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Sombres « Lumières »

[Notre ami Jean Brun vient d’être rap­pe­lé à Dieu le 17 mars 1994. Il nous avait fait l’honneur d’inaugurer notre cycle de confé­rences à Paris, en février der­nier. Nous publions ci-après la ver­sion écrite de cette confé­rence, non sans émo­tion, puisqu’il en a lui-même relu les épreuves quelques heures avant de nous quit­ter.]

Le XVIIIe siècle, le Siècle des « Lumières », vou­lut défi­nir et faire régner la véri­té uni­ver­selle indis­cu­table qui per­met­trait de réa­li­ser la désa­lié­na­tion et l’unification défi­ni­tives du genre humain. Il cher­chait ain­si à construire une socié­té et un uni­vers de plus en plus cohé­rents pour une huma­ni­té de plus en plus rai­son­nable. Or on n’ose jamais avouer que, s’il existe un obs­cu­ran­tisme par la super­sti­tion, il existe éga­le­ment un obs­cu­ran­tisme par la rai­son que per­sonne ne veut recon­naître et dont nous sommes de plus en plus les vic­times. D’ailleurs ces deux formes d’obscurantisme font sou­vent bon ménage puisque aujourd’hui, où l’on nous annonce de tous côtés le triomphe de la science et de ses appli­ca­tions seules capables de faire sor­tir l’homme de son enfance intel­lec­tuelle, on n’a jamais comp­té autant de gué­ris­seurs, de fai­seurs d’horoscopes, de mara­bouts, de sor­ciers, de sectes, de fuites dans les drogues et de ces cultes de la rai­son qui se ren­gorgent de ter­mi­no­lo­gies creuses lorsqu’ils font appel au Chaos créa­teur et à un Big Bang ori­gi­naire ou à ces hasards fer­tiles ((  Cf. cette for­mule de Jacques Monod : « L’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indif­fé­rente de l’univers d’où il a émer­gé par hasard. [Nos croyances en un Dieu créa­teur, en l’âme spi­ri­tuelle et immor­telle de l’homme font par­tie des] ser­vi­tudes men­son­gères de l’animisme pri­mi­tif » (Le hasard et la néces­si­té. Essai sur la phi­lo­so­phie natu­relle de la bio­lo­gie moderne, Paris, 1970, p. 195).))  char­gés d’engendrer et de ren­for­cer les déter­mi­nismes. On se gausse des miracles, mais on se pas­sionne pour les mys­tères.

Il importe donc de démys­ti­fier des « lumières » qui font régner de nou­veaux types d’ombres ; celles-ci ne cessent de s’étendre sur les socié­tés hyper­dé­ve­lop­pées qui célèbrent incon­di­tion­nel­le­ment les mérites intou­chables du pro­grès scien­ti­fique.
Le siècle des Lumières s’efforça d’éteindre la Lumière sur­na­tu­relle pour lui sub­sti­tuer une lumière natu­relle, avant que le déve­lop­pe­ment de l’éclairage au gaz puis à l’électricité ne répan­dit l’usage de ce que l’on appelle bien signi­fi­ca­ti­ve­ment la lumière arti­fi­cielle. Une telle entre­prise trouve ses points de départ et ses bases dans le ratio­na­lisme de Des­cartes et dans l’empirisme de Locke.
Avec le car­té­sia­nisme, le Verbe devient enten­de­ment. Des­cartes nous demande, en effet, de recon­naître que « tout cela est vrai que nous connais­sons clai­re­ment être vrai » ; ce recours à la clar­té et à l’évidence est contem­po­rain du déve­lop­pe­ment de l’optique car­té­sienne où se trouvent expo­sées les lois de pro­pa­ga­tion des rayons lumi­neux. Sur le plan phy­sique, comme sur le plan intel­lec­tuel, l’homme peut donc célé­brer sa cap­ture et son cap­tage de la lumière. Dans le domaine de la connais­sance, en effet, la lumière natu­relle de la rai­son se déploie déduc­ti­ve­ment « selon ces longues chaînes de rai­sons toutes simples et faciles dont les géo­mètres ont cou­tume de se ser­vir pour par­ve­nir à leurs plus dif­fi­ciles démons­tra­tions ». Des­cartes peut ain­si annon­cer le début de cette épo­pée tech­ni­ciste au cours de laquelle l’homme cher­che­ra à se « rendre comme maître et pos­ses­seur de la nature ».
Mais si la rai­son peut et doit mettre de l’unité à l’intérieur de nos idées, elle seule est éga­le­ment capable de mettre de l’unité à l’intérieur de nos actes, c’est pour­quoi, pour Des­cartes, la faute se rédui­sant à une erreur de juge­ment, « il suf­fit de bien juger pour bien faire ». Des­cartes ne fait donc aucune allu­sion à la grâce et pense, impli­ci­te­ment, que le salut peut se faire par les oeuvres ; par consé­quent quel que fût le dog­ma­tisme qui put ins­pi­rer une telle condam­na­tion, le Sénat de la ville d’Utrecht avait quelques motifs d’accuser Des­cartes de péla­gia­nisme.
