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Numé­ro 132 : Conver­gences mon­dia­listes

Unifier le monde en une Cité idéale est une idée récur­rente dans l’his­toire moderne, prise entre la nos­tal­gie de l’u­ni­té per­due de la Chré­tien­té médié­vale et le secret désir de recons­truire la Tour de Babel. Au 13ème siècle, ce fut le moine anglais Roger Bacon qui pro­po­sa de reve­nir à l’u­ni­té du monde par la foi com­mune, mais en résor­bant tout ordre poli­tique natu­rel dans une Église-État. Par la suite, Dante, consi­dé­rant que la paix était le bien le plus néces­saire à la vie et au pro­grès de l’homme, pro­po­sa un empire uni­ver­sel diri­gé par un monarque unique, pen­dant du pape pour le domaine tem­po­rel et, quoique chré­tien, plei­ne­ment indé­pen­dant de lui. Puis vint Nico­las de Cues, avec son trai­té Depace fidei (1454), œcu­mé­nique ou plu­tôt syn­cré­tiste, cher­chant l’u­ni­té du monde par la paix des reli­gions, la résorp­tion des contra­dic­tions entre les croyances, qu’il jugeait super­ficielles, dans une com­pré­hen­sion supé­rieure de la foi chré­tienne. Cam­pa­nel­la annon­ce­ra ensuite, dans sa Cité du soleil (1623), une trans­formation de l’É­glise en orga­ni­sa­tion ration­nelle, qua­si com­mu­niste, de tous les peuples, sous la direc­tion d’une monar­chie uni­ver­selle…

Étienne Gil­son fit de cette suc­ces­sion uto­pique la matière d’un livre, Les méta­mor­phoses de la cité de Dieu (Vrin, 1952, oppor­tu­né­ment repu­blié en 2005), mon­trant la péren­ni­té de ce désir uni­taire, et la manière dont, paral­lè­le­ment à l’a­vè­ne­ment du déisme, puis de l’a­théisme moderne, celui-ci est pas­sé d’une inter­pré­ta­tion erro­née de la Cité de Dieu, qui chez saint Augus­tin indique avant tout une dis­po­si­tion de l’âme, à la pré­ten­tion d’u­ni­fier la Pla­nète sous la coupe d’un pou­voir unique, sans autre reli­gion que celle d’une Huma­ni­té ido­lâtre d’elle-même. Couverture132Les Lumières et leurs suites véri­fie­ront cette évo­lu­tion, avec l’ab­bé de Saint-Pierre et Leib­nitz, mais sur­tout avec Kant, auquel curieu­se­ment Gil­son ne prête pas d’at­ten­tion bien qu’il s’a­gisse du prin­ci­pal apôtre d’un « État cos­mo­po­li­tique uni­ver­sel ». Il est vrai que l’en­semble du sys­tème kan­tien repo­sant sur l’in­di­vi­du légis­la­teur de sa propre morale, un tel État n’est en réa­li­té qu’un terme ultime de la crois­sance progres­sive de la mora­li­té ain­si conçue, un pacte de paix entre citoyens du monde deve­nus rai­son­nables, faci­li­té par l’a­dop­tion géné­rale d’une consti­tu­tion répu­bli­caine — autre­ment dit « éclai­rée », quelle que soit sa forme ins­ti­tu­tion­nelle — dans chaque pays. La « répu­blique du genre humain » du révo­lu­tion­naire Ana­char­sis Cloots repré­sente la ver­sion gros­sière et sur­tout impa­tiente de cette uto­pie tout intel­lec­tuelle.

Gil­son refer­mait son tableau sur Auguste Comte, l’a­pôtre du posi­tivisme et de la reli­gion de l’Hu­ma­ni­té. L’u­to­pie mon­dia­liste appa­raît bien ain­si comme une héré­sie chré­tienne s’a­che­vant en mil­lé­na­risme imma­nen­tiste.

