Progrès, dynamisme, évolution, bond en avant, font partie de ces termes prestigieux qui président au culte voué au mouvement ; on les oppose à statisme, immobilisme, stagnation, réaction, considérés comme autant de formes d’une coupable passivité réduisant l’homme à une chose inerte. Même un grand poète comme Baudelaire se voit reprocher d’avoir osé écrire : « Je hais le mouvement qui déplace les lignes ».
L’idolâtrie du mouvement est devenue si puissante qu’il est tenu pour pleinement autojustificatif et que se trouve éliminée la question, pourtant capitale, de savoir par quoi ce mouvement est animé et à quoi il conduit. L’essentiel est de marcher car comme chacun le répète : « Il faut que ça bouge ». D’où ces invocations permanentes adressées à un « monde en mutation », aux « forces de progrès », au nouveau, à la modernité et à l’action. La marche est ainsi devenue à elle-même sa propre fin, si bien que, après Nietzsche, on ne cesse de dénoncer « les professeurs de buts » car on pense que le but ne signifie rien et que seule l’action délivre de la mort.
On laisse ainsi croire que l’alternative est inéluctable : ou un monde de substances et d’individus figés dans une essence qui les momifie et dont on leur interdit de sortir, ou un univers fait d’êtres autocréateurs qui se font et se défont pour se refaire sans cesse au cours d’un devenir dont ils sont à la fois les auteurs et les produits. On en est ainsi arrivé à ne demander rien d’autre au mouvement que d’être porteur de lui-même.
Le dieu mouvement anime aujourd’hui aussi bien les hystéries de la puissance que les ébriétés de la licence ; il inspire les dictateurs de l’histoire planifiée avec tous leurs En avant ! Marche ! ainsi que les « chorégraphes de l’existence » avec leurs aventures dans les hasards fertiles et les n’importe quoi.
Il y a là un état de fait dont il importe d’éclairer les origines afin de pouvoir en juger les conséquences.
*
Les Grecs considéraient le mouvement comme un facteur de déstabilisation ou de décadence conduisant inéluctablement toute chose vers le dépérissement puis vers la mort ; c’est pourquoi le devenir était associé à la corruption. L’idée de progrès n’était pas familière aux Grecs comme en témoignent les œuvres politiques de Platon selon qui le chef d’Etat pourra tout au plus ralentir l’inéluctable mouvement de décadence de la cité sans parvenir à l’arrêter ni à plus forte raison à l’inverser en progrès. Quant à Aristote, il ne conçoit le mouvement que finalisé car destiné à conduire chaque chose vers la forme qui l’accomplit, ou vers le « lieu propre » prêt à accueillir les êtres comme en leur pays natal. Les épicuriens eux-mêmes ne retiendront parmi les différentes sortes de plaisirs que les plaisirs en repos et auront pour devise « Ne pas varier » et « Cache ta vie ». C’est pourquoi ils se moqueront d’Alexandre qui avait le pothos (( Les Grecs distinguaient l’himéros, désir de quelque chose, et le pothos, désir sans but s’engendrant de lui-même.)) et qui voulait aller toujours au-delà du dernier pays qu’il venait de conquérir. Quant à la philosophie de la contemplation de Plotin, elle tient le mouvement pour ce qui entraîne vers le multiple, le divers, la matière et le mal, il est un abandon de l’Un dont il détourne. Seuls les atomistes considérèrent avec optimisme le mouvement qui anime le monde et les cyrénaïques firent l’apologie des plaisirs en mouvement.
A partir du XVe siècle tout change. De grands navigateurs découvrent des terres inconnues ou de nouveaux « passages ». Les récits qu’ils ramènent de leurs expéditions donnent aux habitants de l’Ancien monde un goût du relatif et un désir de changement. Ronsard demandera de cueillir le moment qui passe et Montaigne proclamera : « Je ne peins pas l’être, je peins le passage ». Pour l’homme du moyen âge, le monde était fait de substances et d’êtres subsistants, le passage n’était que de l’éphémère inconsistant ; or voici qu’avec Montaigne le passage devient ce qui consacre la profonde diversité de cet être ondoyant qu’est l’homme. Le mouvement est désormais tenu pour un facteur de renouvellement et d’enrichissement ouvrant la porte à des possibles jusque-là inconnus. Non seulement le cercle du temps, où tout revenait au Même comme l’avait dit l’Ecclésiaste, doit être ouvert à un avenir infini, mais les vieilles frontières de la nature pourront être abolies par une hypernature dont la maîtrise du mouvement par le moteur permettra la construction.