Avec Des­cartes, l’homme cesse d’être un être per­du, pour deve­nir un être qui peut s’égarer et qui, pour reve­nir sur le droit che­min, n’a besoin que d’une « méthode » capable de lui four­nir les cartes et la bous­sole néces­saires. Idée que repren­dra expli­ci­te­ment Kant ; on ne parle pas encore de « guide » mais le XXe siècle se char­ge­ra d’y pour­voir avec ses Füh­rer et ses Grands Timo­niers.
Tou­te­fois, le ratio­na­lisme car­té­sien se rat­tache encore à une théo­lo­gie impli­cite dans la mesure où il recourt aux « idées innées » ; ces idées, néces­saires à l’établissement d’une connais­sance véri­table, sont nées avec nous mais elles ne sont pas nées de nous. Elles pos­sèdent une racine trans­cen­dante dans la mesure où c’est le Créa­teur qui mit en nous ces « semences de véri­té » ; elles servent de fon­de­ment à notre rai­son et elles repré­sentent « la signa­ture de Dieu sur son ouvrage ». En outre l’ordre du monde, dont les sciences rendent compte, est sus­pen­du à des « véri­tés éter­nelles » que Dieu ins­ti­tua avec la même liber­té qu’un roi ins­ti­tue des lois en son royaume ; Dieu a libre­ment déci­dé que la somme des angles d’un tri­angle serait égale à deux angles droits, il eût pu en déci­der autre­ment, il aurait alors créé un monde dif­fé­rent du nôtre et nous aurait don­né l’entendement adé­quat pour com­prendre celui-ci.
Avec Des­cartes, le Verbe s’incarne dans et par la rai­son humaine, mais si l’homme est le roi de la nature ce roi n’a pas reçu sa cou­ronne de lui-même, il la tient de Dieu qui reste le Modèle à l’image duquel il fut créé.
Il s’agissait là d’une posi­tion insup­por­table pour l’empirisme de Locke qui, dans son Essai phi­lo­so­phique concer­nant l’entendement humain ((  La pre­mière édi­tion date de 1690, Coste en don­na la pre­mière tra­duc­tion fran­çaise en 1700.))  qui fut le livre de che­vet des Lumières, n’a de cesse qu’il n’ait rem­pla­cé l’inné par l’acquis. Pour Locke, en effet, tout naît de l’expérience indi­vi­duelle ou géné­rique, la rai­son est le fruit de l’expérience elle n’est plus l’image du Verbe qui parle en nous.
Ce sou­ci de deman­der uni­que­ment à l’expérience de rendre compte de ce qui consti­tue l’homo sapiens, trouve sa consé­cra­tion dans le titre même de l’oeuvre de Hume Trai­té de la nature humaine (1739), on parle désor­mais de nature (et non plus de condi­tion) humaine comme on parle de la nature des choses, l’homme fait par­tie de la nature des choses c’est pour­quoi on doit appli­quer à son étude les démarches en usage dans la méthode expé­ri­men­tale ; d’où le sous-titre très signi­fi­ca­tif du livre de Hume : Essai pour intro­duire la méthode expé­ri­men­tale dans les sujets moraux. L’expérience éclai­rée par la rai­son, la rai­son éclai­rée par l’expérience don­ne­ront ain­si nais­sance à des « sciences de l’homme » construites sur le modèle des « sciences de la nature ».
L’empirisme anglo-saxon eut donc pour sou­ci prin­ci­pal de faire de l’homme l’auteur de ses archives intel­lec­tuelles, et de voir en lui un roi qui ne tenait sa cou­ronne que de lui-même. Cette auto­di­vi­ni­sa­tion de l’humanité s’acheva par une déi­fi­ca­tion de la « volon­té géné­rale » dont Rous­seau dira qu’elle « est tou­jours droite » et dont Dide­rot pré­ten­dra qu’elle « n’erre jamais ». D’où ces futures intro­ni­sa­tions du consen­sus et ces « cultes » que la Révo­lu­tion fran­çaise ren­dit à la déesse Rai­son.
Toutes ces lignes de force se trou­vèrent ren­for­cées au XIXe siècle par l’avènement du posi­ti­visme d’Auguste Comte qui vou­lut ratio­na­li­ser le cours de l’histoire et fon­der une « poli­tique posi­tive ». Comte opère une muta­tion onto­lo­gique en ce sens que, dans la fameuse Que­relle des Uni­ver­saux, il aurait don­né rai­son aux réa­listes et tort aux nomi­na­listes ; pour lui, en effet, l’individu est une pure « abs­trac­tion » et seul existe ce « Grand Etre » que consti­tue l’Humanité. Ce Grand Etre a gran­di au cours des âges pour pas­ser de l’enfance (l’Antiquité) à l’adolescence (le Moyen Age) puis enfin à la matu­ri­té (les temps modernes qui consacrent le triomphe et de la rai­son et de la science). Cet Etre d’un type nou­veau est auto­créa­teur « se fécon­dant sans aucune assis­tance à sa propre consti­tu­tion ». Le but du Cours de phi­lo­so­phie posi­tive est de par­ve­nir à l’établissement d’une poli­tique posi­tive, c’est-à-dire rigou­reu­se­ment scien­ti­fique. Jusqu’alors la poli­tique avait été condam­née à errer parce qu’elle man­quait de prin­cipes ration­nels indis­cu­tables. D’où ce constat et ce pro­gramme dans le Plan des tra­vaux scien­ti­fiques néces­saires pour réor­ga­ni­ser la socié­té (1823) : « Il n’y a point de liber­té de conscience en astro­no­mie, en phy­sique, en chi­mie, en phy­sio­lo­gie, dans ce sens que cha­cun trou­ve­rait absurde de ne pas croire de confiance aux prin­cipes éta­blis dans ces sciences par les hommes com­pé­tents. S’il en est autre­ment en poli­tique, c’est parce que les anciens prin­cipes étant tom­bés, et les nou­veaux n’étant pas encore fon­dés, il n’y a point à pro­pre­ment par­ler dans cet inter­valle de prin­cipes éta­blis. Mais conver­tir ce fait pas­sa­ger en dogme abso­lu et éter­nel, en faire une maxime fon­da­men­tale, c’est évi­dem­ment pro­cla­mer que la socié­té doit tou­jours res­ter sans doc­trines géné­rales ».
