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Fer­mer l’oeil, ouvrir l’es­prit

[Note : ce texte a été publié dans Catho­li­ca n.71]

Quelle ori­gi­na­li­té peut-il y avoir à par­ler encore de et sur la télé­vi­sion ? Aucune a prio­ri. La cause en est le défer­le­ment de pro­duc­tions en tous genres, débats, ouvrages, émis­sions, mêlant tout autant des (fausses) révé­la­tions que des « confes­sions », des­crip­tions ou ana­lyses qui dans l’ensemble dépar­tagent une majo­ri­té d’enthousiastes et de cri­tiques simu­lés, et une frac­tion d’irréductibles hyper-cri­tiques.
Pour­tant, cer­tains tra­vaux n’appartiennent ni à l’une ni à l’autre de ces caté­go­ries. C’est le cas de L’homme à l’âge de la télé­vi­sion, de Jean-Jacques Wunen­bur­ger ((  PUF, octobre 2000, 127 F.)) . Atten­tif aux ques­tions com­plexes de l’image et de l’imaginaire et plus géné­ra­le­ment aux média­tions qu’établissent les hommes entre eux et le monde, ques­tions intrin­sè­que­ment liées à d’autres inter­ro­ga­tions concer­nant le sens et la réa­li­té, J.-J. Wunen­bur­ger enquête sur la fonc­tion effec­tive de la télé­vi­sion, ins­tru­ment puis­sant mais plus dif­fi­cile à sai­sir qu’il n’y paraît. Est-il exact que la télé­vi­sion puisse pré­tendre mon­trer la réa­li­té, ou pro­duit-elle l’atonie intel­lec­tuelle ? Et jusqu’à quel point contri­bue-t-elle à modi­fier en pro­fon­deur les moda­li­tés de la connais­sance de l’homme contem­po­rain ?
Avant de s’attacher à la nature même de l’image télé­vi­suelle, c’est la confi­gu­ra­tion de son lieu d’apparition qui est pré­sen­tée. Une par­tie impor­tante de l’ouvrage est consa­crée à une ana­lyse géo­gra­phique de cet espace télé­vi­suel, de sa topo­gra­phie même et des formes de pra­tiques qu’elle intro­duit, de l’ordre des rites du quo­ti­dien. A l’antique autel des lares s’est sub­sti­tué dans les foyers un véri­table autel des images, une sorte de cénacle domes­tique dont la pièce maî­tresse prend même l’aspect, dans les demeures des classes aisées, d’un meuble de style s’ouvrant comme un trip­tyque. Mais cette confi­gu­ra­tion de l’image télé­vi­suelle ne serait encore que peu de chose s’il n’y avait la « véri­table céré­mo­nie » qui lui est asso­ciée : « Lumière tami­sée, […] hié­rar­chie des sièges, […] silence ambiant », s’il ne s’agissait véri­ta­ble­ment d’un « arrêt de la vie au pro­fit d’un rite ocu­laire ». J.-J. Wunen­bur­ger n’emploie pas ce mot par inad­ver­tance, et il pousse le plus loin pos­sible la méta­phore reli­gieuse. L’image arrive du ciel, elle appa­raît : en ayant les attri­buts de l’absence qu’elle média­tise, elle arrive à en faire oublier cette absence jusqu’au point de la trans­for­mer en idole. L’image télé­vi­suelle est uni­di­rec­tion­nelle, elle empêche donc l’échange et « s’apparente au pro­ces­sus d’envoûtement et de pos­ses­sion ». Ce rite exige que soient ployés les corps, qui se pétri­fient devant elle.