Cela veut-il dire que l’as­pi­ra­tion du monde à l’u­ni­té poli­tique n’a jamais fait l’ob­jet des pré­oc­cu­pa­tions de pen­seurs catho­liques sérieux ? Loin de là. Sua­rez, l’un des grands théo­ri­ciens du droit des gens, argu­men­tait ain­si : « Le genre humain, bien qu’il soit divi­sé en nations et royaumes dif­fé­rents, a cepen­dant une cer­taine uni­té, non seule­ment spé­ci­fique, mais aus­si qua­si poli­tique et morale, résul­tant du pré­cepte natu­rel de l’a­mour et de la cha­ri­té mutuelle qui doivent s’é­tendre à tous, même aux étran­gers et de quelque nation qu’ils soient. Bien que chaque socié­té, répu­blique ou royaume, consti­tue en soi une com­mu­nau­té auto­suf­fi­sante et dotée de ses propres élé­ments consti­tu­tifs, néan­moins cha­cune de ces com­mu­nau­tés est aus­si, sous un cer­tain rap­port, membre de cet ensemble qu’est le genre humain. En effet ces com­mu­nau­tés ne peuvent jamais se suf­fire à elles-mêmes sépa­ré­ment au point de ne pas avoir besoin d’en­traide […] Pour ce motif elles ont besoin d’un droit qui les dirige et ordonne conve­na­ble­ment ce genre de rela­tions et de socié­té. » (De legi­bus, II,19,9) L’u­ni­té du genre humain, au-delà de toutes les légi­times dis­tinc­tions, sup­pose donc le res­pect d’une loi com­mune, qui n’est autre que la loi natu­relle — le dis­cer­ne­ment du bien et du mal, du juste et de l’in­juste — et son incar­na­tion dans les cou­tumes recon­nues dans le monde civi­li­sé. Ce que les phi­lo­sophes poli­tiques modernes ont consi­dé­ré comme « état de nature », situa­tion hors de toute loi dans laquelle l’homme est un loup pour l’homme, n’est qu’une aber­ra­tion néga­trice en fait de la nature propre de l’homme, être doté de rai­son en même temps qu’a­ni­mal poli­tique appe­lé à une vie col­lec­tive ordon­née. L’é­tat de nature n’est en réa­li­té qu’un état contre-nature.

Dans cette veine, les théo­lo­giens catho­liques du droit, comme tou­jours plus les sou­ve­rains pon­tifes, se sont effor­cés de pen­ser l’ordre inter­na­tio­nal afin qu’y règne une paix juste, cher­chant à favo­ri­ser la conclu­sion de trai­tés et leur res­pect. En regard, le sys­tème west­pha­lien, qui a long­temps domi­né l’é­poque moderne, est res­té en retrait, per­met­tant certes une sta­bi­li­sa­tion rela­tive des rap­ports internatio­naux grâce à la conclu­sion de pactes et à l’exi­gence de leur exé­cu­tion — pac­ta sunt ser­van­da — ne s’ins­pi­rant pas avant tout des condi­tions de jus­tice, mais plu­tôt de l’é­qui­libre entre les plus forts.

C’est dans la deuxième par­tie du 19ème siècle, au cours de la période de renou­veau des études après la tem­pête révo­lu­tion­naire, que le jésuite Lui­gi Tapa­rel­li d’A­ze­glio a élar­gi le rai­son­ne­ment, pour s’in­té­res­ser à la façon dont un sys­tème de droit pour­rait s’a­che­mi­ner vers une cer­taine auto­ri­té inter­na­tio­nale supé­rieure. Grâce à lui nous pou­vons com­prendre qu’il existe deux hypo­thèses bien dif­fé­rentes d’organi­sation, l’une telle que nous la voyons se pro­fi­ler de manière encore bien obs­cure, gui­dée par un esprit d’hé­gé­mo­nie puis de domi­na­tion totale du monde par quelque puis­sante oli­gar­chie, l’autre essentiel­lement com­plé­men­taire et res­pec­tueuse des com­mu­nau­tés poli­tiques consti­tuées, dans le sens évo­qué par Sua­rez.