Comte se pro­pose alors d’établir ces nou­veaux prin­cipes dont les « hommes com­pé­tents » se feront ensuite les défen­seurs et aux­quels il fau­dra rai­son­na­ble­ment se sou­mettre, tout comme l’on s’incline devant les véri­tés démon­trées de la phy­sique ou de la géo­mé­trie. Il faut donc mettre un terme aux erre­ments de la poli­tique et faire d’elle une science indu­bi­table qui per­met­tra d’organiser et de diri­ger l’Humanité selon des normes ration­nelles. Nous devons tra­vailler à fon­der en rai­son les prin­cipes de la poli­tique qui devien­dra elle aus­si une enfant des Lumières ; les véri­tés au nom des­quelles cette poli­tique sera défi­nie seront néces­saires et par consé­quent obli­ga­toires, le droit d’énoncer et de répandre des erreurs ne pou­vant être ration­nel­le­ment recon­nu. C’est pour­quoi, dans le même ouvrage, Comte parle de « la vraie doc­trine finale » et de la poli­tique scien­ti­fique qui pré­si­de­ra à la « marche néces­saire de la civi­li­sa­tion ». Le posi­ti­visme sera fina­le­ment cou­ron­né par la créa­tion d’une nou­velle reli­gion, la reli­gion de l’Humanité, dans laquelle un culte d’adoration sera célé­bré à l’égard du Grand Etre, culte dont Comte régle­ra la litur­gie, l’architecture du temple et pour lequel il écri­ra son Caté­chisme posi­ti­viste.
Comte annonce donc la célèbre pro­fes­sion de foi de Feuer­bach : « Il n’y a pas d’autre dieu pour l’homme que l’homme lui-même » ; Comte est ain­si le père intel­lec­tuel de Karl Marx, car, bien que ce der­nier n’ait que sar­casmes à l’égard du fon­da­teur du posi­ti­visme, le but de son entre­prise est le même que celui de Comte : fon­der une poli­tique qui soit non seule­ment une science mais la Science.
Ain­si, après que l’empirisme eut vou­lu faire de l’homme l’auteur de ses archives intel­lec­tuelles, le posi­ti­visme vou­lut en faire l’auteur de ses archives onto­lo­giques. Il ne res­tait plus qu’à le don­ner pour l’auteur de ses archives orga­niques, c’est ce à quoi s’attacha l’évolutionnisme. Dar­win, en pre­nant l’archaïque pour l’originaire et les débuts pour le Com­men­ce­ment, char­gea l’homo faber de deve­nir non seule­ment le fabri­cant d’outils sans les­quels une trans­for­ma­tion de la nature n’aurait pas été pos­sible, mais le construc­teur de l’homme lui-même puisque cet homo faber devra don­ner nais­sance à l’homo sapiens. L’évolution déi­fiée jouit aujourd’hui d’une véri­table immu­ni­té intel­lec­tuelle qu’il est défen­du de remettre en ques­tion ; quelle que soit la force des argu­ments scien­ti­fiques qu’un impu­dent ose­ra mettre en avant, il sera l’objet d’une dis­qua­li­fi­ca­tion immé­diate et défi­ni­tive. Dès lors, l’homme devient un enfant du temps et l’évolution, tenue pour « créa­trice », dis­pense désor­mais de recou­rir à un Créa­teur trans­cen­dant ((  Ici encore, Dar­win est tenu pour un libé­ra­teur, comme le montre cet aveu du bio­lo­giste Julian Hux­ley : « Nous avons tous sau­té sur L’origine des espèces parce que la notion de Dieu fai­sait obs­tacle à nos moeurs sexuelles ».)) .
Les dif­fé­rentes démarches dont nous avons essayé de rele­ver les prin­ci­pales étapes ont direc­te­ment conduit à un règne des ténèbres ration­nelles, règne où se sont répan­dues deux types de « lumières » en appa­rence oppo­sées mais, com­plé­men­taires : la lumière car­cé­rale et les lumières libé­rales.
