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Tout le monde recon­naît aujourd’­hui que le synode extra­or­di­naire de 1985 marque la fin d’une période et le début d’une autre dans l’après‑Vatican II. La gauche conci­liaire a été, à l’é­vi­dence, quelque peu désar­mée devant cet évé­ne­ment. Elle s’est exa­gé­ré­ment alar­mée à pro­pos des risques de res­tau­ra­tion que l’En­tre­tien sur la foi de Josef Rat­zin­ger lui fai­sait pré­sa­ger. Elle s’est trop vite ras­su­rée du fait de la célé­bra­tion una­nime de Vati­can II par les Pères du synode. Aujourd’­hui seule­ment, elle com­mence à en éva­luer cor­rec­te­ment la signi­fi­ca­tion. Le cahier spé­cial de la revue Conci­lium de novembre 1986 (n° 208) en témoigne.

Ce retard dans l’é­la­bo­ra­tion d’une ana­lyse réa­liste est, par lui-même, un signe des temps. Toutes les ten­dances dans l’E­glise accusent actuel­le­ment d’é­vi­dentes fai­blesses. La géné­ra­tion des théo­lo­giens qui ont fait le concile, Karl Rah­ner, Marie‑Dominique Che­nu, Hen­ri de Lubac, Yves Congar, Hans Urs Von Bal­tha­sar et bien d’autres, est en train de dis­pa­raître de la scène. Aus­si bien dans la ten­dance proche de J. Rat­zin­ger que du côté de la gauche conci­liaire, des noms comme ceux de Wal­ter Kas­per, de Bru­no Forte ou de Seve­ri­no Dia­nich ne par­viennent pas à s’im­po­ser à l’é­gal des pré­cé­dents.

Le cahier spé­cial de Conci­lium, inti­tu­lé “Synode 1985, une éva­lua­tion” a été réa­li­sé sous la direc­tion de James Pro­vost et de Giu­seppe Albe­ri­go. Le pre­mier est pro­fes­seur à la Catho­lic Uni­ver­si­ty of Ame­ri­ca, de Washing­ton, qui est un vivier d’in­tel­lec­tuels pro­gres­sistes. Le second est le repré­sen­tant du groupe qui s’est for­mé autour de la revue II Regno, publiée à Bologne et diri­gée par Alfio Filip­pi, et de l’Ins­ti­tut pour les sciences reli­gieuses de la même ville dont G. Alben­go est l’a­ni­ma­teur. Autour d’eux gra­vitent des théo­lo­giens et his­to­riens comme Alber­to Mel­lo­ni, Anto­nio Acer­bi, Giu­seppe Rug­gie­ri, etc. II faut sou­li­gner que l’I­ta­lie connaît des débats très spé­ci­fiques sur l’é­vo­lu­tion de l’Ac­tion catho­lique, sur les rap­ports de l’E­glise et de la Démo­cra­tie chré­tienne et sur les Mou­ve­ments de laïcs, dans les­quels s’af­frontent les par­ti­sans de la ligne mon­ti­nienne et ceux de la nou­velle ligne. De sorte que l’a­na­lyse sur l’é­vo­lu­tion his­to­rique la plus contem­po­raine a eu l’oc­ca­sion de se pré­ci­ser en Ita­lie mieux qu’en tout autre pays. En témoigne notam­ment le récent article d’An­to­nio Acer­bi, “Réponse polé­mique à la laï­ci­sa­tion du pays”, dans Il Regno du 15 jan­vier 1987, où est étu­dié le thème clé de la pas­to­rale de Jean‑Paul II, celui de l’af­fir­ma­tion de l’i­den­ti­té chré­tienne.

Un phé­no­mène de dias­tole

Jean‑Marie Tillard, dans sa contri­bu­tion au cahier de Conci­lium, qua­li­fie glo­ba­le­ment de phé­no­mène de dias­tole, le résul­tat de ce synode extra­or­di­naire (“Rap­port final du der­nier synode”). L’i­mage évoque le mou­ve­ment car­diaque qui ramène le sang vers le cœur (à l’in­verse de la sys­tole, qui le chasse vers les artères). Elle renou­velle les expres­sions un peu usées de “retour de balan­cier”, “coup de barre à droite”, “recen­trage” ou “res­tau­ra­tion”. Elle a sur­tout l’a­van­tage de carac­té­ri­ser le fon­de­ment doc­tri­nal que veut se don­ner la pas­to­rale nou­velle.

