou­veau cha­ris­ma­tique), alors qu’il per­ce­vait pour­tant « le risque de glis­se­ment du Renou­veau catho­lique vers une « pro­tes­tan­ti­sa­tion » évan­gé­lique de type fon­da­men­ta­liste, adog­ma­tique et « émo­tion­na­liste » ». A par­tir du début des années 1970, trans­pa­raît chez lui l’impression d’une bouillon­nante insta­bi­li­té (paroisses semi-monas­tiques Saint-Jean-de-Malte d’Aix-en-Provence, puis Saint-Nizier à Lyon, contacts avec les « bles­sés de la vie », tra­vaux théo­lo­giques lors du synode des évêques de 1971, contri­bu­tion à la rédac­tion du Caté­chisme de l’Eglise catho­lique, ami­tiés intel­lec­tuelles avec Jacques Mari­tain, Chris­toph Schön­born, Alain Besan­çon, confé­rences de carême à Notre-Dame au terme des­quelles il refuse l’offre du car­di­nal Lus­ti­ger d’une mis­sion ecclé­siale de grande impor­tance (évo­luant sans doute vers l’épiscopat) pour conser­ver son état reli­gieux rede­ve­nu monas­tique, errances sur « l’antijudaïsme his­to­rique de la Chré­tien­té » et rap­ports avec des Juifs mes­sia­niques.

« La pro­vi­dence a vou­lu faire de moi un homme qui doit mar­cher sans trop de bagages par des che­mins res­ser­rés. Ce côté pré­caire et par­fois même nomade de ma vie, n’était pas pour dérou­ter quelqu’un qui, comme moi avait été appe­lé par Dieu à tra­vers la figure du père de Fou­cault » (p. 329). Reste que l’épilogue de son pas­sion­nant pro­pos révèle un noir désen­chan­te­ment tant en ce qui concerne la socié­té (« Déca­dence des élites, ensau­va­ge­ment des masses, ter­ro­risme en expan­sion, esprit capi­tu­lard d’un âge qui se déclare post-héroïque, tous ces signes pour­raient bien indi­quer qu’un monde touche à sa fin ») que l’Eglise, pour laquelle son pro­pos se fait encore plus maus­sade. « Contrai­re­ment à ces pas­teurs qui nous annoncent pério­di­que­ment qu’elle connaît un « prin­temps », je la vois plu­tôt entrée en ago­nie. […] le plus expres­sif de cette entrée en ago­nie de l’Eglise est que la masse des chré­tiens […] ne sait plus à quoi elle croit, ni pour­quoi elle croit ». « [La] nou­velle évan­gé­li­sa­tion est de fait sou­vent mise en œuvre sous la forme d’une agi­ta­tion uti­li­sant toutes les recettes pas­to­rales, jusqu’aux gad­gets les plus sus­pects : goût pour le sen­sa­tion­nel et le spec­ta­cu­laire, pour les figures spi­ri­tuelles média­tiques drai­nant des foules à l’enthousiasme creux, recherche des moyens du monde pour condi­tion­ner les fidèles […]. Uti­li­ta­risme à court terme qui ne peut pas être por­teur d’une vraie et durable fécon­di­té ». Mais ce constat sans fard serait-il aus­si désa­bu­sé s’il n’était le secret aveu d’une illu­sion per­due ?