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Réflexions croi­sées autour de la moder­ni­té poli­tique

Madame Cour­tine-Dena­my, phi­lo­sophe et tra­duc­trice récem­ment décé­dée, et dont on vient de publier un livre inti­tu­lé De la bonne socié­té ((. Syl­vie Cour­tine-Dena­my, De la bonne socié­té. Le retour du poli­tique en phi­lo­so­phie : Leo Strauss, Eric Voe­ge­lin, Han­nah Arendt, Cerf, coll. La nuit sur­veillée, novembre 2014, 320 p., 24 €. )) , était dans le cadre de ses tra­vaux fami­lière des œuvres d’Eric Voe­ge­lin et d’Hannah Arendt, ain­si que de celles, dans un registre dif­fé­rent, d’Edith Stein et de Simone Weil. Il était ten­tant de faire res­sor­tir les points de ren­contre et de désac­cord de ces deux pre­miers auteurs sur la chose poli­tique, en y adjoi­gnant ceux de Leo Strauss, même si ce der­nier a sou­ve­rai­ne­ment igno­ré semble-t-il Han­nah Arendt, qui le lui ren­dait bien ((. Elle le taxait d’être ce qu’on nom­me­rait aujourd’hui un « psy­cho­ri­gide », et il lui repro­chait sans doute entre autres sa période de « pasio­na­ria trots­kiste »…))  : il a en revanche eu des contacts signi­fi­ca­tifs avec Eric Voe­ge­lin et son œuvre, et puis, de façon plus géné­rale, ces trois auteurs sont bien unis par leur des­tin com­mun de réfu­giés du nazisme aux Etats-Unis, et sur­tout sans doute, de phi­lo­sophes poli­tiques cri­tiques de la moder­ni­té et fré­quem­ment taxés de « conser­va­teurs », à leur grand dam d’ailleurs.
L’ambition n’était pas mince, eu égard à l’importance de l’œuvre de cha­cun d’eux, des formes d’expression assez diverses qu’ils avaient choi­sies, du fait que celle par exemple d’Eric Voe­ge­lin est pour par­tie post­hume et encore par­tiel­le­ment non-publiée, et enfin que l’on taxe fré­quem­ment Leo Strauss d’avoir pra­ti­qué sciem­ment un her­mé­tisme visant à réser­ver sa pen­sée à ceux qui en seraient dignes par leur intel­li­gence et leurs efforts.
Après une brève mais utile pré­sen­ta­tion de la vie de cha­cun d’eux per­met­tant de mieux sai­sir la genèse et les condi­tions de déploie­ment de leurs œuvres, Syl­vie Cour­tine-Dena­my a choi­si de confron­ter suc­ces­si­ve­ment leur posi­tion res­pec­tive face au nazisme, à l’antisémitisme, au mar­xisme, au tota­li­ta­risme et enfin à la moder­ni­té. Chaque fois qu’elle le peut, elle fait état de leurs réac­tions mutuelles. Sur un plan for­mel, il en résulte une des­crip­tion un peu hachée et poin­tilliste de la pen­sée de chaque auteur, ne pou­vant se déployer dans toute son ampleur et à son rythme propre. Le résul­tat est très riche, mais oblige à une atten­tion sou­te­nue, ou à une connais­sance appro­fon­die préa­lable de leurs tra­vaux pour mieux et plus vite sai­sir la nature et l’intensité des points d’accord ou de désac­cord. Au total donc une lec­ture sti­mu­lante mais rela­ti­ve­ment dif­fi­cile.
Sur le fond, et même si ce n’est sans doute pas l’opinion pro­fonde de l’auteur, qui semble gênée par un recours exces­sif au reli­gieux dans l’œuvre d’Eric Voe­ge­lin et lui pré­fé­rer Han­nah Arendt, c’est bien pour­tant celui-ci qui semble four­nir l’interprétation la plus com­plète et cohé­rente du phé­no­mène tota­li­taire et de la moder­ni­té dont il est le fruit par excel­lence. Ils sont l’aboutissement, après sa reven­di­ca­tion expli­cite au début des temps modernes, de la gnose imma­nen­tiste de Joa­chim de Flore qui vise à sub­sti­tuer un para­dis ter­restre à l’attente du monde de l’audelà. Au total une rup­ture mais expli­quée et logique, tan­dis que Leo Strauss aurait ten­dance à n’y voir qu’une varia­tion des tyran­nies antiques, et qu’au contraire Han­nah Arendt met l’accent sur le carac­tère radi­ca­le­ment neuf de ces phé­no­mènes, au point de reven­di­quer l’impossibilité d’en expli­quer plei­ne­ment l’apparition.