Le ter­ro­risme ration­nel a été orga­ni­sé par Marx, Lénine, Sta­line et Mao. Le véri­table Marx n’est pas le Marx d’avant 1844 qui, au nom d’une éthique huma­ni­taire, se scan­da­li­sait de la condi­tion du pro­lé­ta­riat trai­té comme une « bête de somme » ; le véri­table Marx n’est pas un mora­liste, mais un savant qui veut fon­der une science uni­taire syn­thèse de la science de la nature, de la science de l’économie, de la science de l’histoire et de la science de l’homme ; il se sou­cie donc de réin­té­grer l’humanité dans le milieu natu­rel dont elle fait par­tie et de décou­vrir les déter­mi­nismes qui en com­mandent le sta­tut aus­si bien que les trans­for­ma­tions dans l’histoire. Son maté­ria­lisme his­to­rique en trouve les prin­cipes dans les infra­struc­tures socio-éco­no­miques.
Mais Marx opère éga­le­ment une sorte de ren­ver­se­ment mes­sia­nique ; se sou­ve­nant de Hegel qui disait que le bon­heur le plus haut devait naître du mal­heur le plus grand, Marx trans­forme le pro­lé­ta­riat, classe à sau­ver, en classe sal­va­trice. Ce pro­lé­ta­riat est incar­né dans le Par­ti, néces­sai­re­ment unique, qui lui-même s’incarne dans un chef doté par l’histoire d’une mis­sion sociale. Celui-ci décide et agit au nom des lois de l’histoire ; l’indiscutable néces­si­té de la véri­té scien­ti­fique jus­ti­fie donc la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat. C’est pour­quoi le Par­ti s’autorise à « gui­der » les écri­vains, les artistes, les phi­lo­sophes en dénon­çant les rai­son­ne­ments incor­rects, faux et donc alié­nants. D’où une cen­sure poli­cière, mais ration­nel­le­ment jus­ti­fiée. Le mar­xisme étant La Science, il faut être fou (d’où l’ouverture d’hôpitaux psy­chia­triques poli­tiques) ou mal­hon­nête (d’où les arres­ta­tions « pour rai­sons objec­tives » ((  Telle est la for­mule de la langue de bois uti­li­sée par les polices com­mu­nistes.)) ) pour ne pas s’incliner devant la véri­té uni­ver­selle. Ce ratio­na­lisme his­to­ri­co-éco­no­mique, bien dans la ligne du posi­ti­visme, débouche ain­si sur un mani­chéisme dou­blé d’un ter­ro­risme par la science ; aucune cri­tique du mar­xisme n’est, en effet, pen­sable puisque celui-ci est l’expression de la science ration­nelle, uni­ver­selle et néces­saire.
Dans les années 20, le mar­xisme reçut du Cercle de Vienne un appui incon­di­tion­nel qui, s’il n’eut guère de consé­quence sur l’établissement et le fonc­tion­ne­ment du com­mu­nisme sovié­tique, n’en est pas moins des plus signi­fi­ca­tifs. Un cer­tain nombre de pro­fes­seurs, qui appar­te­naient à ce que l’on appe­lait alors « Vienne la Rouge » et dont les plus connus sont Hans Hahn, Otto Neu­rath et Car­nap, rédi­gea un texte La concep­tion scien­ti­fique du monde (1929) connu éga­le­ment sous les noms de Mani­feste du Cercle de Vienne, ou de Bro­chure jaune. Ces intel­lec­tuels étaient les héri­tiers directs des Lumières du XVIIIe siècle, du posi­ti­visme de Comte et du mar­xisme qui venait d’être ins­ti­tu­tion­na­li­sé en Rus­sie. Leurs prises de posi­tions repo­saient sur une apo­lo­gie de l’expérience et sur un sou­ci de se livrer à une rigou­reuse ana­lyse logique du lan­gage capable d’éliminer les vices de rai­son­ne­ment et les sophismes dont les phi­lo­sophes s’abusaient et abu­saient les autres. Hans Hahn reprend l’idée du « rasoir d’Occam » et dis­tingue deux sortes de phi­lo­so­phies : les phi­lo­so­phies reti­rées du monde (Marx dirait : les idéo­lo­gies idéa­listes) qui s’encombrent d’obscurités mys­tiques et méta­phy­siques dont il importe de se débar­ras­ser comme d’un cau­che­mar, et les phi­lo­so­phies tour­nées vers le monde qui embrassent « les doc­trines simples, claires et trans­pa­rentes ».