Tel est bien le rêve techniciste qui est au cœur du cartésianisme. Galilée venait de découvrir les lois d’oscillation du pendule et celles du mouvement de la chute des corps ; Descartes vit dans le mouvement non pas ce passage de la puissance à l’acte qui chez Aristote était un accomplissement finalisé, mais le transport d’un corps d’un voisinage à un autre (( Cf. Descartes, Principes de la philosophie, II, 25.)) , transport dont les traces sont algébriquement repérables grâce aux coordonnées cartésiennes ; il est donc désormais possible de dire que « tout se fait par figures et par mouvements ».
La mécanique naissante va ainsi conduire à une conception mathématique de la physique, à une intronisation des notions de quantité et de mouvement grâce auxquelles l’homme s’efforcera de se « rendre comme maître et possesseur de la nature ». Dans les efforts déployés par Descartes, puis par Malebranche, voire par Leibniz, pour énoncer les lois des chocs des corps se trouve amorcé un important mais peu visible virage, car on parlera de moins en moins de rencontres de personnes et de plus en plus de chocs des corps ; en outre, à une réflexion sur la chute de l’homme sera substituée une observation de la chute des corps. Que l’on spécule en termes de mécanisme ou de dynamisme, il s’agit désormais de cap-ter les mouvements naturels afin de pouvoir les déclencher, les domestiquer et les intensifier ; c’est un tel désir qui présida à la construction et à la mise au point du moteur. Atlas ne se contente plus de supporter péniblement sur ses épaules tout le poids de la terre, il travaille à la faire rouler devant lui dans la direction qu’il désire, voire de la désagréger afin de la restructurer à sa guise (( Un tableau trop peu connu de Domenicus van Wijnen (1661- ?), La tentation de saint Antoine, qui se trouve à la Galerie Nationale de Dublin, représente la tentation suprême : dans le cadre d’une orgie générale où préside une joyeuse ivresse, on voit la terre exploser et des corps humains en jaillir, projetés dans les espaces cosmiques à la manière des grains chassés d’une grenade qui éclate.)) .
On en vint ainsi peu à peu à voir dans le temps non plus cette image mobile de l’éternité, dont Platon déplorait qu’elle ne fût qu’un pâle et triste reflet de son modèle, mais bien une sorte d’éternité libérée devenue enfin mobile et se manifestant au cours de sa marche.
Le XVIIIe siècle s’engouffra dans la brèche ainsi ouverte dans un monde où avaient régné la Parole et la fidélité. L’histoire apparut alors comme ce dont l’homme devait travailler à devenir non seulement le pilote, mais aussi l’ingénieur. Un Voltaire crée l’expression de « philosophie de l’histoire » (( Il semble bien que cette expression apparaisse pour la première fois dans La philosophie de l’histoire de feu l’abbé Bazin que Voltaire publia anonymement en 1765.)) et l’on se met à célébrer le progrès. Un pélagianisme larvé occupe le devant de la scène pour affirmer que l’homme est perfectible, qu’il est ce qu’il se fait et que, tournant le dos aux dogmes pessimistes sur le mal radical et le péché originel, on doit désormais parler de bienfaisance et s’ouvrir résolument à l’optimisme. Les Encyclopédistes, Turgot, Condorcet, voire le jeune Kant et même celui de la maturité, furent les thuriféraires de ces Lumières chargées d’éclairer et d’orienter le mouvement autocréateur et autorédempteur d’une humanité devenue un Prométhée désenchaîné célébrant l’action avec le Faust de Gœthe. Désormais, il ne s’agira plus de se rattacher au Commencement fondateur, mais de prendre l’initiative de débuts innovateurs.
