Revue de réflexion politique et religieuse.

Lec­tures cri­tiques d’une étrange exhor­ta­tion

Article publié le 28 Août 2016 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

amoris laetitiaL’exhortation Amo­ris lae­ti­tia [AL] a don­né lieu à de nom­breux com­men­taires. L’un des plus ache­vés est celui d’Anna M. Sil­vas, pro­fes­seur de langues anciennes et de patris­tique à l’université de la Nou­velle Angle­terre (Armi­dale, NSW, Aus­tra­lie), dont on trou­ve­ra le texte com­plet ici.

Une autre ana­lyse, signée Daniele Mat­tius­si, est parue dans le bul­le­tin ita­lien Ins­tau­rare, diri­gé par Dani­lo Cas­tel­la­no, phi­lo­sophe du droit (Udine) et fré­quent contri­bu­teur à Catho­li­ca. Ce texte très dense com­mence par des remarques sur la nature de l’exhortation, inédite tant par son volume (consti­tuant un véri­table trai­té) que par son style non conclu­sif – ne se pré­sen­tant que comme une « pro­po­si­tion » (AL 5) – n’excluant pas les posi­tions contra­dic­toires et les pro­pos polé­miques contre les sup­po­sés par­ti­sans de « la doc­trine froide et sans vie ».

Trois sec­tions de ce texte retiennent par­ti­cu­liè­re­ment l’attention : « le pro­blème du prin­cipe et de la situa­tion », « les incer­ti­tudes autour de la conscience », « l’historicisme et l’herméneutique idéo­lo­gique ».

Le pro­blème auquel il est d’abord fait allu­sion est celui du cri­tère du juge­ment appli­qué à une situa­tion don­née, en l’espèce une situa­tion matri­mo­niale. Si « dis­cer­ne­ment » il doit y avoir, il convient d’en déter­mi­ner le cri­tère. Or, à suivre l’exhortation, ce cri­tère est en réa­li­té un non-cri­tère : le pur fait prime sur l’ordre objec­tif du bien et du mal, qui est la vraie réa­li­té. On retrouve là l’un des prin­cipes de l’idéalisme alle­mand, qui pose que le fait est ipso fac­to ration­nel et donc moral. « Il convient de prê­ter atten­tion à la réa­li­té concrète, parce que “les exi­gences, les appels de l’Esprit se font entendre aus­si à tra­vers les évé­ne­ments de l’histoire” […] » (31) Le « dis­cer­ne­ment »

Le second pro­blème abor­dé par D. Mat­tius­si est celui de la conscience. L’auteur note dans le texte de l’exhortation la fluc­tua­tion entre la doc­trine catho­lique clas­sique sur le sujet (par ex. lorsqu’elle parle de la for­ma­tion d’une conscience droite (42 et 222), et d’autres affir­ma­tions en sens oppo­sé, notam­ment quand il est affir­mé que cette for­ma­tion de la conscience ne doit pas se sub­sti­tuer à celle-ci (37), et que la ver­tu est avant tout « une convic­tion trans­for­mée en un prin­cipe inté­rieur et stable d’action » (220). Cet énon­cé rejoint ce qu’avait pré­ci­sé son auteur dans une lettre adres­sée au direc­teur de La Repub­bli­ca, Euge­nio Scal­fa­ri : « Il y a péché, y com­pris pour celui qui n’a pas la foi, lorsqu’on va contre la conscience. L’écouter et lui obéir signi­fie en effet se déci­der face à ce que l’on per­çoit comme bien ou comme mal. C’est sur cette déci­sion que se joue la bon­té ou la mali­gni­té de notre agir ». L’exhortation applique le prin­cipe à la « per­cep­tion » du péché des unions adul­té­rines. Au numé­ro 298 de l’exhortation est ain­si évo­qué le cas des per­sonnes « rema­riées » à la fois très conscientes « de l’irrégularité de [leur] propre situa­tion et une grande dif­fi­cul­té à faire marche arrière sans sen­tir en conscience qu’on com­met de nou­velles fautes ». D. Mat­tius­si relève la confu­sion entre la notion de conscience morale et celle de conscience psy­cho­lo­gique, et n’a pas de peine à la rat­ta­cher à sa racine pro­tes­tante et rous­seauiste.

Le der­nier point abor­dé concerne l’historicisme. Il s’agit de savoir s’il existe un ordre intan­gible lié à la nature humaine (et donc aus­si une nature humaine) ou bien si au fil du temps divers modèles fami­liaux peuvent appa­raître, d’où déri­ve­raient des formes diverses liées aux époques suc­ces­sives ; et par voie de consé­quence, la condam­na­tion du refus de l’Histoire, par rigi­di­té, arrié­ra­tion, etc. Le constat socio­lo­gique du fait (familles « recom­po­sées », unions contre nature, etc.) pri­me­rait sur l’ordre natu­rel et la plus expli­cite des lois divines. On lit ain­si dans AL 32, qui rap­porte un texte des évêques d’Espagne en 1979 : « Ni la socié­té dans laquelle nous vivons, ni celle vers laquelle nous che­mi­nons ne per­mettent la péren­ni­sa­tion sans dis­cer­ne­ment de formes et de modèles du pas­sé. » La même idée revient plu­sieurs fois, par exemple lorsqu’il est dit que « Saint Paul s’exprime en caté­go­ries cultu­relles propres à [son] époque ». Ain­si la dog­ma­ti­sa­tion du mou­ve­ment his­to­rique conduit-elle logi­que­ment à rela­ti­vi­ser jusqu’à la Sainte Écri­ture.

« Bonum ex inte­gra cau­sa, malum ex quo­cumque defec­tu » dit un adage sco­las­tique : le bien est tout entier ou alors il n’est pas un bien. L’exhortation contient aus­si de beaux rap­pels, entre autres sur l’unité du foyer fami­lial, la gran­deur de la mater­ni­té, la confes­sion fré­quente… Ils font d’autant moins oublier le reste qu’ils sont aisé­ment assor­tis de res­tric­tions, comme après une cita­tion de saint Paul encou­ra­geant à pro­gres­ser dans l’amour fra­ter­nel : « L’amour matri­mo­nial ne se pré­serve pas avant tout en par­lant de l’indissolubilité comme une obli­ga­tion, ou en répé­tant une doc­trine »…

Daniele Mat­tius­si constate donc que les « bonnes choses » qui se trouvent dans cette étrange exhor­ta­tion servent fina­le­ment « à don­ner une cré­di­bi­li­té au mal » et dans l’hypothèse la plus favo­rable déso­rientent et créent la confu­sion.

 

« L’esortazione “Amo­ris lae­ti­tia” di papa Fran­ces­co. Inse­gna­men­to, chiu­su­ra o incre­men­to di un diso­rien­tante dibat­ti­to ? », Ins­tau­rare, mag­gio-Agos­to 2016, pages 1 à 5.

Ins­tau­rare : CP 27 Udine Cen­tro I‑33100 Udine (Ita­lie)

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