Vati­can II insis­tait for­te­ment sur le dia­logue, la col­la­bo­ra­tion avec les hommes de notre temps, l’é­coute de leurs ques­tions, la sym­pa­thie pour le monde. Inver­se­ment, le Rap­port final du synode “est for­te­ment mar­qué, écrit J.‑M. Tillard, par un cen­trage sur l’E­glise en elle‑même, face à ses pro­blèmes, à l’in­fluence en elle de forces néfastes venues de l’ex­té­rieur et qui risquent de ter­nir sa fidé­li­té à l’E­van­gile”. II est en ce sens très remar­quable que, par­mi les grands textes conci­liaires cités par le Rap­port final, la Décla­ra­tion sur la Liber­té reli­gieuse, le plus ouvert et le plus signi­fi­ca­tif des textes de Vati­can II ait été omis.

Her­mann Pott­meyer, ana­ly­sant dans le même cahier de Conci­lium l’ec­clé­sio­lo­gie qui sous‑tend le docu­ment final du synode (“L’E­glise comme sens nou­veau don­né aux mys­tères et comme ins­ti­tu­tion”), explique com­ment les termes de mys­tère et de com­mu­nion pour qua­li­fier l’E­glise mani­festent une réserve vis-à-vis de l’é­tat d’es­prit du Concile. Sous l’in­fluence d’Y. Congar et de K. Rah­ner notam­ment, ces notions, au Concile, étaient des­ti­nées à faire pièce à “la concep­tion clé­ri­cale et cen­tra­li­sa­trice de l’E­glise”. Tout au contraire, le synode extra­or­di­naire les uti­lise dans un contexte dif­fé­rent qui en inflé­chit la signi­fi­ca­tion et qu’ex­pri­mait l’heb­do­ma­daire alle­mand Die Zeit par le titre : “La fuite dans le mys­tère” (H. Stehle, 6 décembre 1985). II est bien clair que la pré­oc­cu­pa­tion occa­sion­née par les théo­lo­gies de la libé­ra­tion y est pour beau­coup. A vrai dire, seuls les ini­tiés peuvent com­prendre ces sub­tiles varia­tions séman­tiques. D’au­tant que le car­di­nal Hume, à la tête de l’é­pis­co­pat anglais et le car­di­nal Malone, repré­sen­tant la confé­rence épis­co­pale des Etats‑Unis, ont ten­té de faire contre­poids en uti­li­sant la même idée de com­mu­nion pour pro­po­ser des objec­tifs oppo­sés, celui du déve­lop­pe­ment de la col­lé­gia­li­té et de la décen­tra­li­sa­tion des struc­tures ecclé­sias­tiques.

L’ingénieuse dis­tinc­tion entre le “plu­ra­lisme”, que réprouve le synode (“jux­ta­po­si­tion de posi­tions fon­da­men­ta­le­ment oppo­sées”) et la “ plu­ri­for­mi­té ” qu’il consi­dère en revanche comme légi­time, relève du même pro­cé­dé : on accu­mule les habiles réserves et les adroites rec­ti­fi­ca­tions au sujet du vrai aggior­na­men­to, de l’in­cul­tu­ra­tion jus­te­ment enten­due, etc.). Tout cela, remarque J.‑M. Tillard, reste dans le cadre de savantes “nuances d’ac­cents”. Le docu­ment final d’une assem­blée de ce type ne peut être d’ailleurs qu’une syn­thèse soi­gneu­se­ment balan­cée entre les ten­dances expri­mées par les rap­ports de groupes, les­quels sont eux‑mêmes des com­pro­mis très étu­diés entre les pro­po­si­tions émises par leurs membres, ces der­niers, enfin, auto­cen­su­rant leurs inter­ven­tions pour res­ter dans les normes d’un lan­gage conve­nu. De ce fait, le résul­tat est plus à déco­der qu’à lire tout bon­ne­ment. C’est à juste titre que G. Albe­ri­go parle de “com­pro­mis de foi et de poli­tique ecclé­sias­tique comme dans tout autre ras­sem­ble­ment d’E­glise de notre temps” (édi­to­rial du cahier spé­cial de Conci­lium).

