La profession de « critique de la société » est un phénomène américain de longue date qui s’explique par le fait que, justement, la critique s’exerce à sens unique. Tout est objet de dénonciation, souvent féroce, mais jamais cette dénonciation ne s’adresse aux causes véritables de ce qui est à critiquer. Le dogme veut que l’Amérique soit considérée comme une société idéale, du moins dans ses présuppositions : elle est déjà démocratique, mais on peut toujours pousser la démocratie vers davantage de démocratie, grâce à l’approfondissement sans fin du pluralisme, de la tolérance, des droits de l’homme, du libre échange, de l’entente raciale, réinstaurée la « révolution culturelle » en Chine, moins la violence et les massacres. Mao Tsé-toung avait proclamé la lutte comme principe de la société communiste naissante : lutte et compétition entre deux brigades de travail, deux universités, et naturellement, entre l’ancien et le neuf. Lutte énervante et qui occupe l’attention des gens, fait surgir la peur et la violence.
Aux Etats-Unis il n’y a ni communisme ni lutte de classe, mais il y a bien l’émulation incessante vers davantage de démocratie, de ressources pour telle catégorie de la société, de tolérance religieuse, de renouvellement des énergies et de la production. Cette lutte et l’état d’esprit qu’elle fait naître se limite à des objectifs finalement matériels ainsi qu’aux slogans dont on se sert afin de répandre l’idéal d’une société sans problèmes dans toutes les couches de la société. Celle-ci subit par conséquent un conditionnement permanent dans l’exercice de la démocratie en vue de l’amélioration sans fin et recommencée tous les matins. Le résultat est que la critique de la société — société sacralisée, ne l’oublions pas, à défaut d’un Etat ou d’une Eglise sacralisés ! — ne s’exerce qu’obliquement, indirectement, ou dans des termes autorisés. Il y a, bien sûr, une petite minorité de professeurs marxistes et une autre minorité d’intellectuels saugrenus, mais outre que leurs propos se perdent dans l’agitation quotidienne pour l’idéal super-démocratique, leur terminologie ne trouve pas de sol nourricier parmi les slogans toujours neufs, toujours les mêmes.
En fin de compte, le véritable rôle de « critique social » échoit aux romanciers. Pas aux intellectuels, pas aux enseignants, pas aux publicistes — catégories tenues à l’œil par les fervents de l’idéologie démocratico/utopienne, et disciplinées car dépendants de leurs employeurs : journaux, universités, fondations culturelles. Les romanciers, eux, dépendent du public, dirait-on. Mais la littérature et l’art ne sont guère considérés dans l’Amérique éternellement puritaine comme des activités vraiment sérieuses. Il faut qu’il y ait, dans une société qui se respecte, des écrivains et des artistes — je pense à la littérature sérieuse, pas aux produits vulgaires de la catégorie des best-sellers et en-dessous — mais ils ne contribuent point à ce qui compte en première et dernière analyse : la démocratie et le business.
C’est cette négligence teintée d’un peu de mépris qui les rend libres de dire ce qu’ils veulent car cela reste sans conséquence, non-mesurable sur l’échelle matérielle et idéologique. Mais attention : les romanciers français depuis Rabelais et même avant, ont été des critiques parfois féroces de leur société. Balzac fustigeant l’argent, Stendhal la société de la Restauration, Zola la misère, etc., sont des accusateurs publics. La différence décisive avec les romanciers américains, je la vois en ceci : les écrivains français, et européens en général, y compris les Russes de la période tsariste, ont accusé une société donnée, cherchant, naïvement ou pas, peu importe, à la changer, à créer une société meilleure : plus équilibrée, plus royaliste et chrétienne, plus républicaine et laïque, moins dominée par l’argent, etc. Les romanciers américains attaquent et démolissent la société en tant que telle, le fait social, le rassemblement des êtres humains en une société organisée.
Pourquoi ? Leur expérience du fait social leur inculque l’idée qu’une société est toujours fausse, artificielle, inauthentique, guidée par l’intérêt des groupes de pression occultes, enfin un ensemble de slogans où la parole humaine se prostitue en une langue de bois commerciale faite de pieuseries égoïstes bien camouflées (c’est un peu la même chose chez les écrivains sous le régime soviétique : la langue de bois est celle du Parti).
N’oublions pas une chose extrêmement importante : l’écrivain européen est héritier d’une philosophie aristotélicienne et d’une politique cicéronienne — je simplifie cet héritage — c’est-à-dire qu’il tient pour acquis, normal et naturel que l’homme vit en société, que ses facultés s’y épanouissent au lieu de se robotiser et s’uniformiser. L’écrivain américain ne possède point cet héritage philosophique où la société est présentée comme bonne et positive ; au contraire, son héritage puritain propose une petite élite prédestinée au salut, le reste de la société étant composé de damnés, de laissés-pour-compte par un Dieu sévère et point miséricordieux. Alors la société n’est valable que lorsqu’elle est parfaite ; autrement c’est une chose à suspecter, à fustiger, à vomir.
