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Jean XXIII et le mil­lé­na­risme

Je remer­cie le père Jes­tin pour l’attention qu’il a bien vou­lu accor­der à l’exposé de mon livre, avec des élé­ments d’analyse rela­tifs à celui de John O’Malley, s.j., sur le Concile Vati­can II. Quelques-unes des thèses que j’y sou­tiens ont été consi­dé­rées comme dignes d’être rete­nues par le recen­seur. Ce der­nier rejette en revanche une des thèses fon­da­men­tales du livre, car cela serait, selon lui, vou­loir « trop prou­ver ». Il s’agit de l’erreur « mil­lé­na­riste », que je sou­tiens être pré­sente dans l’Allocution inau­gu­rale du Concile lue par le Pape le 11 octobre 1962.
Le P. Jes­tin trouve que mon ana­lyse d’un pas­sage déci­sif ne suf­fit pas à démon­trer la pré­sence d’une dimen­sion mil­lé­na­riste dans le dis­cours du Pape. Il écrit que l’accusation que j’ai for­mu­lée à l’encontre du pape Ron­cal­li — pré­sen­ter une notion de digni­té humaine fon­dée sur elle-même et qui « ne néces­si­te­rait pas son assomp­tion dans celle du Fils de Dieu que pro­cure le bap­tême » (Catho­li­ca, loc. cit., p. 109) — ne résiste pas à l’analyse car le Pape emploie en réa­li­té une ter­mi­no­lo­gie qui est liée tra­di­tion­nel­le­ment au registre « de la conver­sion et plus spé­ci­fi­que­ment du bap­tême » (ibid., p. 110). « S’il est vrai que ce qui paraît visé dans l’ensemble du pas­sage est la connais­sance de soi et une vie plus humaine, sans men­tion de la fin sur­na­tu­relle de l’homme (ibid.) », l’emploi de termes liés à la conver­sion et au bap­tême suf­fi­rait à démon­trer que le Pape « ne ten­tait pas d’exclure la pers­pec­tive sur­na­tu­relle » (ibid.).
Les termes évo­qués par le P. Jes­tin sont pré­sents en par­ti­cu­lier dans trois expres­sions. « En une seule phrase, explique-t-il, le Pape emploie les expres­sions sui­vantes : « Ele­vant les hommes à la digni­té des fils de Dieu […] ouvre la fon­taine de sa doc­trine vivi­fiante […] les hommes illu­mi­nés par la lumière du Christ » » (p. 109). Etant don­né le carac­tère de « preuve » que le P. Jes­tin confère à ces expres­sions, il est légi­time qu’elles soient pré­sen­tées iso­lées de leur contexte.
Mais regar­dons, pré­ci­sé­ment, dans quel contexte ces phrases s’inscrivent (je mets en ita­liques les pas­sages cités par le P. Jes­tin) : « L’Eglise ne pro­pose pas aux hommes de notre temps des richesses péris­sables, elle ne leur pro­met pas non plus un bon­heur seule­ment ter­restre, mais elle leur com­mu­nique les biens de la grâce divine, les­quels, éle­vant l’homme à la digni­té de fils de Dieu, sont une solide garan­tie et une aide per­met­tant une vie plus humaine. Elle ouvre les sources de sa doc­trine vivi­fiante, grâce à laquelle les hommes, éclai­rés de la lumière du Christ, peuvent prendre plei­ne­ment conscience de ce qu’ils sont vrai­ment, de leur émi­nente digni­té et de la fin qu’ils doivent pour­suivre. » (P. Pas­qua­luc­ci, op. cit., p. 186)
La ques­tion que je me pose est la sui­vante : ces expres­sions tra­di­tion­nelles des­ti­nées à indi­quer que la grâce est reçue par le bap­tême ne sont-elles pas mêlées à un contexte qui en confond ou en altère la signi­fi­ca­tion ?