Ainsi se met en place le règne d’un monde en mouvement, d’un monde naissant et renaissant du mouvement. Finalement, le mouvement se trouve installé au cœur de l’Absolu lui-même avec La phénoménologie de l’Esprit (1807) de Hegel qui mit le Jahvé vétérotestamentaire en marche dans l’histoire. Dans cette œuvre, nous trouvons, en effet, la synthèse d’une théologie du Dieu vivant et d’une philosophie de l’histoire où Dieu se déifie dans et par le temps puisque Geist ist Zeit. L’Absolu est mis en mouvement, il est défini comme résultat et la Vérité n’est autre que le devenir d’elle-même. L’Alpha et l’Oméga sont propulsés dans une genèse permanente, le Verbe ne domine plus le cours des âges, il en devient l’expression. Le Calvaire de l’Esprit absolu étant sans cesse recommencé, l’histoire devient à elle-même sa propre eschatologie puisque « les blessures de l’Esprit se guérissent sans laisser de cicatrices » ; le mouvement, en tant qu’Aufhebung en marche est le guérisseur des maux qu’il avait pu engendrer et dont chacun était une felix culpa.
Cette absolutisation du mouvement se rattachait, certes, à une théologie plus ou moins explicite pour laquelle « il y a toujours une non-coïncidence entre l’Esprit absolu et son expression » ; toutefois Hegel ne craignait pas d’affirmer que « c’est la conscience de soi de Dieu qui se connaît dans le savoir de l’homme ». Si bien que cette absolutisation du mouvement est toute prête à passer du stade d’une théologie à celui d’une anthropologie. C’est ce qui se produit avec Darwin et Marx pour qui l’homme devient le produit du mouvement évolutif des espèces dirigé par la sélection naturelle et « the struggle for life », ou celui du mouvement du sens de l’histoire orienté par la lutte des classes (( Si Marx n’a pas eu l’intention de dédier Le Capital à Darwin, comme le prétend une légende, il n’en reste pas moins que ce dernier eut une influence décisive sur la formation du système marxiste ; c’est ainsi que Marx écrit à Lassalle le 16 janvier 1861 : « Le livre de Darwin est très important et me sert à fonder par les sciences naturelles la lutte des classes dans l’histoire ».)) . Dès lors, tous les espoirs sont permis ; mais ils deviennent obligatoires, car la science, qui a énoncé les lois du mouvement en physique, prétend maintenant connaître celles du cours de l’histoire par le biais de l’économie politique et des sciences humaines. La marche de l’homme, en tant qu’individu et en tant qu’être spécifique, peut et doit donc être rationnellement organisée selon des planifications indiscutables auxquelles on ne peut que se soumettre.
Et cela d’autant plus que le XIXe siècle a mis au point le moteur, à vapeur, électrique ou à explosion qui permet de déclencher, de diriger, de transporter et surtout d’accélérer des mouvements artificiels rendus possibles par la libération de l’énergie potentielle inhérente à la matière, que celle-ci soit de l’eau et du charbon, des champs magnétiques ou de l’essence.
Dès lors, Prométhée se mit à adorer un Veau d’or dont le prestige ira croissant. En politique, en économie, on ne cesse de vanter les mérites d’un monde en perpétuelle mutation au nom duquel on disqualifie ceux qui demandent à réfléchir d’abord à ce vers quoi un tel mouvement peut conduire ; les termes vagues mais prestigieux de Bonheur, Prospérité et de Liberté apparaissent comme amplement suffisants pour justifier une croissance devenue à elle-même son propre but. Ainsi est né un érastianisme (( Rappelons qu’il s’agit de la doctrine d’un professeur de Heidelberg, Thomas Lieber dit Eraste (1524–1583).)) laïque et matérialiste affirmant que le Prince a le droit de diriger tout « aussi bien ce qui appartient à la vie civile que ce qui regarde la piété et la vie chrétienne », mais ici le Prince est devenu la Volonté générale, le Consensus ou le Parti qui sont chargés d’un pouvoir messianique, et la « vie chrétienne » a été remplacée par la vie intellectuelle et le mouvement des idées.