De la confi­gu­ra­tion, J.-J. Wunen­bur­ger passe ensuite au pro­ces­sus de figu­ra­tion. Il parle ici de « sidé­ra­tion ocu­laire, […] illu­mi­na­tion et cap­ta­tion de l’œil par la phos­pho­res­cence », une exci­ta­tion de la recherche des sen­sa­tions. Théo­ri­que­ment, l’image télé­vi­suelle pour­rait être contem­plée pour ce qu’elle offre — per­mettre le diver­tis­se­ment, l’accès à l’information, la réflexion, etc. — mais pra­ti­que­ment l’observation du spec­tacle télé­vi­suel ne peut pas se dérou­ler de cette manière, et ce pour deux rai­sons, l’une externe et l’autre interne : la décon­tex­tua­li­sa­tion et la dis­con­ti­nui­té. Quand un lec­teur aver­ti découvre une œuvre nou­velle, il pos­sède tout un cadre de réfé­rence lui per­met­tant de tirer par­ti de ce qu’il lit ; mais le consom­ma­teur d’images télé­vi­sées est mis en pré­sence d’un tel flot d’images brutes qu’il lui est beau­coup plus dif­fi­cile de mettre en œuvre des repères du même genre, le flot d’images « déta­chant les signi­fi­ca­tions de leurs contextes cultu­rels intrin­sèques », ce qu’accentue le zap­ping. L’intrusion de la publi­ci­té brise de sur­croît leur struc­ture et leur logique interne par le hachage qu’elle en fait. La rup­ture des réfé­rences ouvre in fine une voie royale à la pro­duc­tion de sté­réo­types, donc à la non-pen­sée, à la bana­li­sa­tion, à la confu­sion des valeurs — « quelle dif­fé­rence a prio­ri y a‑t-il entre un poli­cier et un cadavre ? »
Enfin, à la dif­fé­rence du musée, de la réci­ta­tion mythique, du théâtre, le spec­tacle télé­vi­suel est « contre­fait », puisque tout y est agen­cé, minu­té, lis­sé, en un mot, par­fait : « La fête mimée devient supé­rieure à la fête vécue ». La seule paren­thèse concer­ne­rait la dif­fu­sion brute de films, dans le cas du moins où ils ne sont pas inter­rom­pus par des séquences publi­ci­taires.
Que devient dans tout cela la réa­li­té qui est cen­sée être média­ti­sée ? C’est la vieille crainte épis­té­mo­lo­gique que l’observation modi­fie son objet. On sait à quel point l’attirail tech­nique peut cau­ser de gêne ou d’euphorie. Cela n’empêche que l’usage de l’objectif se géné­ra­lise dans tous types de rela­tions sociales (et tout der­niè­re­ment en France jusque dans les audi­tions de pré­ve­nus mineurs par la police). L’idée de ce dis­po­si­tif intrus per­met de rap­pe­ler au pas­sage que non seule­ment l’image télé­vi­suelle ne peut atteindre l’objectif pro­mé­théen d’une res­ti­tu­tion com­plète de la réa­li­té, encore moins de se pré­sen­ter comme la réa­li­té, même si elle arrive à le faire croire ; mais de sur­croît qu’elle ne per­met que rare­ment d’y accé­der dans des condi­tions qui ne modi­fient pas la réa­li­té elle-même : mis à part la camé­ra invi­sible, déon­to­lo­gi­que­ment très déli­cate à uti­li­ser, ou la scène de guerre prise à grande dis­tance, les per­sonnes pla­cées devant l’objectif perdent aisé­ment leur natu­rel, y com­pris celles qui sont habi­tuées à ce jeu, les hommes poli­tiques en par­ti­cu­lier. Le tour de magie réside bien là : « La télé­vi­sion repose sur la croyance qu’elle est le médium total entre nous et le monde, le réel », alors qu’elle repré­sente tout un pro­ces­sus poli­tique, éco­no­mique. C’est donc une illu­sion orga­ni­sée, de sur­croît comme sorte de drogue géné­rale.
Mais pour­quoi, au fait, en est-on arri­vé là ? Pour sa part, J.-J. Wunen­bur­ger y voit une énigme parce que l’image libère l’esprit en l’ouvrant et en lui don­nant la capa­ci­té de s’exercer, alors que l’image télé­vi­suelle pro­pose du déjà-pen­sé, sus­cite le non-pen­sé et pro­duit en défi­ni­tive le doux escla­vage du confor­misme. Au moment de conclure, J.-J Wunen­bur­ger note qu’un cer­tain nombre de réac­tions s’observent actuel­le­ment sur les méfaits de l’image, et se demande com­ment il fau­drait faire pour échap­per à ceux qu’il a décrits. Il retient deux condi­tions pour que le sys­tème télé­vi­suel puisse se redres­ser : qu’il laisse place à l’équivocité du sens, et qu’il donne le temps de réflé­chir à ce qu’on voit. Sous ces appa­rences peu reven­di­ca­trices, il ne pro­pose pas moins qu’une révo­lu­tion, inima­gi­nable dans les condi­tions struc­tu­relles en vigueur, sur­tout sous le deuxième aspect.