Voilà ce qui est responsable de ce que le romancier américain, catégorie passablement superflue et non participante à l’édification d’une démocratie toujours plus démocratique, se situe en dehors de la société et contre elle. Selon les époques, cette attitude prend des formes qui font la diversité des sujets, mais toutes ont l’anti-société comme axe principal. Retenons encore une fois qu’il se considère comme un outsider, voire une espèce de hors-la-loi, un peu à l’instar des voleurs de bétail dans le Far West du dix-neuvième siècle (outlaw) que traquait le shérif. Il s’agit, d’une certaine manière, d’une littérature d’évasion, mais évasion permanente, viscérale, condamnatoire. Il s’agit aussi du nomadisme littéraire quoique point dans le sens d’un Rastignac déclarant la guerre à la société afin, un jour, d’en occuper le sommet et de s’intégrer à l’Establishment, mais dans le sens de rejeter l’association des hommes en une société policée.
Il n’y a rien de plus facile que de citer des noms et des cas. Herman Melville avec son classique, Moby Dick, la baleine géante quasi-mythique à la poursuite de laquelle se lance le Capitaine Ahab comme à la recherche d’une réalité, loin de ce que peut offrir la compagnie des êtres humains. N. Hawthorn, autre classique avec sa Lettre écarlate, la lettre A comme adultère que l’on brûlait sur l’épaule des femmes dans les villes puritaines de l’Amérique des origines. Thoreau et son Walden, lieu de refuge, loin des hommes, où l’auteur trouve la paix et la solitude. Mark Twain avec son Tom Sawyer et son Huckleberry Finn, deux garçons échappant à la surveillance de la famille et cherchant l’aventure sur le Mississippi. Un blanc et un noir : amitié en un temps où la fraternisation raciale vous mettait au ban de l’humanité et de la société des bien-pensants. Fenimore Cooper et ses romans parmi les Indiens, à la fois craints et admirés pour leur liberté insociable. Ainsi les grands auteurs du siècle passé jouent sur deux thèmes : l’attrait de l’espace afin de sortir de la société organisée, et la recherche d’êtres plus naturels (Indiens, cowboys, hors-la-loi, animaux même) dont l’existence sert d’avertissement contre le fait social, toujours en porte-à-faux, toujours coupable, toujours hypocrite.
Le vingtième siècle n’est pas en reste. Répétons que même une variante nouvelle de la société, la société industrielle moderne, n’est pas à même de modifier, de calmer le refus absolu du romancier américain. Au contraire, plus la société veut l’intégrer, lui préparer une « position », et plus il se montre récalcitrant, inquiet. Face à Jacques Thibault, le garçon sensible du roman-fleuve de Roger Martin du Gard, mais que la sortie de l’adolescence rendra plus sobre à la société, il y a le jeune homme de La tragédie américaine du réaliste Théodore Dreiser qui échafaude tout un plan de se fiancer avec une jeune fille riche, puis de l’assassiner au milieu d’un lac, lors d’une partie de plaisir. La conclusion, c’est la prison et la chaise électrique. Dans un registre plus paisible mais non moins négateur de la société, il y a « la génération perdue » (lost generation) de Hemingway, de Scott Fitzgerald, de Dos Passos qui se réfugient, c’est bien le mot, en Europe après la guerre, y séjournent en exilés, n’ont guère de bien à dire sur leur pays natal et se singularisent soit au moyen du dandysme, de l’aventure à la Hemingway, ou d’une espèce de progressisme moins politique qu’individualiste. Faulkner, lui, est un exilé de l’intérieur, bien que, cas exceptionnel, il soit davantage enraciné dans son Sud pré-industriel. Seulement, être du Sud équivaut déjà à un exil par rapport à l’Amérique réelle, industrialisée, mécanisée, sur-organisée, du Nord.
Poursuivons nos échantillons avec Nathanael West dont les nouvelles et courts romans sont situés dans les villes dépaysantes comme New York et Los Angeles, et dans la capitale factice du cinéma, Hollywood. Chacun de ses « héros » est un anti-héros,un rejeté, un marginal, un type pas bien dans sa peau et qui serait tragique si la psychologie sociale lui permettait d’avoir des problèmes curables. Tel qu’il est, il est surtout solitaire (Lonelyhearts) subissant les coups de pied du destin mais n’ayant pas le courage de se dégager. Steinbeck avec Les raisins de la colère ne fait que dénoncer sur ses centaines de pages l’injustice de la société, du gouvernement, des structures, qui font du fermier une classe aux abois, les parias de l’industrialisation. La famille se déracine, lève l’ancre pour devenir une bande de nomades. Même le super-best-seller, Autant en emporte le vent de Margaret Mitchell, roman sans prétention philosophique, raconte l’histoire d’un déracinement davantage que celle de la guerre civile. Abandon d’un ordre social qui s’effondre et n’est remplacé que par les abus, l’injustice, une nouvelle exploitation.
