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L’i­do­lâ­trie de mar­ché

[Note : cet article a été publié dans Catho­li­ca, n. 41]

L’écla­te­ment des régimes com­mu­nistes a for­te­ment ébran­lé l’audience de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion en Amé­rique latine, et ren­for­cé les dif­fé­rences entre ses pro­ta­go­nistes, déjà mar­quées par le pas­sé. Un Frank Chi­kane en Afrique du Sud, et un Gus­ta­vo Gutiér­rez au Pérou n’ont plus grand chose en com­mun aujourd’hui, et que dire des essais de théo­lo­gie asia­tique…

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Le livre de Hugo Ass­mann et Franz Hin­ke­lam­mert, paru en 1989 et publié récem­ment en fran­çais, L’idolâtrie de mar­ché – cri­tique théo­lo­gique de l’économie de mar­ché (Cerf, mai 1993), montre que ce type d’approche théo­lo­gique n’a pas dis­pa­ru pour autant. Tout au contraire peut-on y déce­ler un sens très aigu de l’opportunité et une capa­ci­té d’adaptation rapide aux grands chan­ge­ments d’équilibre dans le monde actuel. La théo­lo­gie de la libé­ra­tion appa­rais­sait jusqu’alors comme une théo­lo­gie du tiers monde et de ses luttes révo­lu­tion­naires. Celles-ci s’estompent, le capi­ta­lisme gagnant la par­tie : voi­là qu’elle se met à le contes­ter à coeur, pre­nant du coup une valeur uni­ver­selle, bien plus forte que les essais très abs­traits ou trop mar­gi­naux, oubliés ou appe­lés à l’être, des théo­lo­gies poli­tiques d’Occident (théo­lo­gie de l’espérance, théo­lo­gie fémi­niste, si ce n’est du Nou­vel Age…).
Hugo Ass­mann applique à la théo­lo­gie les prin­cipes posés par Tho­mas Kuhn. Cet his­to­rien des sciences amé­ri­cain a récu­sé l’idée com­mune d’une pro­gres­sion har­mo­nieuse des connais­sances pour rete­nir celle d’une pro­gres­sion par bonds, chaque fois qu’on a le sen­ti­ment qu’un « chan­ge­ment de para­digme » devient néces­saire (Cf. sa Struc­ture des révo­lu­tions scien­ti­fiques, Champs/Flammarion, 1983). La théo­lo­gie (qui est certes une science, comme l’affirme saint Tho­mas d’Aquin au début de sa Somme) serait concer­née parce que depuis les quatre der­niers siècles elle « porte le poids d’un assu­jet­tis­se­ment incons­cient à des modèles pro­fon­dé­ment déshu­ma­ni­sés de la vie en socié­té » (p. 30), qu’elle s’est mon­trée impuis­sante à cer­ner la moder­ni­té, et qu’enfin elle ne s’est pas ren­du compte du degré d’imprégnation des sys­tèmes de pen­sée modernes par ses propres concepts. Une telle appré­cia­tion est outrée dans la mesure où, contrai­re­ment à ce qu’affirme péremp­toi­re­ment Hugo Ass­mann, des pans entiers de la moder­ni­té ont été pris en compte, tant par la théo­lo­gie que par les dis­cours pon­ti­fi­caux (dont une par­tie est appe­lée depuis doc­trine sociale de l’Eglise), ou la pen­sée chré­tienne en géné­ral. Il est vrai cepen­dant que cette prise en compte a sou­vent souf­fert de res­ter trop abs­traite, ou trop syn­thé­tique, éven­tuel­le­ment d’être dis­con­ti­nue, d’où les reproches qui lui ont été adres­sés d’approximation, d’opportunisme et fina­le­ment de conser­va­tisme envers le sta­tu quo. En tout cas on ne peut reje­ter la requête de voir la théo­lo­gie s’orienter vers une confron­ta­tion à armes égales avec les grands mythes de la pen­sée moderne, mythes pro­pre­ment ido­lâ­triques.