Dans le livre VI, 5, 2 de son Essai théo­rique de Droit natu­rel (1843), Tapa­rel­li émet un doute sur la capa­ci­té du seul droit inter­na­tio­nal à main­te­nir un ordre juste et donc apte à durer. Pour lui, en cohé­rence avec d’autres aspects de son approche juri­dique pui­sant ses sources chez Aris­tote et saint Tho­mas d’A­quin, il semble invrai­semblable qu’une règle de droit puisse être effi­cace par elle-même, c’est-à-dire concrè­te­ment par la seule bonne volon­té des par­ties accep­tant de s’y sou­mettre. Certes, l’u­ti­li­té réci­proque peut favo­riser les accords, mais cette uti­li­té varie selon les moments, et en outre son appré­cia­tion est lar­ge­ment sub­jec­tive. Le conflit est inévi­table si aucune auto­ri­té tuté­laire n’est là pour arbi­trer, impo­ser un choix, sanc­tion­ner les vio­la­tions du droit. Ce rai­son­ne­ment recoupe celui qui vaut dans l’ordre interne des com­mu­nau­tés poli­tiques, qui se déli­te­raient sans la pré­sence d’un pou­voir légi­time main­te­nant la marche cohé­rente de l’en­semble vers son bien com­mun. Ceci est d’ailleurs la sub­stance de la défi­ni­tion des condi­tions d’exis­tence de toute com­mu­nau­té poli­tique, selon Aris­tote : une com­mu­nau­té sans pou­voir consti­tu­tif et régu­la­teur n’est qu’un agglo­mé­rat humain aux des­ti­nées des plus incer­taines.

Tapa­rel­li conclut à la néces­si­té d’une auto­ri­té dotée du pou­voir de s’im­po­ser afin de faire res­pec­ter le droit. Cepen­dant il récuse l’i­dée d’une auto­ri­té uni­ver­selle cen­trale — « monar­chique » -, car elle serait trop sus­cep­tible de por­ter atteinte à la liber­té de chaque com­mu­nau­té poli­tique ins­ti­tuée, qu’il consi­dère comme autant de « faits pri­mi­tifs » ana­logues dans leur caté­go­rie à l’exis­tence auto­nome des per­sonnes. L’au­to­ri­té en ques­tion ne pour­rait donc être qu’une « poly­ar­chie » éma­nant du consen­te­ment des nations asso­ciées, dans le res­pect des iden­ti­tés propres. Fina­le­ment cette ins­tance suprême de contrôle consis­te­rait en un « Tri­bu­nal fédé­ral uni­ver­sel » — « fédé­ral » au sens de fédé­ra­teur — appe­lé à juger de la fidé­li­té aux trai­tés. La manière d’exer­cer cette juri­dic­tion uni­ver­selle ne consis­te­rait donc pas à impo­ser par contrainte une consti­tu­tion unique à cha­cune des nations sou­ve­raines, mais à faire que celles-ci puissent jouir pai­si­ble­ment de leur ordre propre, et cela d’au­tant plus que l’adhé­sion devrait res­ter libre. « La socié­té eth­nar­chique étant com­po­sée de peuples indé­pen­dants, elle devra néces­sai­re­ment assu­rer à ces peuples leur exis­tence indé­pen­dante, elle devra veiller à leur pro­grès, à leur per­fec­tion sociale ; elle devra, en un mot, faire toutes les fonc­tions d’une socié­té, mais en se rap­pe­lant tou­jours qu’elle agit sur des indi­vi­dus col­lec­tifs. La fin géné­rale de cette socié­té sera donc de pro­cu­rer le bien com­mun des nations asso­ciées ; son carac­tère spé­ci­fique sera de conser­ver à chaque nation son exis­tence propre » (ibid, in fine).

Uto­pie encore ? Non, plu­tôt indi­ca­tion d’un terme idéal vers lequel tendre, gui­dant par consé­quent l’ac­tion diplo­ma­tique, notam­ment celle du Saint-Siège, dans le res­pect de ce qu’on appel­le­ra un peu plus tard le prin­cipe de sub­si­dia­ri­té (droi­te­ment enten­du). Ces concep­tions, éla­bo­rées au 19ème siècle, ont fait l’ob­jet au 20ème de déve­lop­pe­ments théo­riques mul­tiples, ten­tant de répondre à une situa­tion du monde domi­née par des faits aus­si consi­dé­rables que les guerres mon­diales et l’af­fron­te­ment entre les impé­ria­lismes capi­ta­liste et com­mu­niste. Divers pen­seurs catho­liques ont cher­ché à pro­lon­ger la réflexion lan­cée par Tapa­rel­li, tels pour la France, Alfred Van­der­pol, Yves de la Brière, le P. Joseph-Tho­mas Delos. D’autre part, le paci­fisme, né dans le creu­set révo­lu­tion­naire et anar­chiste, a recru­té des adeptes dans le catholi­cisme libé­ral, pen­seurs mais aus­si mili­tants, avec don Stur­zo en Ita­lie, Marc San­gnier en France, tout cela sur fond de concur­rence entre régimes « tota­li­taires » et impé­ria­lismes éco­no­miques. C’est dans cet ensemble de cir­cons­tances que sont appa­rues la Socié­té des Nations et la croi­sade démo­cra­tique du pré­sident Wil­son, d’ap­pa­rence sou­riante et pour­tant conqué­rante, venue relayer la pré­ten­tion jaco­bine d’im­poser une Répu­blique uni­ver­selle qui com­men­çait alors d’a­mor­cer son déclin.

