Revue de réflexion politique et religieuse.

Le nou­veau Kul­tur­kampf

Article publié le 22 Juil 2008 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[Wer­ner Olles fait par­tie, comme Gün­ter Maschke ou Botho Strauss, des Kon­ver­ti­ten, ces anciens acti­vistes du mou­ve­ment de 1968 qui ont aban­don­né leurs attaches d’origine. En 1968–1969, Wer­ner Olles mili­tait à Franc­fort dans les rangs du SDS de Rudi Dut­schke. Après être pas­sé dans dif­fé­rents mou­ve­ments de la gauche radi­cale, il est deve­nu per­ma­nent des jeu­nesses socia­listes (Juso) entre 1973 et 1977. Ce n’est que dans la fin des années soixante-dix qu’il rompt avec ce milieu. Il col­la­bore aujourd’hui régu­liè­re­ment à l’hebdomadaire ber­li­nois Junge Frei­heit, organe de presse non confor­miste, idéo­lo­gi­que­ment com­po­site, stu­pi­de­ment dési­gné du doigt comme néo­na­zi par la pro­pa­gande mar­xiste tou­jours cultu­rel­le­ment domi­nante outre-Rhin, par­ti­cu­liè­re­ment hai­neuse contre les trans­fuges de son camp.]

C’est dans les années soixante, alors que l’école de Franc­fort prend ses dis­tances avec le mar­xisme pour se ral­lier à la variante anti­fas­ciste du libé­ra­lisme, que l’on assiste à la fin des débats intel­lec­tuels entre gauche et droite. Pour les deux camps, bien qu’ils ne l’avouent pas, il s’agit d’une défaite intel­lec­tuelle : pour la gauche, car même si elle conserve cer­tains restes du mar­xisme, elle pour­suit désor­mais une forme de sen­ti­men­ta­lisme mora­li­sa­teur fon­dé sur l’antifascisme ; pour la droite conser­va­trice, dans la mesure où, se défi­nis­sant par oppo­si­tion, elle perd son adver­saire et donc sa rai­son d’être intel­lec­tuelle.

Dans son cas la crise prend cepen­dant l’allure d’une tem­pête dans un verre d’eau, car il est dif­fi­cile d’identifier chez elle le moindre pro­jet, qu’il s’agisse d’un pro­jet intel­lec­tuel, popu­liste, voire même ter­ro­riste. L’époque est aux grandes rup­tures. L’Eglise catho­lique n’arrête pas de se réfor­mer et les syn­di­cats se trans­forment en socié­tés d’assurances, tan­dis que les par­tis font sem­blant de faire de la poli­tique. L’extension de l’utilitarisme a joué un rôle impor­tant dans cette évo­lu­tion, avec pour effet de trans­for­mer en norme le maté­ria­lisme, sous la forme d’une ido­lâ­trie de la mar­chan­dise, et de dis­qua­li­fier la dif­fé­rence entre la véri­té et l’erreur, ce qui fait que tout est pos­sible pour arri­ver à ses fins. Dans cette ido­lâ­trie de la mar­chan­dise, les verts alle­mands, les Grü­nen, ont joué un rôle d’avant-garde. Le com­mu­niste Rudolf Bah­ro disait à leur sujet : « La classe la plus cor­rom­pue psy­cho­lo­gi­que­ment est la classe intel­lec­tuelle bour­geoise de type alter­na­tif dont le seul objec­tif est l’expansion de son propre style de vie ». Il y a quelque temps, nous avons eu un grand débat visant à faire le bilan du mou­ve­ment de 1968. La conclu­sion s’est impo­sée : la pro­tes­ta­tion révo­lu­tion­naire, loin de don­ner un coup de frein à la socié­té de consom­ma­tion, a para­doxa­le­ment accé­lé­ré son déve­lop­pe­ment. L’adaptation a été si par­faite que les soixante-hui­tards n’ont même pas remar­qué qu’ils étaient deve­nus les défen­seurs d’un sys­tème qu’ils étaient cen­sés avoir atta­qué. C’est l’une des forces de ce sys­tème que de pou­voir anéan­tir ses enne­mis par l’intégration. Dans cette grande révo­lu­tion sociale, on a donc cher­ché la rup­ture avec la tra­di­tion, mais sans trop savoir vers où on allait, et c’est de cette manière que s’est construite la cri­tique sociale. Mais main­te­nant que l’Etat est aux mains des soixante-hui­tards, les masques sont tom­bés et avec eux les grands idéaux, et le cli­mat est donc au désar­roi : désar­roi des mili­tants qui ont l’impression d’avoir été trom­pés, désar­roi de la socié­té qui ne par­vient plus à dis­tin­guer les mes­sages des uns et des autres. Et cette nou­velle situa­tion engendre une crise de confiance vis-à-vis de la sphère poli­tique, cha­cun pre­nant peu à peu conscience du déca­lage entre les dis­cours et les actes. Au-delà des grands objec­tifs pro­cla­més, il devient mani­feste que les hommes poli­tiques consti­tuent une classe homo­gène qui cherche avant tout son inté­rêt propre. Le dis­cré­dit se porte donc à la fois sur les hommes du fait de leur hypo­cri­sie, et sur les idées qu’ils véhi­culent parce qu’elles appa­raissent de plus en plus clai­re­ment comme un vul­gaire ali­bi. Les grands concepts de sou­ve­rai­ne­té popu­laire et de repré­sen­ta­tion perdent leur brillant et appa­raissent bru­ta­le­ment comme des concepts vides visant à mas­quer la cap­ta­tion du pou­voir par une classe spé­cia­li­sée.