Le sou­ci de se main­te­nir tou­jours, et de main­te­nir les autres, dans le droit che­min d’une logique rigou­reuse a pour consé­quence impli­cite mais directe l’institution d’une police de la pen­sée. Dans un opus­cule de 1784 Réponse à la ques­tion « Qu’est-ce que les Lumières », Kant voyait dans les Lumières « la sor­tie de l’homme de sa mino­ri­té, dont il est lui-même res­pon­sable […] Aie le cou­rage de te ser­vir de ton propre enten­de­ment. Voi­là la devise des Lumières […] Pou­voir mar­cher d’un pas assu­ré. Si main­te­nant on me demande : Vivons-nous actuel­le­ment dans un siècle éclai­ré ? Voi­ci ma réponse : Non, mais bien dans un siècle en marche vers les Lumières ». Mais Kant se livre aus­si­tôt à une com­pa­rai­son fort sug­ges­tive. Les cri­tiques de la marche en avant et du pro­grès ne peuvent venir que de ceux qui enferment d’abord le bétail humain dans un parc, ôtent aux hommes la moindre per­mis­sion d’en sor­tir, sous pré­texte que des dan­gers hor­ribles les mena­ce­raient s’ils s’aventuraient au-dehors. Or aujourd’hui, un repré­sen­tant anglais du posi­ti­visme logique, qui reprend l’héritage des Lumières, du posi­ti­visme et du Cercle de Vienne, A.-J. Ayer com­pare pré­ci­sé­ment le phi­lo­sophe à un gar­dien de parc, en ce sens que selon lui le phi­lo­sophe doit veiller à ce que, dans les juge­ments et les rai­son­ne­ments, ne soient pas emprun­tées les allées inter­dites et rigou­reu­se­ment dénon­cées par une science ration­nelle objec­tive.
L’enfermement que dénon­çait Kant est aujourd’hui jus­ti­fié parce que don­né pour ration­nel et indis­pen­sable au main­tien dans le parc des Lumières de ceux que les erreurs expo­se­raient à toutes les fautes et à toutes les pas­sions. La véri­té néces­saire ne sau­rait per­mettre aux « dévia­tion­nismes » de s’exercer et de se répandre, il en va de la san­té intel­lec­tuelle et sociale de la socié­té. C’est pour­quoi les régimes mar­xistes ne dis­tri­buent les pas­se­ports qu’à de rares pri­vi­lé­giés dont ils pensent qu’ils ne se lais­se­ront pas per­ver­tir par des idéo­lo­gies alié­nantes à l’occasion des voyages qu’ils pour­raient entre­prendre en dehors du parc où règnent les Lumières de la rai­son.
D’où l’institution d’un ter­ro­risme ration­nel dont J.-P. Sartre, qui passe bien à tort pour un phi­lo­sophe de la liber­té, est un excellent exemple. Après avoir affir­mé que le mar­xisme était « la seule inter­pré­ta­tion valable de l’histoire », Sartre dénonce le plu­ra­lisme comme un concept de droite carac­té­ris­tique du fas­cisme ((  Cf. Sartre, Cri­tique de la rai­son dia­lec­tique, Paris, 1960, Gal­li­mard, t. I, p. 24. Où Sartre a‑t-il bien pu déce­ler un plu­ra­lisme dans les régimes nazi et fas­ciste qui sont, eux aus­si, des régimes repo­sant sur un par­ti unique ?)) . Dès lors, il peut affir­mer en toute rigueur qu’il est un « par­ti­san convain­cu de la peine de mort pour rai­son poli­tique, un régime révo­lu­tion­naire doit se débar­ras­ser d’un cer­tain nombre d’individus qui le menacent » et Sartre ajoute : « je ne vois pas là d’autre moyen que la mort. On peut tou­jours sor­tir d’une pri­son. Les révo­lu­tion­naires de 1793 n’ont pro­ba­ble­ment pas assez tué et ain­si incons­ciem­ment ser­vi un retour à l’ordre puis la Res­tau­ra­tion » ((  Sartre, Sartre parle des Maos, inter­view par M.-A. Bur­nier dans Actuel, février 1973, p. 76. Citons une pro­phé­tie énon­cée en 1954 par ce maître à pen­ser : « Vers 1960, avant 1965, si la France conti­nue à stag­ner, le niveau de vie moyen en URSS sera de 30 à 40% supé­rieur au nôtre ».)) . Voi­là donc par où passent « les sen­tiers lumi­neux » et « les che­mins de la liber­té » pour un phi­lo­sophe qui affirme que « la véri­té vient du peuple ». ((  Ibid.)) .
Ces pré­ten­tions à régen­ter la cir­cu­la­tion des indi­vi­dus et des idées, ne sont pas le triste apa­nage du mar­xisme, elles pré­sident éga­le­ment à la concep­tion nazie de l’histoire ; car il ne faut pas oublier de mettre en paral­lèle le mar­xisme et le nazisme, sans se réfé­rer au pacte ger­ma­no-sovié­tique, mais en remon­tant à Dar­win. Marx écri­vait à Las­salle le 16 jan­vier 1861 : « Le livre de Dar­win est très impor­tant et me sert à fon­der par les sciences natu­relles la lutte des classes dans l’histoire » ; si Marx, Lénine, Sta­line et Mao expliquent le sens de l’histoire par la lutte des classes, Hit­ler l’explique par la lutte des races. Le mar­xisme veut ins­ti­tuer une dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat, le nazisme une dic­ta­ture des aryens ; le mar­xisme dénonce l’art déca­dent, le nazisme l’art dégé­né­ré ; le mar­xisme prend l’individualisme bour­geois comme bouc émis­saire, le nazisme choi­sit le juif comme cible ; le mar­xisme dénonce le capi­ta­lisme, le nazisme la plou­to­cra­tie. Dans un cas comme dans l’autre, nous nous trou­vons en pré­sence de véri­tés car­cé­rales, voire péni­ten­tiaires, qui débouchent sur un uni­vers concen­tra­tion­naire où les éclai­rés des deux camps se retrouvent sous les pro­jec­teurs des camps d’extermination.