Le mouvement autotranscendant devint ainsi le Démiurge cosmique et le Messie Universel ; à tel point que Maurice Blondel, voyant dans le progrès, dans l’évolution, le signe et « la preuve d’une solidarité grandissante » (( Maurice Blondel, L’Action (1893), p. 275.)) , célébrait l’action théandrique comme « un don, mais un don qu’on acquiert comme s’il était un gain » (( Op. cit., p. 403.)) et disait d’une manière assez ambiguë : « C’était la grande tentation de devenir “comme des dieux” ; rêve impossible. Et pourtant il semble donné à l’homme d’opérer un plus merveilleux prodige : pour être, nous devons, nous pouvons faire que Dieu soit pour nous et par nous » (( Op. cit., p. 421.)) . L’action réalise donc à la fois l’humanisation de Dieu et la divinisation de l’homme ; Blondel n’hésite même pas à écrire que l’action est la « synthèse de l’homme et de Dieu : ni Dieu seul, ni l’homme seul ne peut la changer, la produire ou l’anéantir ». Voilà donc l’Action mise au-dessus de Dieu lui-même dans la mesure où celui-ci est donné pour impuissant devant elle. A la limite, on pourrait donc dire que l’Action crée non seulement l’homme, mais Dieu lui-même. N’est-ce pas ce qui ressort également du bergsonisme où les considérations sur le dynamisme et sur l’élan vital de l’évolution créatrice conduisent à conclure que l’univers est « une machine à faire des dieux » (( Bergson, fin de Les deux sources de la morale et de la religion (1932).)) ?
A l’aube du XXe siècle, au moment où des machines de plus en plus nombreuses se mettaient en mouvement : locomotives à vapeur, automobiles, aéroplanes, où l’homme obtenait de la maîtrise du mouvement la conquête de l’espace, Marinetti lançait son Manifeste du futurisme en 1909. Il y annonçait la naissance d’une nouvelle religion morale, celle de la vitesse, demandait que l’on en finît avec les affreuses reliques du passé pieusement conservées dans les musées et les bibliothèques. Il célébrait la naissance d’un être nouveau : la machine, fille et mère du mouvement, que les hommes se devaient de posséder virilement, voluptueusement. Créature et créatrice d’un monde en marche, la machine devenait ainsi la nouvelle idole dont les Grands Prêtres du mouvement allaient célébrer le culte. Car il est fort instructif de rappeler que les idées de Marinetti connurent un grand succès aussi bien auprès des révolutionnaires russes (et entre autres auprès de Maiakovski) que chez les fascistes italiens dont Marinetti finit d’ailleurs par faire partie. Or Lénine aussi bien que Mussolini, et bien sûr Staline, Hitler, Mao, étaient des planificateurs du mouvement, des paranoïaques de la marche, du « bond en avant », de la force qui va, du peuple en marche et de la révolution permanente. L’engagement fasciste de Marinetti lui valut d’être l’objet d’une efficace conspiration du silence jusqu’à ce que « les événements de Mai 68 » le remissent sur la scène pour célébrer en lui un des grands maîtres révolutionnaires du dynamisme et de l’érostratisme.
Toutefois, dans toutes ces perspectives, le mouvement se trouvait encore orienté ; venu d’un atome primitif, du Big Bang, d’un singe, d’une monère ou d’une société capitaliste, il se dirigeait vers les aurores fabuleuses de l’Homme total, du Surhomme, de la société sans classe, de la Cité-radieuse et autres « lendemains qui chantent ». Un pas de plus restait à faire. Pour que le mouvement pût être vraiment divin et que l’homme pût se fondre en lui, le mouvement devait s’affranchir de tout point d’arrivée, de tout point de départ, de toute raison d’être et de toute référence permettant de le penser comme tel.