La poli­tique ecclé­sias­tique

II n’est pas contes­table qu’à tra­vers la pré­pa­ra­tion du synode et son dérou­le­ment se révèle une ligne très cohé­rente d’o­rien­ta­tion des évé­ne­ments.

Le délai entre la convo­ca­tion et la réunion de l’as­sem­blée a été court, d’au­tant qu’entre l’an­nonce du synode et l’en­voi du ques­tion­naire pré­pa­ra­toire aux pré­si­dents, un tri­mestre s’est écou­lé. Ce ques­tion­naire sug­gé­rait des réponses alar­mistes à pro­pos de la récep­tion néga­tive de Vati­can II et de la vie de l’E­glise. Elles étaient d’ailleurs don­nées par les confé­rences natio­nales dans le cli­mat média­tique orches­tré par la paru­tion suc­ces­sive dans toutes les langues du Rap­por­to sul­la fede. Le secré­ta­riat per­ma­nent fut court‑circuité et un cer­tain nombre de ses membres exclus de la liste des par­ti­ci­pants au synode. Le dosage des récu­sés était habile, mais le résul­tat de l’o­pé­ra­tion était que des per­son­na­li­tés de poids hos­tiles à la nou­velle ligne, comme les car­di­naux Arns, de São Pau­lo, Ber­nar­din de Chi­ca­go, et sur­tout Mar­ti­ni, de Milan, ne devaient pas par­ti­ci­per à l’as­sem­blée.

La Secré­tai­re­rie d’E­tat inter­vint alors brus­que­ment pour inter­dire aux confé­rences épis­co­pales de publier leurs rap­ports pré­pa­ra­toires, et donc de les échan­ger dans le but évident d’empêcher un mou­ve­ment d’o­pi­nion dif­fi­cile à contrô­ler, du genre cahiers de doléance. Quant au docu­ment doc­tri­nal de la Com­mis­sion théo­lo­gique inter­na­tio­nale, qui selon l’u­sage éta­bli, pré­cède chaque synode d’é­vêques pour pré­pa­rer les par­ti­ci­pants aux thèmes qui vont être débat­tus, il n’a été publié que dans les der­niers moments. Sous le titre signi­fi­ca­tif de L’u­nique Eglise du Christ, le rédac­teur, Pierre Eyt, don­nait une inter­pré­ta­tion res­tric­tive de la col­lé­gia­li­té, du rôle des confé­rences épis­co­pales, out en condam­nant les théo­lo­gies extrêmes au nom d’une concep­tion de l’E­glise comme com­mu­nion.

Albe­ri­go glose inter­mi­na­ble­ment sur le fait de la repré­sen­ta­tion beau­coup plus grande au synode qu’au Concile des “Eglises non euro‑atlantique”. II ne paraît cepen­dant pas que cela ait joué en faveur des thèmes les plus avan­cés de l’in­cul­tu­ra­tion ou de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion. Beau­coup plus signi­fi­ca­tive, en revanche, est l’é­vo­lu­tion de l’ordre du jour assez flou du synode. Dans le cane­vas ini­tial de dis­cus­sion, deux ques­tions por­taient sur la célé­bra­tion de Vati­can II (com­ment le Concile a‑t‑il été reçu ? quels bien­faits en ont été reti­rés ?), et deux ques­tions avaient trait à son appli­ca­tion (quels abus ont été com­mis ? quelles dif­fi­cul­tés demeurent ?). Mais une fois brû­lé l’en­cens de la célé­bra­tion dans les décla­ra­tion de la pre­mière semaine, on s’a­per­çut que les thèmes de dis­cus­sion don­nés aux groupes de tra­vail por­taient uni­que­ment sur les deux der­nières ques­tions, ce qui ouvrait la pos­si­bi­li­té de juge­ments beau­coup plus libres et d’un ton beau­coup plus néga­tif. La Rela­tio du car­di­nal Dan­neels, le rap­por­teur géné­ral, ne leur avait‑elle pas don­né à l’a­vance le feu vert, en accueillant “même les posi­tions les plus som­bre­ment conser­va­trices”, selon A. Mel­lo­ni (“L’après‑Concile et les confé­rences épis­co­pales”) ?