Ces ter­ro­rismes par les Lumières sont com­plé­tés par une fré­né­sie ration­nelle qui pré­tend faire régner les lumières dans tous les domaines et dis­si­per par consé­quent toutes les ombres.
La rai­son qui veut faire des­cendre la Lumière du ciel sur la terre finit par consta­ter que la véri­té en deçà des Pyré­nées est erreur au-delà. Mon­taigne avait fait un constat désa­bu­sé de toutes ces pré­ten­dues véri­tés qui se contre­disent et il en avait conclu : « Cha­cun appelle bar­ba­rie ce qui n’est pas de son usage ». Le XVIIIe siècle se pro­po­sa de don­ner aux esprits « éclai­rés » le sens et le goût du rela­tif ; s’y atta­chèrent les récits de Swift, les Lettres per­sanes de Mon­tes­quieu et tous ces ouvrages qui vou­lurent mon­trer que ce que nous consi­dé­rions comme vrai, beau et sage était tenu ailleurs pour faux, laid et dément et que, inver­se­ment, ce que nous jugions absurde, hor­rible et fou parais­sait à d’autres évident, sédui­sant et plein de sens.
L’apparition de la socio­lo­gie éri­gea de telles consta­ta­tions en sys­tème. Pour Dur­kheim et pour Lévy-Bruhl, la morale doit céder la place à une « science des moeurs » ; il ne s’agit pas, en effet, de dire ce que les hommes devraient faire, car per­sonne n’a auto­ri­té pour en déci­der, mais d’observer et de savoir ce que les hommes font. Fai­sant de la socié­té le réser­voir et le moteur de toutes les normes, Dur­kheim ne craint pas d’affirmer qu’il ne faut pas dire que la socié­té condamne un acte parce qu’il est mau­vais, mais qu’il faut com­prendre qu’un acte est mau­vais puisque la socié­té le condamne ; c’est la peine qui fait le crime et non pas le crime qui jus­ti­fie la peine. Il n’y a donc pas de mal en soi ; la rai­son nous fait prendre conscience qu’existe dans le temps et dans l’espace un plu­ra­lisme des moeurs ; ces moeurs dif­fé­rentes et variables ont toutes « droit à la dif­fé­rence » et nous ne sau­rions pré­fé­rer tel sys­tème à tel autre puisque cha­cun d’eux existe et a été adop­té par la socié­té dont il était une expres­sion jus­ti­fiée par sa seule ins­ti­tu­tion. Comme l’avait déjà vou­lu Jere­my Ben­tham la morale est désor­mais consi­dé­rée comme « ce qui plaît au plus grand nombre ».
Aujourd’hui les vues de Dur­kheim ont été mises à jour par le struc­tu­ra­lisme à la lumière de la ter­mi­no­lo­gie de la lin­guis­tique et de la pho­no­lo­gie aux­quelles cette concep­tion du monde a emprun­té leur méthode et leurs théo­ries.
On affirme en effet que tout est lan­gage, c’est-à-dire sys­tème de codes com­po­sé de signes qui ne débouchent sur rien d’autre que sur eux-mêmes et dont la vali­di­té repose seule­ment sur la cohé­rence interne de leurs syn­taxes res­pec­tives. Il n’y a donc pas lieu de se deman­der si un acte est mau­vais ou bon en soi, comme les mora­lismes répres­sifs nous invi­taient à le faire, mais à les obser­ver en cher­chant à en repé­rer les struc­tures pour fina­le­ment consta­ter « c’est ain­si et pas autre­ment ». On ne va pas cor­ri­ger une dic­tée fran­çaise à par­tir des règles de la gram­maire anglaise, on ne va pas se poser la ques­tion de savoir quelle est la vraie cui­sine par­mi toutes celles que Chi­nois, Ita­liens, Espa­gnols ou Fran­çais pro­posent à nos dégus­ta­tions. On ne doit plus par­ler d’écarts abso­lus, mais seule­ment d’écarts réfé­ren­tiels, car il n’existe pas de bel­vé­dère fixe du haut duquel nous pour­rions dis­tri­buer les appro­ba­tions et les condam­na­tions.
Le règne des Lumières a ain­si conduit à enter­rer la Véri­té pour célé­brer l’avènement, la pro­li­fé­ra­tion et la géné­ra­tion spon­ta­née de véri­tés donc aucune n’est pré­fé­rable à une autre puisqu’elles sont toutes vraies et que tout est che­min. L’intensification du pou­voir des Lumières, dans leur sou­ci de faire éva­nouir toutes les ombres, a conduit fina­le­ment à éli­mi­ner le sujet lui-même, consi­dé­ré comme un simple acci­dent de la lumière. La per­sonne est don­née, en effet, pour un faux être-là et défi­nie comme un lieu, comme le lieu engen­dré par le recou­pe­ment de lignes de forces venues de l’extérieur.