Ici, la théorie einsteinienne de la relativité, en dehors du contexte physico-mathématique où elle prend tout sens, est venu involontairement jouer le rôle de moteur d’une intelligibilité et d’une sensibilité nouvelles. On sait que, selon la théorie de la relativité, il n’existe pas de référence privilégiée (et surtout pas l’» éther » longtemps invoqué) par rapport à laquelle on pourrait mesurer les mouvements d’une manière absolue. Tous les systèmes de référence étant eux-mêmes en mouvement, il n’y a pas de système de référence fixe à partir duquel on pourrait dominer tous ces jeux de systèmes. Donc, « quels que soient leurs mouvements, tous les systèmes de référence K, K’ sont équivalents au point de vue de l’expression des lois de la nature » (( A. Einstein, La théorie de la relativité restreinte et généralisée (mise à la portée de tout le monde), traduite d’après la douzième édition allemande par Mme J. Rouvière, Paris, Gauthier-Villars et Cie, 1921, p. 52.)) . Bref, se trouve intronisé un « système de référence non rigide » désigné sous le nom de « mollusque de référence » (( Op. cit., p. 87.)) . Ainsi, « le principe de la relativité généralisée exige que tous ces mollusques aient le droit d’être pris, et avec le même succès, comme systèmes de référence pour l’expression des lois générales de la nature ; ces lois doivent être complètement indépendantes du choix du mollusque » (( Op. cit., p. 82.)) . Il ne peut donc y avoir d’observateur privilégié, qui du haut de quelque belvédère imprenable, pourrait mesurer les mouvements d’une manière absolue en termes de rapprochements ou d’écarts.
Le structuralisme a implicitement introduit cette conception du monde (le sociologisme durkheimien, la linguistique saussurienne et la phonologie aidant) dans les sciences humaines. Pour un Lévi-Strauss, en effet, il n’existe pas de système de référence éthicoculturel à partir duquel on pourrait parler de mal ou d’écart en soi, les écarts ne sont que différentiels. Dans les mythologies, dans les mœurs, dans les cultures, tout n’est que systèmes de codes qui ne débouchent sur rien d’autre que sur eux-mêmes. Il n’existe pas de système de référence du haut duquel nous pourrions prétendre les juger, car « il n’y a de sens que par l’homme, lequel n’a pas de sens » ; ce qui permet également à un Michel Foucault de proclamer que rien n’est contre nature puisque tout vient de la nature.
Nous voici donc en présence d’un mouvement sans racine ni horizon, en présence du jeu à l’état pur pour lequel tous les coups se valent et qui permet de prendre comme programme l’exclamation de Nietzsche : « Vlan ! dans tous les hasards ! » Ces idées, prédigérées par les media, sont aujourd’hui descendues sur la place publique. Chacun affirme que personne n’est habilité à juger des idées ni des actes, car il n’existe pas de belvédère du haut duquel on pourrait les approuver ou les condamner au nom d’un « moralisme » aux prétentions absolutistes. Tous les systèmes se valent, chacun a « droit à la différence », il n’y a ni contresens ni non-sens, il n’y a que des options toutes également valables ; il ne faut pas parler d’arbitraire, mais seulement de libre choix du point de départ.
Dès lors l’hystérie devient le seul mode de vie possible, le mouvement s’engendrant lui-même ; si bien que ce que l’on appelle en mécanique un mouvement uniformément accéléré est devenu le style de vie de l’homme de cette fin du XXe siècle dont l’existence quotidienne, affective ou intellectuelle, est régie par ce que l’on appelle en anglais le clip et le tossing. On demande à l’existence d’être faite de collages de vidéo-clips existentiels, discontinus, emportés par des tourbillons vertigineux et se succédant avec la rapidité d’images formées par un kaléidoscope fou (( Au moins deux chaînes de télévision se consacrent exclusivement à la projection de clips : MTV en langue anglaise et MCM en langue française.)) . On change d’idées, on « change de partenaire », on sent, on pense, on vit selon des flashes, la fidélité étant dénoncée comme une ennuyeuse sclérose mortelle. Le nouveau est ainsi tenu comme autojustificatif ; être in, se tenir au courant, quel qu’il soit pouvu qu’il ne se tarisse jamais, apparaît comme un louable processus d’intensification de la vie permettant à chacun de devenir un Protée à la puissance n.
