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Le sui­cide démo­gra­phique alle­mand et la fis­ca­li­té. Autour d’un livre de Jür­gen Bor­chert

On lira ci-après, suc­ces­si­ve­ment, la syn­thèse d’une étude uni­ver­si­taire effec­tué dans le cadre de l’UNED (Uni­ver­si­dad nacio­nal de edu­ca­ción a dis­tan­cia, Madrid), tra­duite et adap­tée par nos soins ((. La ver­sion com­plète, en espa­gnol, est dis­po­nible à l’adresse sui­vante : http://ecjleadingcases. wordpress.com/2014/03/11/cristina-negro-konrad-jurgen-borchert-o-el-crepusculo-delestado-social/.)) . Ce tra­vail porte sur un ouvrage der­niè­re­ment paru en Alle­magne, for­te­ment contes­ta­taire de la poli­tique fis­cale de la Répu­blique fédé­rale, dont l’effet est clai­re­ment à l’opposé de ce que la logique de sur­vie et la simple jus­tice exi­ge­raient. La pré­sen­ta­tion de ce livre et de son auteur, Jür­gen Bor­chert, sera sui­vie de l’entretien que celui-ci a bien vou­lu nous accor­der.

De l’Etat social à l’Etat ser­vile

Les édi­tions Rie­mann, de Munich, ont fait paraître en 2013 une pre­mière édi­tion du livre Sozial­staatsdäm­me­rung – Le Cré­pus­cule de l’Etat social ((. Rie­mann Ver­lag, Munich, août 2013, 248 p., 12,99 € ; réédi­tion Gold­mann, Munich, novembre 2014.)) . Son auteur, alle­mand, est Jür­gen Bor­chert, juge en matière sociale (juri­dic­tion de Darm­stadt), membre du conseil scien­ti­fique d’Attac et conseiller de dif­fé­rents hommes poli­tiques. En 1981, il avait sou­te­nu une thèse de doc­to­rat sur les direc­tions que devrait suivre un sys­tème de retraites pour être juste envers les familles. Grand expert du sys­tème de retraites, et pré­oc­cu­pé par l’hiver démo­gra­phique contem­po­rain, ce n’est rien moins que « la recons­truc­tion com­plète de l’Etat social » qu’il pro­pose dans cet ouvrage. En effet, selon lui, l’Etat social construit en Alle­magne durant des décen­nies est aujourd’hui com­plè­te­ment déna­tu­ré, sur­char­geant les per­sonnes faibles et les familles et lais­sant les plus forts indemnes de toute res­pon­sa­bi­li­té dans le domaine social.
Le pre­mier constat que pose J. Bor­chert est celui de la crois­sance des inéga­li­tés. « Un tiers de la popu­la­tion – le moins favo­ri­sé – s’enfonce dans la pau­vre­té et dans les dettes. Un autre tiers est for­te­ment fra­gi­li­sé, tan­dis que les 10% les plus favo­ri­sés sont his­sés d’autant plus haut que les autres des­cendent. L’Allemagne est deve­nue ces der­nières années un para­dis pour les plus for­tu­nés, avec envi­ron mille mil­liar­daires et quatre cent mille (mul­ti-) mil­lion­naires. »
Autre constat éta­bli par le juge alle­mand, corol­laire du pre­mier : le déve­lop­pe­ment de la pau­vre­té. Il retient comme exemple de cette évo­lu­tion le sort des enfants. En 1965, explique-t-il, ce sont quelque 1,35 mil­lions d’enfants qui nais­saient ; à cette époque, un sur soixante-quinze béné­fi­ciait d’aides sociales, à titre tem­po­raire ou durable. En 2012, sur 650 000 enfants qui naissent chaque année, c’est désor­mais un sur cinq qui béné­fi­cie de ces aides.
La troi­sième réa­li­té dont s’indigne J. Bor­chert est la charge fis­cale dis­pro­por­tion­née qui pèse sur les familles au regard de la valeur dont elles sont por­teuses. « Elles ne sont pas pauvres, à l’origine, mais elles sont pro­pre­ment pillées. » « C’est sur les familles que s’accumulent et que culminent les erreurs dans la redis­tri­bu­tion de la richesse pré­sentes dans le sys­tème actuel. »
Dans les faits, le sys­tème des retraites mis en place dans les années 1960 ne tient pas compte de l’éducation des enfants. L’« inves­tis­se­ment en capi­tal humain » pour la socié­té réa­li­sé par les parents édu­quant leurs enfants n’est pris en compte que de manière mar­gi­nale.