Un épi­sode dans l’his­toire conci­liaire

II ne faut cepen­dant pas s’y trom­per ‑ et les auteurs ras­sem­blés par G. Albe­ri­go s’en gardent bien ‑ le résul­tat du synode ne consti­tue qu’une inter­pré­ta­tion de Vati­can II dans un sens déter­mi­né, une relec­ture. Or, la clé d’in­ter­pré­ta­tion de Vati­can II est dans la ques­tion des rap­ports de l’E­glise et du monde. Les “signes des temps” rete­nus par Jean XXIII sont beau­coup plus qu’une occa­sion de l’é­vé­ne­ment his­to­rique qu’il a déclen­ché. La manière dont ils sont pris en consi­dé­ra­tion, en l’es­pèce, équi­vaut à une éva­lua­tion dif­fé­rente du monde moderne. II s’a­git, explique G. Rug­gie­ri (“Les rap­ports Eglise‑monde”), d’une “men­ta­li­té induc­tive qui lit dans les faits eux‑mêmes et en tire les signes de la cohé­rence entre l’E­van­gile cru et pro­cla­mé et le désir de l’homme”. Autre­ment dit, la civi­li­sa­tion moderne comme fait, pré­sen­te­rait en elle‑même une concor­dance entre l’homme qu’elle façonne et l’E­van­gile. Jus­qu’à Vati­can II, l’en­sei­gne­ment de l’E­glise vou­lait, au contraire, que les faits de la civi­li­sa­tion soient trans­for­més pour qu’il y ait réel­le­ment cohé­rence entre l’E­van­gile et l’homme. Cela va bien au‑delà d’un simple chan­ge­ment de men­ta­li­té. C’est, selon l’ex­pres­sion consa­crée, la “révo­lu­tion coper­ni­cienne” de Vati­can II. Le Rap­port final du synode extra­or­di­naire insi­nue que la vision du “sécu­la­risme” de Gau­dium et Spes est dépas­sée par les cir­cons­tances pré­sentes. Notam­ment, “c’est dans un tout autre esprit que le concile avait lu le phé­no­mène de l’a­théisme”, écrit G. Rug­gie­ri, “comme pro­vo­ca­tion au renou­vel­le­ment de l’E­glise et à une révi­sion ami­cale de sa pré­sence”. Les Pères du synode “par une atti­tude exac­te­ment oppo­sée” jugent de manière toute néga­tive le “phé­no­mène cultu­rel du sécu­la­risme” et lui répondent par le “retour au sacré”. Et cepen­dant le synode fait tous les efforts pos­sibles pour mon­trer sa conti­nui­té sans faille avec Vati­can II : il jus­ti­fie son essai de rec­ti­fi­ca­tion des rap­ports Eglise‑monde dans une pers­pec­tive moins ouverte et plus tra­di­tion­nelle, en répé­tant que les condi­tions his­to­riques ont chan­gé. C’est avouer que le fon­de­ment de sa timide ten­ta­tive est très fra­gile : un autre synode peut en juger autre­ment.

Tous les col­la­bo­ra­teurs de Conci­lium sont bien conscients de la pré­ca­ri­té de la nou­velle ligne, quelle que soit leur amer­tume pré­sente. Le che­mi­ne­ment com­men­cé avec le Concile “quand bien même il se pro­lon­ge­rait de qua­rante autres années dans le désert, ne revien­dra cer­tai­ne­ment pas au point de départ”, écrit A. Mel­lo­ni (article déjà cité). La lumière de Vati­can II, ajou­te‑t-­il, est “trop grande et trop brû­lante pour être mise sous le bois­seau”.

L’in­sis­tance de G. Albe­ri­go, J.‑M. Tillard, H. Pott­meyer dans le même sens est d’ailleurs un peu sus­pecte. Ils sont plus inquiets qu’ils ne veulent le lais­ser paraître. La relec­ture de Vati­can II dont le synode de 1985 consti­tue un élé­ment n’ouvre‑t‑elle pas la pos­si­bi­li­té d’une véri­table infi­dé­li­té à son esprit et à sa lettre ? De sorte que leur rap­pel appuyé res­semble aus­si à un moyen de défense : le synode est et ne sau­rait être qu’en conti­nui­té avec la “nou­velle Pen­te­côte” pro­mise dès 1962. Mais cette conti­nui­té masque de plus en plus mal de sérieuses ten­sions. Quoi qu’en aient G. Albe­ri­go et ses amis, rien ne sera plus tout à fait comme avant.