Ces bouts de vie collés les uns aux autres, cette discontinuité, ce temps invertébré, ont trouvé dans le tossing leur accomplissement. Le tossing, l’acte de jeter, est devenu le moteur de toute une conception du monde : nous vivons sous le règne du jetable. Tant qu’il ne s’était agi que de mouchoirs jetables, de stylos jetables, de briquets jetables, de rasoirs jetables, de brosses à dents jetables ou d’appareils photo jetables, on pouvait se contenter de voir là les effets d’une économie basée sur le gaspillage. Or, le jetable a pris des proportions cosmiques, on jette des idées, mais on jette surtout des personnes ; le désir brut, bestial, impulsif, exigeant d’être satisfait tout de suite, on s’accouple brusquement en sachant et en voulant que tout cela n’ait pas de lendemain. On consomme du toi, comme on consomme une orange que l’on jette après en avoir extrait le jus. En même temps on récuse toute critique portée sur de tels modes de vie en brandissant l’épouvantail de « l’ordre moral ». Il en résulte que le happening est devenu le grand maître de l’existence ; grâce à lui tout bouge, tout grouille, tout se joint et se disjoint, rien ne retient et l’on ne tient à rien. Le plus grand philosophe du XVIIe siècle, Pascal, eut la lucidité de voir déjà à quels errements pouvait présider une telle sacralisation du mouvement, et de les décrire dans ses pensées sur le divertissement.
On vit ainsi dans un univers où tout passe et se passe, mais où rien n’arrive, ce dont le cinéma est la plus claire illustration. Il y aurait à rédiger toute une métaphysique du cinéma qui a pris la place de la révolution parmi les véritables « opiums du peuple ». Le spectacle cinématographique offre toutes sortes de fascinations engourdissant par le mouvement. Tout y bouge : les mécanismes du projecteur, les images qui se succèdent sur l’écran ; quant au spectateur il demeure passif, hypnotisé qu’il est par ce qui se passe devant lui. Mais ce qui se passe n’arrive pas : l’acteur qui aime ou meurt en images, n’aime pas et ne meurt pas vraiment, le cowboy qui parcourt la prairie sur son cheval lancé au galop ne franchit pas le monde plat de l’écran sur lequel il demeure, il ne vient pas vers nous et les balles de son colt ne nous atteindront jamais.
Une telle vision du monde est devenue envahissante car la « synthèse du mouvement » opérée par le projecteur a été extrapolée à d’autres types de synthèses. C’est ainsi que nous parlons d’» images de synthèse », de « réalités virtuelles » ou de « téléprésences » ; par l’intermédiaire des jeux vidéo ce nouvel univers a envahi la vie quotidienne. Cela nous a conduits à réaliser l’opération inverse et à considérer autrui, en chair et en os, comme une simple image de synthèse ; d’ailleurs le structuralisme nous le confirme en disant que le moi n’est pas une personne mais un lieu, le lieu défini par le croisement de lignes de force physiques, linguistiques, géographiques, historiques, socio-économiques, pulsionnelles, etc., venues de l’extérieur. A tel point qu’on nous demande de ne plus dire Je parle, mais Ça parle. Le moi et le toi, réduits à des ça parmi d’autres ça, sont donc considérés comme des effets d’être synthétiques sur lesquels on peut opérer toutes sortes d’analyses. D’où le règne de cette violence qui ignore le respect sacré dû à la personne humaine et qui consacre un triomphe du mouvement ressemblant de plus en plus au Triomphe de la mort de Bruegel.