Puis le cas d’une série d’autres best-sellers, d’auteur Erskine Calwell avec Tobacco Road, God’s Little Acre, The Journeyman et d’autres titres, au-dessus de la cinquantaine. De quoi s’agit-il ? Encore une fois du Sud qui s’étend au-delà des horizons, parmi les tout petits fermiers, noirs et blancs, les premiers servant de proies aux seconds, et ceux-ci à la destruction d’un mode de vie qui était celui de terres plus prospères et d’une population sédentaire. Le héros — et cela nous rappelle les scandales de prédicateurs comme Jimmy Swaggaert, Jimmy Bakers — est un prédicateur itinérant ayant Dieu et la vertu dans la bouche, mais en vérité nomade qui triche au cartes et dévalise ses ouailles crédules. Faire fi de la société et de l’Ecclesia, puis s’en aller la bourse pleine, jusqu’au prochain village et la prochaine fausse prière. Non loin des sujets de Caldwell et son milieu rural, l’urbain Arthur Miller dont la grande pièce, La mort d’un commis voyageur, intrigua et scandalisa l’Amérique de l’après-guerre. C’est qu’au lieu de célébrer les vertus américaines, vertus plus vertueuses encore au sortir d’une croisade victorieuse, Miller mit en scène le personnage principal de la société, le salesman, montrant que sous les dehors faits de sourires et d’auto-satisfaction, il peut y avoir la tragédie dont on a cru qu’elle a été enterrée dans la Grèce antique. La tragédie de Willie Loman consiste dans sa profonde tristesse sous la façade obligatoirement gaie que la société lui impose. Son effondrement viendra lorsque ses fils lui jettent au visage qu’il n’a été qu’un bouffon jouant à l’homme-moyen-réussite-sociale. Il en meurt.
On pourrait aligner D. Sallinger avec ses garçons d’un milieu rassurant et bourgeois mais qui ne trouvent pas leur place ; John Updike dont les héros sont perpétuellement en fuite ; Norman Mailer qui, au milieu de la guerre du Pacifique démonte la psychologie du soldat, être fragile, sans espoir et sans idéal, et qui ne sait pourquoi on l’a envoyé se faire massacrer. C’est déjà, en 1943, le pressentiment des militaires envoyés au Vietnam et qui vivront un drame pareil : il y a l’individu et il y a la société qui le manipule, s’en débarrasse, soit par la faillite dans le bussiness soit par le massacre à Hué. Peu sont ceux qui profitent, à la manière de Jack Kerouac, d’un nomadisme librement épaulé ; mais Kerouac aussi, après une brève carrière de héros éponyme (voir son ouvrage typique, Sur la route), s’éteint jeune, ouvrant le chemin aux drogués qui, eux, choisissent d’aller jusqu’au bout de l’éternelle fuite.
Il convient de voir ces cas et ces descriptions sur le fond d’une société vivant sous des couches entières de faux-semblant. D’un coté, elle permet, voire encourage, la réussite individuelle (self-made-man, terme superbe pour décrire la réalité), d’un autre, elle marginalise inexorablement les non-réussites, mot à prendre strictement dans le sens monétaire, matériel. Aussi l’écrivain, à moins qu’il soit best-sellers, n’est-il jamais une « réussite » car son individualisme ne débouche sur rien de mesurable, rien d’estimable. En outre, la vulgarité étant à l’honneur jusqu’aux politiciens et aux prélats, comment l’écrivain qui a sondé les profondeurs de la condition humaine ne mesurerait-il pas le mépris général des mots, du style, de la nuance et de la subtilité ? La mode étant à la « communication », divinité que servent les cours de lycée, les ordinateurs, l’industrie et les politiciens, il est ipso facto naturel que rien ne soit communiqué qui vaille. Saul Bellow, autre romancier et prix Nobel, l’a dit récemment (mais à la télévision, ce qui enlève toute valeur à son témoignage) : « Notre devoir, à nous, écrivains, est de rendre aux mots leur signification, de communiquer la vérité humaine, point la facticité, le faux, l’insignifiant gonflé par les médias ». Propos pathétiques et qui ne servent qu’à faire croire aux auditeurs du petit écran qu’ils absorbent, grâce à la générosité d’une industrie ou d’une banque, des doses de culture.
Car, justement, en dépit de leur vérité, les romanciers américains sont, eux aussi, présentés comme des salesmen qui n’ont même pas droit à leur propre tragédie. Ils ne sont pas, de par leur situation et encadrement social, des Ulysse, des Perceval, des Don Quichotte, des Faust, des Raskolnikov, des Dante dans l’Enfer, figures mi-réelles, mi-mythiques de la littérature occidentale, européenne. Ce ne sont que des marginaux, des figures d’un décor, loin du centre qui est occupé par le super-star, le super-gladiateur, et surtout par le super-businessman. Il leur reste la solitude dans le vacarme, la position du guide toléré mais écarté, du bon type mais extravagant, inclassable, une sorte d’agité. N’empêche que c’est lui, le romancier, qui mesure cette société, la pèse dans la balance du réel. C’est lui qui sauvera les meubles et peut-être les âmes.
THOMAS MOLNAR
Catholica, n. 13