La fin de l’ouvrage est en revanche un peu déce­vante. Elle per­met certes d’évoquer, quel­que­fois lon­gue­ment, le rap­port de nos auteurs avec Machia­vel, Rous­seau, Nietzsche ou Hei­deg­ger, mais on peut esti­mer qu’elle ne rend pas assez compte de la vigueur de leur condam­na­tion de la moder­ni­té. Enfin, le sujet qui don­nait son titre au livre n’est que briè­ve­ment abor­dé expli­ci­te­ment dans quelques pages en forme de conclu­sion : la « bonne socié­té » peut-elle être res­tau­rée ? On aurait aimé que Syl­vie Cour­tine-Dena­my nous dise mieux et plus si les trois auteurs don­naient à ce mot le même conte­nu, ce qui est sans doute le cas, mais avec quelles nuances ? On aurait aimé aus­si qu’elle mette en relief de façon plus ferme, mais aus­si cri­tique ((. Ain­si par exemple de la confiance cer­tai­ne­ment exces­sive mais inté­res­sante mal­gré tout, tant de Leo Strauss que d’Eric Voe­ge­lin, dans les res­sorts de la socié­té anglo-saxonne grâce au « com­mon sense » dont John Dewey aurait été le conti­nua­teur.)) , leurs diver­gences sur la réponse à la ques­tion.
En défi­ni­tive, cet ouvrage est très recom­man­dable pour ses qua­li­tés propres, même s’il est dif­fi­cile d’accès et laisse quel­que­fois sur sa faim, mais il est ain­si une invi­ta­tion salu­taire à décou­vrir, ou appro­fon­dir, l’œuvre de ces trois auteurs. Plus lar­ge­ment cepen­dant, il sus­cite une insa­tis­fac­tion de la même nature que celle res­sen­tie en écou­tant la plu­part des inter­prètes d’aujourd’hui de la musique de Bach ou Mozart : com­ment com­prendre vrai­ment et donc savoir res­ti­tuer fidè­le­ment l’œuvre de ces géants qui avaient pour le pre­mier une cer­ti­tude si fon­da­men­tale que tout se résume dans le dia­logue de l’homme avec son Créa­teur et Sau­veur, et pour le second une si pro­fonde ten­dresse pour l’homme dans sa fra­gi­li­té, quand on a éjec­té Dieu de son hori­zon et que l’on ramène sa digni­té à la vision idéo­lo­gique des « droits de l’homme » ?
Leo Strauss comme Voe­ge­lin étaient clai­re­ment des hommes reli­gieux comme le montrent s’il le fal­lait leurs funé­railles ((. Même si les avis ont diver­gé sur le sujet, Strauss, bien que non-pra­ti­quant était un juif ortho­doxe, et Voe­ge­lin un pro­tes­tant, éga­le­ment non-pra­ti­quant, très atti­ré par le catho­li­cisme. )) , et Han­nah Arendt elle-même n’a‑t-elle pas dit (à la sur­prise avouée de madame Cour­tine-Dena­my) qu’elle n’avait jamais dou­té une seule seconde de l’existence d’un Dieu per­son­nel ? Nos trois auteurs étaient unis par la même cer­ti­tude que l’homme n’est pas « la mesure de toute chose » et que toute phi­lo­so­phie, y com­pris poli­tique, ne peut faire l’impasse d’une méta­phy­sique. Ils se dis­tinguent sans doute essen­tiel­le­ment par la façon et l’intensité avec les­quelles ils ont tiré les consé­quences de cette cer­ti­tude intime. L’analyste est alors confron­té aux mêmes dif­fi­cul­tés ou inca­pa­ci­tés que le vio­lo­niste…