Mais le mouvement est toujours considéré comme le Grand Libérateur, car il apparaît comme capable d’ouvrir les portes de la cage du moi et de délivrer du principe d’identité. Nous voyons en lui la force qui nous permettrait de nous éclater, de nous défoncer et de nous dissoudre (( Pour Lévi-Strauss, le rôle des sciences humaines n’est pas d’expliquer l’homme, mais de le dissoudre.)) dans un brassage d’éléments se mouvant sans répit. Sartre avait déclaré que l’homme n’avait pas d’essence et qu’il était ce qu’il se faisait, qu’il était un être en mouvement ; les structuralismes renchérirent en affirmant que l’homme n’avait pas d’existence, car il n’était qu’un amas de molécules accidentellement et provisoirement coalisées dans et par les mouvements qui agitent la matière. L’homme disent-ils, n’a pas toujours existé, il n’existera pas toujours, il rentrera dans le jeu des éléments d’où il est sorti. C’est pourquoi le mouvement a donné naissance à toute une mythologie du mutant tenu pour un moment majeur de l’évolution de la cellule et d’un univers en expansion.
Voici donc que le mouvement, d’abord célébré comme le facteur d’autocréation de l’homme, est maintenant angélisé comme la force destructrice qui libérera l’homme de sa gangue humaine en le dissolvant dans le tout ; le mouvement est devenu le moteur d’une extase dans et par le néant dont l’homme attend qu’elle l’éloigne toujours davantage de lui-même.
En dernière analyse, ce mouvement que les hommes ont voulu domestiquer et intensifier, n’est autre qu’un processus faustien de désincarnation auquel il est demandé de détruire une des clefs de voûte du christianisme : la personne humaine dont le caractère sacré vient de ce que Dieu l’a créée à son image.
*
Ainsi le mouvement n’est pas uniquement un phénomène physique dont l’homme aurait réussi à découvrir les lois, à provoquer le déclenchement et à maîtriser la force, il n’est pas non plus seulement le moteur d’un progrès permettant aux individus et aux sociétés d’acquérir des connaissances et des biens les délivrant de la superstition fanatique et de la misère. Le mouvement est l’expression même de la Passion de l’homme qui se consacre à réaliser la promesse : « Vous serez comme des dieux », dieux qui organisent et motorisent les fuites les éloignant d’eux-mêmes et de Dieu.
Au fond, il n’est qu’un vrai mouvement : le mouvement originaire qui nous fait passer de la naissance à la mort ; en lui s’enracinent le sérieux de l’existence et la prise de conscience de la présence de l’autre. Mais, au cours de ce mouvement, personne ne peut venir vraiment nous rejoindre, car personne n’a le pouvoir de se mettre à notre place. Personne, si ce n’est le Dieu incarné qui est venu partager charnellement tous ces mouvements de notre existence que sont la souffrance, l’agonie et la mort. Ici le mouvement s’appelle Kénose et Montée au Calvaire ; la Passion du Christ rejoint celle de l’homme non pour se contenter d’imiter celui-ci, mais pour l’accueillir et l’accomplir par la Rédemption. C’est pourquoi le mouvement le plus profond dont l’homme soit capable est celui de sa marche sur le Chemin de Damas. Là, nous ne pouvons plus dire que tout se passe et que rien n’arrive, mais que rien ne se passe et que cependant tout arrive enfin.
Il nous reste toutefois à écouter l’avertissement de Pascal : « Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde : il ne faut pas dormir pendant ce temps-là » (( Pascal, Pensées, n. 553, édition Léon Brunschvicg.)) . Car nous devons nous éveiller sans relâche à la détresse affective, physique, économique, existentielle d’autrui. Cela implique, d’une part, que nous ne nous endormions pas en nous laissant bercer par le mouvement de ce que l’on encense sous les noms de progrès, mutation ou révolution, et, d’autre part, que nous allions sans cesse vers le prochain en lui tendant la main pour l’aider à s’arracher aux sables mouvants dans lesquels il s’enlise.
Mais nous ne devons pas oublier que, s’il faut toujours nous efforcer d’être des sauveteurs, nous ne devons jamais prétendre pouvoir nous transfigurer en Sauveurs.
Mouvement des mouvements, tout est mouvement dans ce monde ; tant il est vrai que, comme le disait Dostoïevski, « ici sur terre, tout commence et rien ne s’achève ».
Jean BRUN
Catholica, n. 33