Comme pour insis­ter sur cette impos­si­bi­li­té, et à par­tir de consi­dé­ra­tions moins théo­riques, il faut lire l’ouvrage d’un cher­cheur ita­lien tra­vaillant en France, Andrea Sem­pri­ni, CNN et la mon­dia­li­sa­tion de l’imaginaire ((  CNRS édi­tions, sep­tembre 2000, 130 F.)) , qui fait appa­raître la pente sur laquelle glisse l’ensemble du sys­tème télé­vi­suel depuis le début de la mise en œuvre de la glo­ba­li­sa­tion.
Quoique mar­xiste, cet auteur est mar­qué par les approches lin­guis­tiques en vogue. Il com­mence par recons­ti­tuer le récit de la mon­dia­li­sa­tion de l’information, puis à en étu­dier les effets, autre­ment dit à en mesu­rer l’efficacité. Il s’interroge ici sur le rôle de l’information dans la mise en place d’une « nou­velle nar­ra­tion, l’équivalent post-moderne des idéo­lo­gies », en posant l’hypothèse du rôle cru­cial en la matière, mais non exclu­sif, de la chaîne CNN. Ce qui est dou­ble­ment inté­res­sant, c’est que tout en refu­sant d’« attri­buer à CNN une quel­conque démarche volon­ta­riste » et pré­fé­rant par­ler d’effet CNN, il consi­dère que la chaîne d’Atlanta a la « pré­ten­tion non pas de pro­duire une infor­ma­tion mon­dia­li­sée mais de géné­ra­li­ser un point de vue par­ti­cu­lier ». C’est cet effet de sélec­tion qui peut se tra­duire par un pou­voir effec­tif, dont il s’agit de sai­sir non pas tant les rouages ou les méca­nismes que la capa­ci­té. A. Sem­pri­ni véri­fie, en quelque sorte, un objet par­ti­cu­lier par rap­port à celui qu’examine Jean-Jacques Wunen­bur­ger, en l’occurrence les effets de l’information en conti­nu, qui mêle étroi­te­ment dit, écrit et image, sur le spec­ta­teur-consom­ma­teur.
Consom­ma­teur, en effet, et non spec­ta­teur : car ce que dis­tri­buent CNN et les autres médias à sa suite — LCI et France-Info notam­ment —, ce n’est pas de l’information au sens strict d’une acces­sion à une don­née du réel, mais un pro­duit, une infor­ma­tion sur l’information, la repré­sen­ta­tion de l’information qui se fait prendre pour l’information. On retrouve la même capa­ci­té de faire oublier le tra­vail en amont, la chaîne de mon­tage d’un spec­tacle per­ma­nent et sans cesse renou­ve­lé à par­tir d’un stock consi­dé­rable de don­nées et non pas d’un accès immé­diat à la réa­li­té. Com­ment l’information, via la chaîne CNN, par­vient-elle à faire croire que la réa­li­té repré­sen­tée est la réa­li­té ? Tout sim­ple­ment par un autre tour de force, qui est celui du direct, plus pré­ci­sé­ment du « direct de flux » et son corol­laire, la « com­pres­sion tem­po­relle ». Le spec­ta­teur est plon­gé à tout ins­tant dans la nou­veau­té hale­tante et retire du spec­tacle l’impression de vivre la réa­li­té, alors qu’il se trouve seule­ment en pré­sence d’un énon­cé (ima­gé et conden­sé) d’une toute petite par­tie de celle-ci. Il faut dire que le rac­cour­ci est faci­li­té par l’imprégnation latente des esprits par les grands canons de l’empirisme anglo-saxon, pos­tu­lant que seul est vrai ce qui vient à mes sens, donc à mes yeux. Ain­si, la véri­té de l’image et de l’information tient beau­coup plus du fait de se mon­trer que de la cré­di­bi­li­té de son expli­ca­tion : elle se montre, donc elle est « vraie ». C’est une concep­tion très ani­male qui ne laisse aucune place au fonc­tion­ne­ment de la rai­son.