Ce cli­mat de guerres et de luttes idéo­lo­giques a ren­for­cé les argu­ments en faveur d’un gou­ver­ne­ment mon­dial, la créa­tion de la Socié­té des Nations, puis de l’Or­ga­ni­sa­tion des Nations unies appa­rais­sant alors comme des étapes pré­li­mi­naires dans cette direc­tion finale, au même titre que la mise en route de la « construc­tion euro­péenne ».

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Deux séries de fac­teurs vont concou­rir pour que s’o­père un mouve­ment de retour­ne­ment, ten­dant à l’adhé­sion tant de la papau­té que d’un cer­tain nombre d’in­tel­lec­tuels catho­liques au sys­tème interna­tional d’o­ri­gine et de fins tout sauf catho­liques.

Jus­qu’au concile de 1962–65, le Vati­can est entré dans le jeu des orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales afin d’ob­te­nir un moyen d’ex­pres­sion et d’in­fluence, en même temps que le main­tien d’une recon­nais­sance éta­tique que l’on a régu­liè­re­ment cher­ché à lui dénier. Mais cela ne se fit pas sans réti­cences. Il suf­fit de lire l’en­cy­clique Pacem, Dei munus de Benoît XV (1920) pour consta­ter la conti­nui­té avec la doc­trine de Tapa­rel­li et donc aus­si la dis­tance main­te­nue envers la SDN : « Ain­si, lorsque tout sera réta­bli sui­vant l’ordre de la jus­tice et de la cha­ri­té et que les nations se seront récon­ci­liées, il est très dési­rable, Véné­rables Frères, que tous les États, écar­tant tous leurs soup­çons réci­proques, s’u­nissent pour ne plus for­mer qu’une socié­té, ou mieux : qu’une famille, tout ensemble pour la défense de leurs liber­tés parti­culières et le main­tien de l’ordre social. […] Aux nations, unies dans une ligue fon­dée sur la loi chré­tienne, l’É­glise sera fidèle à prê­ter son concours actif et empres­sé pour toutes leurs entre­prises inspi­rées par la jus­tice et la cha­ri­té. » Il s’a­git donc d’une col­la­bo­ra­tion condi­tion­nelle ; en outre l’as­pi­ra­tion à l’u­ni­té n’a pas pour objec­tif un État uni­ver­sel mais plu­tôt une entente mon­diale. Pie XII tien­dra un dis­cours ana­logue dans son ency­clique Sum­mi pon­ti­fi­ca­tus, en 1939, ou encore son radio­mes­sage de Noël 1942.

Mal­gré tout, dans la période ulté­rieure, cette par­ti­ci­pa­tion aux orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales aura valeur de légi­ti­ma­tion, impli­ci­te­ment et même expli­ci­te­ment. Ce fut le cas de la construc­tion euro­péenne, le tour­nant étant le dis­cours adres­sé par Pie XII à l’as­sem­blée de la CECA, pre­mier pas vers le Trai­té de Rome, le 2 mars 1957 : « Les pays d’Eu­rope, qui ont admis le prin­cipe de délé­guer une par­tie de leur sou­ve­rai­ne­té à un orga­nisme supra­na­tio­nal, entrent, croyons- Nous, dans une voie salu­taire, d’où peut sor­tir pour eux-mêmes et pour l’Eu­rope une vie nou­velle dans tous les domaines, un enri­chis­se­ment non seule­ment éco­no­mique et cultu­rel, mais aus­si spi­ri­tuel et reli­gieux. » Sans vou­loir épi­lo­guer sur les résul­tats effec­tifs de ces espé­rances, on pour­ra voir l’en­trée dans un cer­tain engre­nage, glis­sant d’une col­la­bo­ra­tion prag­ma­tique à une adhé­sion plus théo­rique — mal­heu­reu­se­ment aus­si pleine d’illu­sions.