Une fois de plus nous nous trou­vons en pré­sence de ces vieilles expli­ca­tions par le milieu qui font d’un être le pro­duit des influences reçues de la nature, du cli­mat, de la famille, des dif­fé­rents groupes sociaux, etc. Expli­ca­tion qui n’est que l’expression d’un pré­ju­gé propre à ce monde de l’homo faber qui ne pense qu’en termes de pro­duits.
Cette éli­mi­na­tion du sujet se ren­force du « maté­ria­lisme vul­gaire » dont se réclame Lévi-Strauss qui se pro­pose de réin­té­grer l’homme dans la nature jusqu’à le dis­soudre. L’homme, nous dit-on, en effet, n’est qu’un ensemble de molé­cules acci­den­tel­le­ment coa­li­sées et appe­lées un jour à se désa­gré­ger. L’homme fait par­tie de la nature au même titre que les pierres, les fleuves et les nuages et c’est au nom d’une insup­por­table pré­ten­tion qu’il s’est pris pour le roi de la Créa­tion ou pour le maître de la nature. Tout vient de la nature, y com­pris l’homme lui-même et l’ensemble de ses com­por­te­ments. Michel Fou­cault en tire alors la conclu­sion que « rien n’est contre nature puisque tout vient de la nature ». Dès lors, nous n’avons plus qu’une chose à faire, adap­ter notre com­por­te­ment à celui de l’ensemble dont nous fai­sons par­tie ; autre­ment dit nous devons « suivre l’évolution des moeurs », évo­lu­tion qui pro­cède par muta­tions brusques et qui n’est diri­gée par aucune fina­li­té.
Ces prises de posi­tions débouchent sur une hys­té­rie ludique jus­ti­fiant toutes ses fré­né­sies par un nietz­schéisme rési­duel, elles pro­clament que les Lumières nous ont mon­tré que tout était vrai et que, par consé­quent, tout était per­mis. De même que la vie est un jeu d’atomes, de même l’existence doit deve­nir un jeu tou­jours ouvert au plus grand nombre de par­te­naires pos­sible. Puisque les Lumières ont dis­si­pé toutes les ombres, y com­pris celle du faux, du laid, du mal et du péché, nous n’avons plus qu’à jouer de l’existence comme on joue du saxo­phone, à jouer avec l’existence comme on joue avec des flé­chettes, à jouer à l’existence comme on joue au poker, à jouer l’existence comme on joue une pièce de théâtre. Et puisqu’il n’y a plus de sujet, que la per­sonne n’est qu’un tas de molé­cules, nous devrons tra­vailler à « défon­cer » ce faux être-là, à le faire « écla­ter » en recou­rant pour cela aux drogues chi­miques et idéo­lo­giques qui nous ouvri­ront « les portes de la per­cep­tion », la pri­son des normes et la cage du moi. Nous sommes ain­si deve­nus omni­vores et même copro­phages ((  L’architecte Adolf Loos, ami de Karl Kraus lui-même ami de Schön­berg, écri­vait ces paroles tou­jours d’actualité : « L’homme de notre temps qui pol­lue les murs avec des signes éro­tiques ins­pi­rés par une pul­sion interne est un cri­mi­nel et un dégé­né­ré. On peut juger la culture d’un pays aux graf­fi­tis qui salissent les murs des toi­lettes ».))  au nom de cette idée que nous sommes enfin entrés dans l’âge « post-moral ».
Les Lumières, après avoir annon­cé la mort de Dieu, récla­mé la mort de l’art, célé­bré la mort de l’homme, pro­clament main­te­nant la mort du Sens. Ces prises de posi­tions toni­truantes, parées de l’uniforme ruti­lant de la moder­ni­té, ne sont pour­tant que de vieilles idées, comme il en va sou­vent de ce qui pré­tend être nou­veau. Nous les retrou­ve­rions chez cer­tains gnos­tiques, et entre autres chez les Car­po­cra­tiens, chez Dom Des­champs, ce béné­dic­tin en rup­ture de ban avec son ouvrage La Véri­té ou le Vrai sys­tème, chez le Mar­quis de Sade, chez l’esthéticien dont Kier­ke­gaard a bros­sé un por­trait si lucide et chez l’essayiste dont Mau­rice Blon­del a fait le pro­cès dans des lignes d’une admi­rable luci­di­té.
Dans L’Action de 1893, Mau­rice Blon­del démasque en effet l’esthète et l’essayiste, qui n’est autre que Mau­rice Bar­rès qu’il ne cite pas. Dès le début de sa thèse, il en parle en ces termes : « Il n’y a de véri­té que dans la contra­dic­tion, et les opi­nions ne sont sûres que si l’on en change. […] Tel se plaît à mêler les extrêmes et à com­po­ser dans un seul état de conscience l’érotisme avec l’ascétisme mys­tique ; tel à l’aide de cloi­sons étanches, déve­loppe paral­lè­le­ment un double rôle d’alcoolique et d’idéaliste. […] On a toutes les curio­si­tés. […] Réfu­ter qui ou quoi que ce soit est du der­nier béo­tien. Ni offen­sive ni défen­sive, pour qui joue à qui perd gagne, c’est l’art d’être invin­cible. […] Un jeu, voi­là la sagesse de la vie, […] une illu­sion, vic­to­rieuse de toutes les illu­sions. […] Avec même res­pect et même dédain pour le oui et pour le non, il fait bon les loger ensemble et les lais­ser s’entre-dévorer » ((  Mau­rice Blon­del, L’Action, 1893, pp. 3–6.)) .