L’information mon­dia­li­sée s’appuie sur un second effet, celui d’homogénéisation, externe (« Faire voir à tous la même chose au même moment ») et interne : l’émergence de chaînes consa­crées exclu­si­ve­ment aux infor­ma­tions per­met de rendre celles-ci homo­gènes alors qu’il s’agit d’une matière hété­ro­gène par excel­lence. Et cet effet n’est pas neutre : l’information en conti­nu répond à l’impératif de la « des­crip­tion pure », neutre, assu­rant la démis­sion totale, vou­lue et recher­chée, de la réflexion. Andrea Sem­pri­ni ajoute que ces répé­ti­tions ont un effet hyp­no­tique. Il prend appui sur la Ges­talt­psy­cho­lo­gie pour affir­mer que la sur­ex­po­si­tion à des images mobiles homo­gènes entraîne un risque iden­tique à celui d’une vie en conti­nu dans le rêve. Il faut sans doute se gar­der des sys­té­ma­ti­sa­tions et des concep­tions méca­nistes de la per­cep­tion qui tendent à oublier que l’homme reste un être doté de rai­son et de volon­té. Cepen­dant, dans la mesure où il démis­sionne de l’usage de ses facul­tés et s’expose au kaléi­do­scope per­ma­nent, il se pour­rait qu’il véri­fie l’hypothèse de l’hypnose.
La fabri­ca­tion d’un évé­ne­ment « réel » répond à quelques condi­tions : il convient que ces évé­ne­ments soient « sans pré­cé­dent », qu’ils tendent vers une fin que l’on peut plus ou moins connaître d’avance et que l’on va suivre comme un roman d’aventures ou un film (prise d’otages…), qu’ils soient une action plu­tôt qu’une situa­tion ou une rela­tion, et enfin qu’ils soient rapides, immé­diats. Bref, qu’ils sti­mulent l’excitation émo­tion­nelle et l’attrait sen­so­riel.
Le pre­mier effet per­vers de cette pro­cé­dure, c’est la « réduc­tion du réel à l’actualité », avec la trans­for­ma­tion de l’information mon­diale en une infor­ma­tion épu­rée, décon­tex­tua­li­sée pour évi­ter les glis­se­ments de sens et l’ancrage dans le réel. Si A. Sem­pri­ni s’attache ensuite au conte­nu de cette infor­ma­tion mon­dia­li­sée avec des tech­niques de des­crip­tion tex­tuelle (« la sémio­lo­gie nar­ra­tive ») qui ne peuvent que dérou­ter le non-ini­tié, il met cepen­dant en exergue les arché­types qu’elle dif­fuse. Ce sont ceux de « l’individu », de « l’émotion », de « l’authenticité », du « pro­grès (vers la bon­té des hommes) », ceux du « poli­ti­que­ment cor­rect », et enfin celui de « la com­mu­nau­té mon­diale ». « Le sup­port idéo­lo­gique de l’imposition d’un nou­vel ordre mon­dial », ce sont « les nou­velles nar­ra­tions una­ni­mistes et mon­dia­li­sées : lutte contre le sida, lutte pour l’environnement, l’humanitaire » (p. 137).
L’analyse d’Andrea Sem­pri­ni, fré­quem­ment expri­mée dans un lan­gage struc­tu­ra­liste sans attrait, exa­gé­ré­ment sys­té­ma­tique, se conclut en affir­mant que « de façon géné­rale, la mise en flux de l’information semble donc entraî­ner une trans­for­ma­tion impor­tante du sta­tut de la réa­li­té ». Pour être plus juste, il convien­drait peut-être de dire qu’elle aggrave encore ce sta­tut, dans la mesure où cela fait bien long­temps, depuis l’aube de la moder­ni­té, que la réa­li­té n’est consi­dé­rée que comme un chaos phé­no­mé­nal auquel la rai­son humaine octroie­rait sens. Mais la rai­son semble ne plus être en beau­coup de cas aujourd’hui que celle d’une vaste machine.