Ce pas­sage a été lon­gue­ment pré­pa­ré, au milieu du 20ème siècle et sur­tout depuis la fin de la Deuxième Guerre mon­diale, par le sec­teur intel­lec­tuel libé­ral-catho­lique. A côté des rêves inter­na­tio­na­listes de Marc San­gnier, de type sen­ti­men­tal, et de l’ap­pel d’Em­ma­nuel Mou­nier en faveur d’une socié­té inter­na­tio­nale des per­sonnes (cf. le Mani­feste au ser­vice du per­son­na­lisme, publié en 1936, III, 6), non moins uto­pique, c’est prin­ci­pa­le­ment Jacques Mari­tain qui a le mieux réus­si à faire accep­ter une adhé­sion à la charte fon­da­trice de l’O­NU et la Décla­ra­tion uni­ver­selle des droits de l’homme de 1948, à la rédac­tion de laquelle il a per­son­nel­le­ment col­la­bo­ré.

Ins­tal­lé aux États-Unis pen­dant les années de guerre, Mari­tain parti­cipa aux acti­vi­tés d’une socié­té de pen­sée réunis­sant uni­ver­si­taires et hommes d’af­faires, le Com­mit­tee to frame a World Consti­tu­tion, comi­té d’é­la­bo­ra­tion d’une consti­tu­tion mon­diale. Ses inter­ven­tions dans ce cadre for­me­ront un cha­pitre de son livre L’Homme et l’É­tat (1951), inti­tu­lé « Le pro­blème de l’u­ni­fi­ca­tion poli­tique du monde ». Son argu­men­ta­tion repose sur l’i­dée que si les com­mu­nau­tés natio­nales ont été auto­suf­fi­santes — for­mant ain­si des « socié­tés par­faites », dans le lan­gage sco­las­tique — il n’en est plus ain­si dans une période où les échanges se sont mul­ti­pliés. Les États du xxe siècle ont donc à ses yeux per­du leur auto­no­mie, ce qui aug­mente les risques de dépen­dance et de guerre, d’où la néces­si­té d’é­le­ver d’un rang l’orga­nisation des socié­tés afin d’ar­ri­ver à un nou­veau degré d’au­to­no­mie, et ain­si de suite jus­qu’à la com­mu­nau­té mon­diale. « Et puisque c’est la socié­té inter­na­tio­nale qui doit désor­mais deve­nir socié­té par­faite, c’est en ver­tu d’exi­gences non plus sim­ple­ment morales, mais encore plei­ne­ment juri­diques, que les corps poli­tiques par­ti­cu­liers, une fois deve­nus par­ties d’un tout poli­ti­que­ment orga­ni­sé, auront à s’ac­quit­ter de leurs obli­ga­tions envers ce tout : non pas seule­ment en ver­tu de la loi natu­relle et du droit des gens, mais aus­si en ver­tu des lois posi­tives que la socié­té mon­diale poli­ti­que­ment orga­ni­sée éta­bli­ra et que son pou­voir gou­ver­ne­men­tal met­tra en vigueur » (L’Homme et l’É­tat, éd. DDB 2009, p. 223). Il s’a­gi­rait donc d’ins­tau­rer un gou­ver­ne­ment mon­dial dis­po­sant du « pou­voir coer­ci­tif pour faire appli­quer la loi » (ibid., p. 229). Dans l’es­prit de Mari­tain, il va de soi que ce pou­voir devra être démo­cra­tique, et « chré­tien­ne­ment ins­pi­ré » : le monde ain­si uni­fié sous la direc­tion de ce super-gou­ver­ne­ment s’i­den­ti­fie pure­ment et sim­ple­ment à ce que le phi­lo­sophe a nom­mé ailleurs une « nou­velle chré­tien­té pro­fane », laïque dans ses struc­tures, chré­tienne par la simple pré­sence de chré­tiens dans ses rangs, sup­po­sés y faire régner un bon esprit.