Aujourd’hui, Arle­quin est don­né pour le type même de l’homme moderne éclai­ré et libé­ré ; son vête­ment bigar­ré est à l’image de ses errances aven­tu­rières et de ses cock­tails exis­ten­tiels où le toi n’est qu’une liqueur ou une épice sup­plé­men­taire à goû­ter sans tar­der. Mau­rice Blon­del en avait pré­vu la venue : « Le moyen de se fâcher contre Arle­quin ? » ce bala­din qui folâtre avec la vie qui pos­sède « l’inestimable vir­tuo­si­té de l’escrimeur qui, par­tout et nulle part, n’est jamais là où l’on frappe » est un « bouf­fon de l’Eternel » qui n’a nulle crainte puisqu’il a tou­jours été l’avocat de Dieu et du diable ((  Mau­rice Blon­del, op. cit. p. 9.)) . Les caprices de Pro­tée se repaissent du car­nage des idées, car celui-ci a pris pour devise : « Il faut tout connaître ».
Les Lumières ont direc­te­ment engen­dré soit des délires de la puis­sance, soit les ébrié­tés de la licence ; soit la dic­ta­ture, soit la pour­ri­ture. Elles ont fait des hommes ou bien des galé­riens qui rament selon les rythmes que leur imposent les Condu­ca­tor de l’histoire, ou bien des nau­fra­gés du radeau de la Méduse qui s’entre-dévorent dans une danse hys­té­rique. Elles ont engen­dré une lumière pola­ri­sée qui ignore les cou­leurs ou une Lumière aveu­glante qui fait éva­nouir ce qu’elle pré­tend éclai­rer et qui décide qu’elle a défi­ni­ti­ve­ment éli­mi­né les ombres, le sujet, le mal et le sens lui-même.
Face à ces pré­ten­dues Lumières, le chris­tia­nisme nous apporte un mes­sage tout autre qui n’est nul­le­ment celui d’une cré­dule mys­ti­fi­ca­tion obs­cu­ran­tiste. Il nous invite à cor­ro­der tous les rela­ti­vismes à la pierre de touche de l’Absolu. La Lumière n’est ni ce qui nous appar­tient ni ce dont nous sommes dépos­sé­dés, elle est ce à quoi nous appar­te­nons, non comme des esclaves, mais comme des ser­vi­teurs qui doivent en témoi­gner. De la lumière que nous lisons dans l’ordre des choses et dans les lumières arti­fi­cielles que nous allu­mons, nous atten­dons qu’elle réa­lise la pro­messe du « Vous serez comme des dieux » ; mais les branches de l’Arbre de la connais­sance finissent tou­jours par étouf­fer l’Arbre de vie à qui elles cachent la Lumière du ciel ((  Rap­pe­lons cette remarque iro­nique de Robert Musil, dans L’homme sans qua­li­tés, qui parle de ceux « qui consi­dèrent les légumes en conserve comme l’essence des légumes frais ».)) . Leurs hor­ti­cul­teurs y réus­sissent d’autant mieux qu’ils se recrutent par­mi les déma­gogues du pro­grès qui recourent à l’argument suprême : Vous avez peur du pro­grès parce que vous êtes vieux, tan­dis que les modernes « coquettes de Robes­pierre » ((  Rap­pe­lons qu’il s’agit là d’une for­mule uti­li­sée pen­dant la Ter­reur.))  trouvent beau­coup de charmes aux assas­sins de Dieu. La jeu­nesse est ain­si scan­da­leu­se­ment domes­ti­quée par des négriers mer­can­tiles ou média­tiques qui se vantent de la défendre en bran­dis­sant l’épouvantail du « racisme anti­jeune » et en la ravi­taillant en transes de toutes sortes ; les déma­gogues s’ingénient à faire croire « aux jeunes » que, comme les nobles sur les­quels iro­ni­sait Beau­mar­chais, ils savent tout sans jamais avoir rien appris et leur demandent de comp­ter sur l’inévitable « créa­ti­vi­té » pour méta­mor­pho­ser spon­ta­né­ment l’ignorance en com­pé­tence omni­sciente.
L’homme d’aujourd’hui est un être dés-orien­té ; c’est à dire un être qui a per­du l’Orient, ce pays sym­bo­lique où la Lumière se lève ; il sait dis­cer­ner l’aspect du ciel, mais est inca­pable de dis­cer­ner les signes des temps ((  Mat­thieu, 16, 3.)) ; car il reste satel­li­sé autour de lui-même, et consom­mant des véri­tés sans Véri­té il se grise de jeux de lumières sans Lumière. Car si nous sommes atten­tifs aux lits que creusent les rivières, l’éclairage que nous pro­je­tons sur eux nous fait oublier la source d’où les fleuves sont nés et l’océan dans lequel cha­cun d’eux s’engloutit.
Jean BRUN

(cet article a été publié dans la revue n. 43).