Consi­dé­rons le texte avec atten­tion : « Elle leur com­mu­nique les biens de la grâce divine, les­quels, éle­vant l’homme à la digni­té de fils de Dieu, sont une solide garan­tie et une aide ». Rap­pe­lons que le pape parle ici du bap­tême. Aide pour quoi et garan­tie de quoi ? D’une véri­table vie chré­tienne ? Du salut de notre âme ? On atten­drait une conclu­sion de ce genre, étant don­né que le Pape avait com­men­cé son dis­cours ain­si : « L’Eglise ne pro­pose pas aux hommes de notre temps des richesses péris­sables, elle ne leur pro­met pas non plus un bon­heur seule­ment ter­restre ». Or il n’en est rien. Il s’agit sim­ple­ment d’une « solide garan­tie et une aide per­met­tant une vie plus humaine ». Ce n’est pas dans une vie nou­velle régé­né­rée dans le Christ que doit consis­ter la vie du vrai chré­tien, mais dans une « vie plus humaine ». L’expression « vie plus humaine » fait géné­rale-ment réfé­rence à notre exis­tence ter­restre, dans un sens spi­ri­tuel mais sur­tout maté­riel, vie que l’on sou­haite tou­jours meilleure qu’elle ne l’est et donc « plus humaine ». Face à un texte qui intro­duit une ter­mi­no­lo­gie cou­rante dont la signi­fi­ca­tion sécu­lière est très claire, com­ment ne pas consi­dé­rer que l’objectif cité est intra­mon­dain et en rien sur­na­tu­rel, détour­nant ain­si dans un sens tem­po­rel l’objectif tra­di­tion­nel­le­ment attri­bué à la grâce reçue lors du bap­tême ? Le but du bap­tême consiste-t-il à nous garan­tir une vie « plus hu-maine » ?
Une ana­lyse sem­blable résulte à mon avis éga­le­ment du contexte dans lequel se trouvent les deux autres membres de phrases. Que per­met la « doc­trine vivi­fiante » aux « hommes illu­mi­nés par la lumière du Christ » ? De com­prendre leur nature de pécheur ? De com­prendre la néces­si­té de se sanc­ti­fier pour réa­li­ser leur salut ? Non. Elle leur per­met de com­prendre que, en tant qu’hommes, ils pos­sèdent une « émi­nente digni­té » et une « fin » qui n’est pas sur­na­tu­relle. Ain­si, la lumière du Christ, induite par la doc­trine de l’Eglise, per­met aux hommes de deve­nir conscients de la digni­té de l’homme et d’une fin qui en est le reflet ! De la « digni­té de l’homme », et pas du salut ! L’homme en soi, l’homme dans sa nature réelle, comme il appa­raît dans ce pas­sage du dis­cours, ne semble pas être l’homme affec­té par les consé­quences du péché ori­gi­nel. C’est au contraire l’homme qui se découvre dans son « émi­nente » digni­té d’homme ! Mais pour­quoi sommes-nous bap­ti­sés, à peine nés : pour pou­voir décou­vrir notre « émi­nente digni­té » d’hommes ou pour être puri­fiés du péché ori­gi­nel et obte­nir la sanc­ti­fi­ca­tion inté­rieure ? Si le pape avait vrai-ment vou­lu faire réfé­rence au bap­tême, n’aurait-il pas dû dire que l’illumina-tion du Christ nous fait com­prendre notre « digni­té de chré­tiens » ? Le fait qu’il ait oublié cet adjec­tif semble être un élé­ment en faveur de mes argu­ments. Et d’ailleurs, quelle prise de conscience de la signi­fi­ca­tion du bap­tême peut-on attri­buer au bap­ti­sé ? Le bap­tême, comme nous le savons, réa­lise par lui-même son effet. Il n’a pas besoin de notre prise de conscience. Ici, à l’inverse, Jean XXIII dit que la « doc­trine vivi­fiante », « l’illumination du Christ », réa­lise en nous une prise de conscience, celle de notre sup­po­sée « émi­nente digni­té ». Il me semble encore plus évident que Jean XXIII emploie un voca­bu­laire tra­di­tion­nel dans un sens qui ne l’est pas.
Je suis convain­cu, en outre, que les réfé­rences ron­cal­liennes à la ter­mi­no­lo­gie du bap­tême et de la conver­sion, pré­sen­tées de cette manière, sont demeu­rées obs­cures pour beau­coup. Mais pour­quoi, jus­te­ment à par­tir du concile Vati-can II, les réfé­rences aux véri­tés fon­da­men­tales sont-elles faites d’une manière indi­recte, oblique, impli­cite, pour ne pas dire cachée ? Pour­quoi là où l’on s’attendrait à trou­ver des réfé­rences claires à la conver­sion au Christ et au salut de l’âme trou­vons-nous, à l’inverse, presque tou­jours des réfé­rences à l’unité des chré­tiens, du genre humain, à la « paix », sans men­tion d’une néces­saire conver­sion pré­li­mi­naire au Christ pour les atteindre ? La hié­rar­chie actuelle a‑t-elle jamais don­né une expli­ca­tion convain­cante de ce phé­no­mène ?