L’ouvrage s’attache à quelques-uns d’entre eux, mal­heu­reu­se­ment avec une regret­table pro­pen­sion à se mettre constam­ment à la traîne d’un Marx posé en théo­lo­gien impli­cite. C’est pour le moins un détour inutile. Mais cela n’enlève rien à l’analyse de fond, comme on le voit par exemple dans la cri­tique de la science éco­no­mique. Inca­pable de for­mu­ler des règles réel­le­ment opé­ra­toires, cette dis­ci­pline camoufle sa radi­cale imper­fec­tion sous l’écran de fumée d’une mathé­ma­ti­sa­tion tou­jours plus accen­tuée. Cer­tains éco­no­mistes de renom déplorent cette évo­lu­tion et cette impuis­sance, mais ils se gardent bien de remettre en cause le « dogme » pra­ti­que­ment indis­cu­table de l’équilibre géné­ral, véri­table escha­to­lo­gie de sub­sti­tu­tion et donc signe de l’idolâtrie de mar­ché. La science éco­no­mique montre ain­si qu’elle n’est  pas, sur l’essentiel, fidèle à l’objectivité scien­ti­fique dont elle s’honore — on rejoint ain­si la prin­ci­pale super­che­rie des sciences sociales en géné­ral, en même temps qu’on note un juste retour des choses, car toute science ayant l’homme et son agir pour objet relève néces­sai­re­ment du genre moral.
Les actuels « théo­lo­giens » du capi­ta­lisme, George Gil­der ou, plus connu, Michael Novak sont cri­ti­qués en quelques pages très per­cu­tantes et à vrai dire bien méri­tées. Plus loin, cette cri­tique s’élargit à celle de la « théo­lo­gie de l’empire amé-ricain », pro­fes­sée par les agents mis­sion­naires aux idées courtes qui sévissent en Amé­rique latine depuis l’ère Ken­ne­dy (avec sa fameuse Alliance pour le Pro­grès, venue notam­ment ensei­gner le mal­thu­sia­nisme dans les pays du Sud.
L’ouvrage d’Assmann et Hin­ke­lam­mert fait l’objet d’une pré­face qui réfute les aspects posi­tifs qu’il ren­ferme, omet­tant para­doxa­le­ment de sou­li­gner ses erreurs, dont cer­taines sont tout de même de taille. Dans cette curieuse pré­face, Jean-Jacques Per­en­nès (assis­tant du maître-géné­ral des Domi­ni­cains) et Hugues Puel (secré­taire géné­ral d’Economie et Huma­nisme) tiennent mani­fes­te­ment à ce que l’on sache qu’ils ont la plus haute estime pour Adam Smith. Ils récusent le pro­cès en règle du mar­ché mené par les deux auteurs, à tort inter­pré­té par eux comme une ido­lâ­trie. Ils pré­fé­re­raient ne par­ler que d’abus. Selon eux, le mar­ché (en termes concrets, le libre-échange uni­ver­sel) pos­sède un triple avan­tage : « Il crée une source de pou­voir dis­tincte de celle du pou­voir poli­tique et donc de ce fait il favo­rise la démo­cra­tie ; […] il favo­rise la mul­ti­pli­ca­tion des contacts et des contrats, et donc per­met de tis­ser des liens sociaux entre par­te­naires très divers. Il aide donc à la consti­tu­tion d’une socié­té civile diver­si­fiée », etc. (op. cit., p. 14). C’est presque du Novak réci­té par coeur ! Mais alors pour­quoi publier le livre ? S’agirait-il de gar­der quand même deux fers au feu ? Ou sim­ple­ment de nour­rir le débat, comme on dit ?
La cri­tique aurait pour­tant pu por­ter sur cer­tains vices pro­pre­ment théo­lo­giques. L’un d’eux relève de la méthode : même s’il est inté­res­sant de relire les Manus­crits de 1844 ou le Capi­tal dans la pers­pec­tive d’une cri­tique du « féti­chisme de la mar­chan­dise », point n’est besoin de par­tir de Marx, dont la pré­sence est obsé­dante dans ce livre, pour par­ler de l’idolâtrie, d’autant plus que le même Marx l’a sin­gu­liè­re­ment pra­ti­quée envers cer­taines abs­trac­tions telles que l’Histoire ou l’Humanité. Un autre vice, plus grave encore, consiste dans une dépré­cia­tion radi­cale de la notion de sacri­fice. Certes, quand la reli­gion bour­geoise (c’est-à-dire la reli­gion réin­ter­pré­tée en fonc­tion des besoins de la bour­geoi­sie) pré­tend exi­ger de ses vic­times qu’elles se taisent au nom de l’esprit de sacri­fice, ce n’est qu’un scan­da­leux pha­ri­saïsme. Mais souf­france et sacri­fice se trouvent au coeur du drame humain et consti­tuent l’instrument même de notre rédemp­tion dans le Christ. D’autres réserves auraient pu concer­ner les fins der­nières envi­sa­gées par des esprits tel­le­ment impré­gnés de Marx qu’ils confondent mani­fes­te­ment le Para­dis et le spé­cieux « royaume de la liber­té » de leur maître à pen­ser. Autant dire que cette cri­tique de l’économie de mar­ché est fai­ble­ment théo­lo­gique, outra­geu­se­ment mar­xiste, ce qui ne l’empêche pas de tou­cher juste dans bien des cas.