Combien de fois en assistant au déploiement de la publicité concernant l’histoire des Etats-Unis, de leur fanfare idéologique, de leurs slogans, aux exaltations de Camel et de Coca-cola, à tout ce paraître exportable, j’ai eu le sentiment amer et douloureux, presque maladif, de mon infériorité. Non pas certes à titre personnel, car je me sens en effet inférieur, mais du fait de mon appartenance à un peuple, à une race. J’ai souvent senti que je n’appartenais pas à l’espèce de ces gens extraordinaires qui font des choses magnifiques, et qui ne risquent rien du côté des pièges qui guettent l’âme, auxquels au contraire les gens comme moi finissent toujours par se laisser prendre. Mais ce n’est pas tant l’infériorité évidente de ma lignée mulâtre et pauvre, enfiévrée par des caractères ataviques ou prophétiques, comme on voudra, que l’infériorité de la race de ceux, bien supérieurs aux miens, qui ont fait jadis tant de choses admirables, et qui ressemblent aujourd’hui, devant les sportifs blonds du Minnesota, à des don Quichotte desséchés et lignifiés par le gigantesque effort qu’ils ont eu autrefois à fournir. Eux avaient eu à se surpasser. Ceux-là, au contraire, ont l’air de grands enfants faits pour triompher gratuitement et spontanément, comme s’ils n’étaient pas marqués eux aussi par le péché originel.
Une pensée cependant a fréquemment torturé ma conscience : si je ressens les choses ainsi, n’est-ce pas par une jalousie que je ne parviens pas à surmonter ? Au fond, ne suis-je pas fait pour jouer des maracas dans le café où des Messieurs décidant de l’avenir du monde se prélassent ?
Je ne suis jamais tombé amoureux de l’URSS ni du communisme. Mais j’ai vu des gamins obsédés par le désir d’imiter les Gringos, qui voulaient avoir les mêmes choses qu’eux, qui cherchaient à reproduire leurs gestes, qui voulaient absolument qu’une eau noirâtre avec de petites bulles qui crèvent à la surface soit du coca-cola ou, au moins, qu’elle puisse passer pour du coca-cola. Immense et pathétique farce, à base de sang et de peur, où l’on essaye de jouer d’égal à égal avec le vainqueur.
Bêtement, j’ai aimé jusqu’à en éprouver la douleur jusqu’au sang une humanité passionnée, qui pour moi se révélait dans le chant des gitans ou le gémissement des harpes et des flûtes indiennes de l’Altiplano, ou encore dans les profonds mythes des Noirs. J’ai aimé une humanité formée par de terribles efforts qui se sont manifestés jusqu’au dernier avant de se briser, de mourir et d’être rejetés comme on recrache la canne à sucre après en avoir sucé le jus : Mozart, Colomb, Bolivar, Socrate ou saint François d’Assise. J’ai aimé une humanité faite de pères héroïques qui ont aimé leurs enfants, d’aïeux qui ont transmis des rêves jamais réalisés, de mères qui ont allaité les enfants des autres (parce que c’était une profession de femme que de nourrir l’espèce), de jeunes qui se sont offerts à la mort pour suivre les grands modèles. Oui, j’ai aimé ce monde glorieux de la folie et de l’échec… peut-être, après tout, parce qu’il ne m’était pas possible d’appartenir à celui des triomphateurs.
Aujourd’hui, je suis vieux et le monde des triomphateurs me dégoûte ! Peut-il y avoir quelque chose de plus bête que de proposer comme idéal de la vie ce que l’on a et ce que l’on peut atteindre : un consommable ?
D’abord parce que c’est faux, parce que c’est la pire des aliénations, c’est un piège qui fait présenter l’émasculation, l’esclavage, l’amputation de l’âme comme un idéal formidable, alors qu’on n’est rien d’autre qu’un misérable appât du démon, pour attirer des malheureux, sous couvert de confort, vers la damnation éternelle.
Toutes ces choses qui se montrent — la maison, la voiture, la bague en or ou l’ordinateur — ne sont que des instruments pour vivre mais ne sont pas la vie. Que l’homme est malheureux d’avoir besoin de toutes ces chimères ! Il est comme un paralysé qui a besoin des techniques les plus sophistiquées pour amener de la nourriture à sa bouche ou de l’air à ses poumons. Imaginez-vous un estropié avec toutes sortes de broches et de prothèses qui prétendrait danser ?… Et sous prétexte que la danse suppose une totale liberté du corps, il tenterait de faire la pirouette pour la galerie.
Le « capitalisme » et le « communisme », la « démocratie » et le « totalitarisme » ont fini par s’accoupler de manière sinistre et monstrueuse. La pseudo-dialectique du football (équipes rivales) a cédé le pas à un nouvel ordre mondial (novus ordo saeclorum), la devise portée sur le drapeau vert du dollar (le vert, couleur de l’espérance et de la science). Et voilà que sortent les amuseurs, les publicitaires de la nouvelle entreprise, pour venir dire qu’on est arrivé à la fin de l’histoire, des nations, de la révolution et Dieu sait de quoi encore.
Après tout, il est bien possible que nous soyons parvenus aux temps de l’Apocalypse, tant il est évident que l’Antéchrist est déjà au milieu de nous ! Mais ils se trompent de beaucoup ceux qui s’imaginent que le moment de l’acceptation et du consentement à tout cela est arrivé. D’abord parce que toute cette mythologie est irréelle. Les changements qui se sont produits sous nos yeux dans le monde entier ne sont pas le triomphe naturel, par mode d’évolution, d’une société qui serait indiscutablement supérieure.
Nous avons peut-être suffisamment progressé, en nombre et en capacité, pour être véritablement à la portée les uns des autres. Peut-être que le grand moment révolutionnaire du XXIe siècle sera celui de la création de la communauté universelle, de la république planétaire. Mais s’il en est ainsi, qu’elle ne soit pas le dénombrement d’un bétail servile et informe par un dernier carré de vieillards séniles, mais qu’elle représente une de ces irruptions populaires qui lorsqu’elles se produisent le font hors de toutes normes, qu’elle soit un surgissement d’hommes dans toute leur diversité qui cherchent le centre idéal et physique pour organiser une danse des corps et des ailes qui se combinent et s’emboîtent, pour recomposer un nouvel équilibre. Car c’est là que le principe du Dieu unique et de l’homme unique dont la synthèse est le Christ, dans sa pureté absolue, retrouve sa valeur de germe universel qu’il a toujours eue et qu’il aura toujours.
Jorge VALLS
Catholica, n. 33