Cette expli­ca­tion, les fidèles sont contraints de se la don­ner eux-mêmes : l’objet même de la mis­sion de l’Eglise a été chan­gé. Cette mis­sion n’est plus sur­na­tu­relle, elle est rame­née dans les limites étroites de ce monde. Elle consiste à réa­li­ser l’unité du genre humain grâce à l’union de toutes les reli­gions « pour la paix », union dans laquelle se réa­li­se­rait une « vie plus humaine », ver­sion œcu­mé­nique de l’idéal laïque du pro­grès et de la démo­cra­tie. C’est une telle approche de la mis­sion de l’Eglise, incroya­ble­ment dis­tincte du sens ini­tial, qui efface l’Eglise comme « signe de contra­dic­tion », que je me per­mets d’appeler « mil­lé­na­risme ». Je ne sau­rais pas l’appeler autre­ment, puisqu’il semble annon­cer l’accomplissement de l’attente mes­sia­nique dans ce monde, dans l’union du genre humain, pro­duite par la nou­velle ère de « dia­logue » entre les reli­gions, pour la « paix ».
Ajou­tons quelques mots au sujet de cette « émi­nente digni­té de l’homme », que le Christ nous dévoi­le­rait à nous-mêmes (concept qui me rap­pelle cer­taines thèses de Hen­ri de Lubac). Cette « émi­nente digni­té » consti­tue comme la pré­misse de la pers­pec­tive mil­lé­na­riste dont nous par­lons. Une telle pers­pec­tive appa­raît selon moi de manière assez claire dans la conclu­sion de l’allocution, dans un pas­sage dont le sens pro­fond semble avoir échap­pé au P. Jes­tin. Après avoir expli­qué que le devoir de l’Eglise était de réa­li­ser l’unité « de l’entière famille chré­tienne », natu­rel­le­ment sans conver­sion préa­lable des schis­ma­tiques et des héré­tiques et sans leur retour à l’Eglise catho­lique — autre­ment dit, après avoir expo­sé une approche de l’unité de l’Eglise qui n’a rien de conforme avec celle de la tra­di­tion —, le Pape affir­mait que ce devoir impli­quait que le Concile « pré­pare en quelque sorte et apla­nisse la voie menant à l’unité du genre humain, fon­de­ment néces­saire pour faire que la cité ter­restre soit à l’image de la cité céleste « qui a pour roi la véri­té, pour loi la cha­ri­té et pour mesure l’éternité » (Saint Augus­tin, Ep., 138, 3) » (Pas­qua­luc­ci, op. cit., p. 196, 206). L’unité du genre humain, sans conver­sion au Christ, en tant que « fon­de­ment néces­saire » pour que la Cité ter­restre soit à l’image de la Cité céleste ! Res­sem­blance qui ne vient pas de la conver­sion des cœurs au Christ mais de l’unité du genre humain qui ne s’est pas encore conver­ti ! Ce sont des mots qui, me semble-t-il, se passent de com­men­taires.
Si ces pro­pos ne tra­duisent pas une pers­pec­tive mil­lé­na­riste, à quoi fau­drait-il les rat­ta­cher ? Le P. Jes­tin me repro­che­ra d’avoir vou­lu trop prou­ver car le magis­tère a condam­né for­mel­le­ment le mil­lé­na­risme « char­nel » (anar­chique et orgiaque des euchites et enthou­siastes, condam­nés lors du concile d’Ephèse en 431). Soit. Trou­vons alors un autre nom pour cette « doc­trine » pro­pa­gée par Ange­lo Ron­cal­li dans l’allocution dont nous avons par­lé, mais renon­çons à consi­dé­rer qu’elle est en conti­nui­té avec le magis­tère pérenne de l’Eglise. Dans le cas pré­sent, le cri­tère her­mé­neu­tique de l’amphibologie ne peut pas s’appliquer, à mon avis, car le texte est très clair. La réfé­rence ron­cal­lienne à saint Augus­tin est erro­née puisqu’il n’existe en fait pas, dans la pen­sée de saint Augus­tin, l’idée d’une uni­té finale du genre humain en tant que « fon­de­ment néces­saire » à l’alignement de la Cité ter­restre sur la Cité céleste. Et cette quête d’une Cité ter­restre se com­por­tant « à l’image » de la Cité céleste ne met-elle pas de côté le dogme du Juge­ment uni­ver­sel, avec sa divi­sion sur­na­tu­relle, éter­nelle, du genre humain entre les élus et les dam­nés, ce qui démontre par le fait même l’inexistence d’une uni­té finale du genre humain ?
Pour des rai­sons de place, j’ai dû limi­ter ce rebond au mini­mum indis­pen­sa-ble. J’espère avoir ain­si mieux fait com­prendre aux lec­teurs la signi­fi­ca­tion de ma thèse, et je remer­cie le P. Jes­tin pour sa cri­tique qui m’a don­né l’occasion d’apporter ces pré­ci­sions.