Quoique empreint d’une forte teinte d’ir­réa­lisme, ce thème va désor­mais ser­vir de ligne d’o­rien­ta­tion dans toute la période qui suit. Ain­si Jean XXIII, dans Pacem in Ter­ris (1963), affir­mant que « l’ordre moral lui-même exige la consti­tu­tion d’une auto­ri­té publique de com­pé­tence uni­ver­selle ». Le mes­sage lan­cé à l’As­sem­blée géné­rale de l’O­NU par Paul VI, à deux mois de la clô­ture du concile Vati­can II, ampli­fie le pro­pos, sans ambi­guï­té : « Notre mes­sage veut être tout d’a­bord une rati­fi­ca­tion morale et solen­nelle de cette haute Ins­ti­tu­tion. Ce mes­sage vient de Notre expé­rience his­to­rique. C’est comme “expert en huma­ni­té” que Nous appor­tons à cette Orga­ni­sa­tion le suf­frage de Nos der­niers pré­dé­ces­seurs, celui de tout l’É­pis­co­pat Catho­lique et le Nôtre, convain­cu comme Nous le sommes que cette Orga­ni­sa­tion repré­sente le che­min obli­gé de la civi­li­sa­tion moderne et de la paix mon­diale. » S’en­suit une série d’é­loges dont le point culmi­nant réside dans la com­pa­rai­son sui­vante, qui redonne vie, d’une manière surpre­nante, à la doc­trine médié­vale des « deux glaives » : « Nous serions ten­té de dire que votre carac­té­ris­tique reflète en quelque sorte dans l’ordre tem­po­rel ce que notre Église catho­lique veut être dans l’ordre spi­ri­tuel : unique et uni­ver­selle. » Enfin toute espèce de doute est levée quant à la fin pour­sui­vie : « Qui ne voit la néces­si­té d’ar­ri­ver ain­si pro­gres­si­ve­ment à ins­tau­rer une auto­ri­té mon­diale en mesure d’a­gir effi­ca­ce­ment sur le plan juri­dique et poli­tique ? » Ce dis­cours per­met de com­prendre de quelle manière la conti­nui­té dans l’u­sage d’une pen­sée juri­di­co-poli­tique tra­di­tion­nelle est mise au ser­vice d’une des fins les plus carac­té­ris­tiques de la moder­ni­té poli­tique qui en est tout l’op­po­sé.

Étran­ge­ment l’un des textes les plus poli­tiques du concile, Gau­dium et spes, n’a pas fait écho à ces pro­pos. Ni Paul VI, ni son suc­ces­seur Jean-Paul II ne sont reve­nus sur le sujet — le second étant sur­tout atten­tif au droit des peuples, ain­si qu’à la « culture de mort » dif­fu­sée à l’a­bri de l’O­NU, au-delà de pro­pos diplo­ma­tiques de cir­cons­tance. Il fau­dra attendre Benoît XVI pour assis­ter à un nou­vel appel en faveur d’un gou­ver­ne­ment mon­dial. L’en­cy­clique Cari­tas in veri­tate, du 29 juin 2009, plaide en effet expres­sé­ment, dans son para­graphe 67, en faveur de l’a­vè­ne­ment d’une « auto­ri­té poli­tique mon­diale » s’ins­pi­rant des « valeurs de l’a­mour et de la véri­té ». Cela débou­che­ra de manière plus insis­tante et détaillée sur une longue Note publiée par le Conseil pon­ti­fi­cal Jus­tice et Paix (24 octobre 2011), en faveur d’une « auto­ri­té publique à com­pé­tence uni­ver­selle », des­ti­née à éta­blir et main­te­nir un « État de droit » à l’é­chelle mon­diale, les com­mu­nau­tés natio­nales dans les­quelles « l’É­tat estime pou­voir, de façon autar­cique, réa­li­ser le bien de ses conci­toyens » étant répu­tées rele­ver d’« une forme cor­rom­pue de natio­na­lisme […] sur­réa­liste et anachro­nique ». Il y a donc là une option a prio­ri pour le déclas­se­ment du stade natio­nal et le pas­sage à l’or­ga­ni­sa­tion mon­dia­liste, en regard de laquelle ONU et G20 sont pré­sen­tés dans ce même texte comme des struc­tures d’ap­pui posi­tives quoique encore bien insuf­fi­santes.