Dans cette situa­tion de dés­illu­sion, il est éton­nant de consta­ter à quel point l’imagination poli­tique a pu man­quer. Si la classe poli­tique n’a pas inté­rêt à sor­tir de ce sys­tème, qui consti­tue son gagne-pain, la socié­té, de son côté, tient aux avan­tages acquis et ne sou­haite en rien sacri­fier son mode de vie indi­vi­dua­liste et hédo­niste. En défi­ni­tive, c’est la peur de l’inconnu qui domine : même si les gens ne sont pas satis­faits du régime actuel, ils craignent les néces­saires remises en cause que pour­rait impli­quer un chan­ge­ment. En fait, ils ne sont pas suf­fi­sam­ment dés­illu­sion­nés pour pas­ser à un rejet mili­tant. Toute forme d’alternative semble impen­sable, si bien qu’on assiste à la vic­toire du mot d’ordre de Chur­chill : « La démo­cra­tie est le pire des régimes à l’exception de tous les autres ». Quant aux milieux conser­va­teurs dont on atten­drait une oppo­si­tion plus réso­lue, c’est le fata­lisme du fait accom­pli qui les anéan­tit. Ils sont tel­le­ment englués dans la réa­li­té quo­ti­dienne de l’ordre des choses en vigueur que celui-ci leur masque toute autre pers­pec­tive. L’imagination et l’audace poli­tique dis­pa­raissent, la seule réponse pos­sible res­tant de nature pure­ment défen­sive.

Si l’on veut com­prendre ce phé­no­mène de rési­gna­tion dés­illu­sion­née ou de dés­illu­sion rési­gnée, il faut prendre la mesure de l’extension aux masses de l’utilitarisme iro­nique. Si per­sonne ne croit plus aux grands dis­cours, seule compte désor­mais l’utilité indi­vi­duelle. On retrouve le même pro­ces­sus d’ironisation du côté de l’Etat et du côté du peuple, les deux se condi­tion­nant d’ailleurs mutuel­le­ment. Alors qu’autrefois l’Etat était convain­cu de la noblesse de sa mis­sion, aujourd’hui tel n’est plus le cas. La crise touche tout autant la classe poli­tique que celle des fonc­tion­naires qui, per­sua­dés jusque-là d’assurer une mis­sion de bien public, tombent désor­mais dans la dés­illu­sion et se mettent comme les autres à adop­ter l’utilitarisme ambiant. Du côté de la socié­té, le pro­ces­sus est ana­logue. A la dif­fé­rence d’il y a une cin­quan­taine d’années, per­sonne ne croit plus aux grands dis­cours et à la mis­sion de l’Etat. Dans ce cli­mat, cha­cun se met donc à cher­cher son bien propre. La socié­té se trans­forme en une jux­ta­po­si­tion de mafias qui cherchent toutes leur inté­rêt. Cepen­dant, puisque per­sonne ne croit plus à rien si ce n’est à l’organisation du bien-être per­son­nel, on pour­rait ima­gi­ner que l’espace public affiche cet indi­vi­dua­lisme radi­cal. Or, il semble que l’ensemble des acteurs tiennent mal­gré tout à sau­ver la face en fai­sant comme si de rien n’était. Pour main­te­nir l’illusion, on trouve de nou­veaux pro­jets ou, pour reprendre l’expression du pré­sident Ken­ne­dy, de nou­velles fron­tières. La construc­tion de l’Europe tout comme le bri­co­lage du vivant rem­plissent typi­que­ment cette fonc­tion.

Si l’on vou­lait adop­ter une pers­pec­tive de rup­ture, il fau­drait iden­ti­fier les lieux de pro­duc­tion de l’idéologie et du confor­misme, car ce sont eux qui font constam­ment de la publi­ci­té pour le monde tel qu’il est. La gauche, qui est allée à pas de géant de Marx à Haber­mas, n’est plus en mesure d’analyser les struc­tures d’encadrement intel­lec­tuel et social des masses. Tout occu­pée avec sa propre sub­jec­ti­vi­té, elle n’en finit plus de s’autocélébrer. La « post­po­li­tique » consti­tuant le para­digme domi­nant, il s’opère une clô­ture de l’organisation sociale sur elle-même, ce qui fait que plus per­sonne ne pense à la remettre en cause. Il n’y a plus ni ami ni enne­mi, mais seule­ment des malades et des gens en bonne san­té. Tout cela débouche sur une nou­velle forme de Kul­tur­kampf, où il n’y a plus de véri­table débat, où toutes sortes de pla­ce­bos sont admi­nis­trés pour faire face à la dépres­sion de chaque camp et où l’opposant doit être « trai­té » pour reve­nir à la nor­ma­li­té. Ce que l’on appelle en Alle­magne la « révolte des bien-pen­sants » (Der Auf­stand der Anstän­di­gen) est typique de ce phé­no­mène : il s’agit en effet d’une coa­li­tion hété­ro­clite regrou­pant Eglises, syn­di­cats, par­tis et bonnes gens de toute cou­leur poli­tique dont l’objectif est de pour­chas­ser tous ceux qui ne sont pas dans la ligne en les accu­sant de néo­na­zisme. L’ironie de l’histoire, c’est que ceux qui sont exclus se prennent pour des résis­tants héroïques au même titre que les bien-pen­sants, ce qui vient confir­mer que l’idéologie actuelle fonc­tionne comme une machine à fabri­quer de l’autosatisfaction.

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