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C’est ain­si que par étapes suc­ces­sives on s’est ache­mi­né vers la situa­tion actuelle, dans laquelle une sym­biose s’o­père entre l’adhé­sion expli­cite à l’i­dée d’or­ga­ni­sa­tion poli­tique mon­diale et de nom­breux signes, petites phrases et gestes sym­bo­liques venant en attes­ter la sin­cé­ri­té par une praxis char­gée d’exem­pla­ri­té. Ain­si notam­ment le très long texte de Lau­da­to si’ n’ac­corde qu’un seul para­graphe (175) à la ques­tion de l’au­to­ri­té mon­diale, en se conten­tant pour l’essen­tiel de citer le pas­sage de Cari­tas in veri­tate que l’on vient de lire. Mais le reste du docu­ment aborde toutes sortes de ques­tions mises à l’ordre du jour par les groupes de pres­sion agis­sant dans l’ombre de l’O­NU et d’autres ins­tances trans­na­tio­nales, pour en légi­ti­mer les approches, éloi­gnées du conte­nu habi­tuel d’en­cy­cliques mais omni­présentes comme sup­port d’une très pesante pro­pa­gande mon­dia­liste. Le fait que la pré­sen­ta­tion du texte ait été confiée à des per­son­nages de pre­mier plan dans la mise en œuvre de cette pro­pa­gande et des actions qu’elle pro­meut consti­tue par lui-même un geste plein de sens. Ce n’est pas là un fait iso­lé, c’est au contraire la par­tie d’un ensemble for­mant une sorte de mes­sage en acte et sans équi­voque. Inutile de sou­li­gner à quel point l’in­ces­sant et mul­ti­forme appel à ouvrir incon­di­tion­nel­le­ment les portes aux « migrants » par­ti­cipe de la même praxis, au milieu d’autres signes, telle la scé­no­gra­phie vague­ment pan­théiste effec­tuée le 8 décembre 2015 place Saint-Pierre, en même temps que la Confé­rence de Paris sur le cli­mat.

On pour­rait objec­ter que ce qui est ain­si pro­fes­sé et mon­tré ne consti­tue pas expli­ci­te­ment un appel à la créa­tion d’un super-État mon­dial, mais plu­tôt une célé­bra­tion du loca­lisme, une inci­ta­tion à la décrois­sance, à la mul­ti­pli­ca­tion des cir­cuits courts, des coopéra­tives de proxi­mi­té, en bref à ce qui paraît être l’exact oppo­sé d’une ter­mi­tière cen­tra­li­sée. Mais ce serait oublier que l’al­ter­mon­dia­lisme, dont la théo­lo­gie de la libé­ra­tion et ses suc­cé­da­nés n’ont pas été la moindre des com­po­santes, n’est en fait que le jumeau du mon­dia­lisme. En tout état de cause, la conci­lia­tion s’o­père dans l’é­co­lo­gisme, pro­fes­sé aus­si bien à Davos qu’à Por­to Alegre. « L’in­ter­dé­pen­dance nous oblige à pen­ser à un monde unique, à un pro­jet com­mun » lit-on encore dans Lau­da­to si’ (164). Et la Décla­ra­tion de Stock­holm (1972) puis le Som­met Pla­nète Terre de Rio de Janei­ro (1992) sont don­nés en exemple, bien que jugés encore insuf­fi­sants. D’autre part, en har­mo­nie avec la ten­dance géné­rale à la dis­so­lu­tion des centres de déci­sion poli­tique clai­re­ment iden­ti­fiables, une Auto­ri­té mon­diale ne sau­rait être exer­cée que sur le mode opaque d’une « gou­ver­nance » échap­pant aux caté­go­ries hié­rar­chiques tra­di­tion­nelles. Dans un tel cadre, le chaos lui-même devient un ins­tru­ment.

« L’u­ni­té est supé­rieure au conflit » aime répé­ter le pape Fran­çois. Aus­si pou­vons-nous tendre vers l’u­ni­ver­selle homo­gé­néi­té, mais, contrai­rement à ce que pen­sait Kojève, sans néces­sai­re­ment consta­ter l’exis­tence d’un appa­reil d’É­tat mon­dial appa­rent.

Que conclure, sinon que par un sin­gu­lier retour­ne­ment, la recherche per­sé­vé­rante d’un moyen d’as­su­rer la paix entre les nations, fon­dée sur la jus­tice et en der­nier res­sort sur la cha­ri­té, a donc fini par se trans­for­mer, quelles que soient les inten­tions, en inféo­da­tion aux construc­teurs de la Cité ter­restre.