Or en plus de les éle­ver, les parents doivent sub­ve­nir aux besoins de toute une géné­ra­tion d’inconnus sans enfants à charge. Et les mères qui consacrent leur vie à éle­ver des enfants per­çoivent au mieux des allo­ca­tions misé­rables.
J. Bor­chert ne dénonce pas le fait de ne pas avoir d’enfants d’un point de vue bio­lo­gique ni même moral, mais il en éva­lue les effets sociaux et éco­no­miques. La véri­té est que, dans le sys­tème social actuel, le fait de ne pas avoir d’enfants n’est pas inter­pré­té comme un man­que­ment à une obli­ga­tion sociale ou éco­no­mique. Or le défi­cit des nais­sances entraîne de sévères consé­quences éco­no­miques, notam­ment pour les familles.
En fait, la céci­té du sys­tème macroé­co­no­mique envi­sage les foyers par rap­port aux acti­vi­tés dites pro­duc­tives, à tel point qu’il consi­dère l’éducation comme une simple dépense cou­rante de consom­ma­tion, et non comme un bien de déve­lop­pe­ment dans la durée. Pour­tant, la bonne for­ma­tion que les parents auront pro­cu­rée à leurs enfants, sur leurs propres deniers, se conver­ti­ra en un béné­fice ulté­rieur non seule­ment social, mais bien aus­si éco­no­mique. Néan­moins le prix de l’éducation est trai­té par l’Etat de façon étanche, rési­duelle, sans même cher­cher à cal­cu­ler une quan­ti­té ou une appré­cia­tion approxi­ma­tive du rap­port bénéfice/coût réel.
L’une des causes de ce que J. Bor­chert qua­li­fie d’« exploi­ta­tion » fis­cale des familles réside dans la notion de « contrat de géné­ra­tion » sur lequel repose le sys­tème des retraites. C’est vers 1955 que l’on a com­men­cé à par­ler de pacte inter­gé­né­ra­tion­nel entre la géné­ra­tion active et celle des per­sonnes âgées, ou entre la géné­ra­tion active et les enfants. L’idée consis­tait à confier aux actifs, par le biais de coti­sa­tions, les besoins des per­sonnes plus âgées. Avec le temps, et notam­ment du fait de la dimi­nu­tion des nais­sances, ce sys­tème s’est mon­tré pro­fon­dé­ment défa­vo­rable aux familles.
Chaque année, les parents alle­mands dépensent quelque 2 100 € par enfant. Pour­tant, cela n’est pas pris en compte par le légis­la­teur. Ber­trand de Jou­ve­nel écri­vait déjà, en 1951 : il est « tota­le­ment incom­pré­hen­sible de prendre en compte les frais, défi­cits, etc., d’un éle­veur de chiens de traî­neau mais pas ceux d’un père de famille. […] Il est incom­pré­hen­sible, au point d’être un scan­dale, que l’autorité publique finance la réno­va­tion d’une œuvre de mau­vaise qua­li­té ou d’un théâtre de varié­tés, et pas celui d’une grande mai­son, objet d’une valeur esthé­tique et éthique d’où sont issues des géné­ra­tions d’hommes qui ont fait de notre pays ce qu’il est. […] Les entre­prises, per­so­nae fic­tae, reçoivent aujourd’hui un trai­te­ment plus favo­rable que les per­sonnes réelles » ((. Cf. Ber­trand de Jou­ve­nel, The Ethics of Redis­tri­bu­tion, Cam­bridge Uni­ver­si­ty Press, 1951 (tra­duc­tion fran­çaise : Ethique de la redis­tri­bu­tion, Belles Lettres, sep­tembre 2014.))) . Et ce alors que, tou­jours selon Ber­trand de Jou­ve­nel, la famille est en elle-même une contri­bu­tion indi­recte à l’accroissement de la richesse natio­nale.
Exemple par­mi d’autres de l’injustice du sys­tème des retraites à l’encontre des familles : le cas Rosa Rees, sur lequel le Tri­bu­nal consti­tu­tion­nel alle­mand se pro­non­ça le 7 juillet 1992 (« Trüm­mer­fraue­nur­teil »). Dans cette déci­sion, la Haute Cour a consi­dé­ré comme injuste le fait qu’il ne puisse res­ter que 360 € men­suels de retraite à une mère de neuf enfants, Rosa Rees, alors que ses neuf enfants paient chaque mois le taux maxi­mum d’imposition (soit vingt fois la pen­sion de leur mère), cet argent arri­vant fina­le­ment sur le compte cou­rant d’inconnus…
Ce juge­ment intro­dui­sit une amé­lio­ra­tion en éta­blis­sant qu’il fal­lait tenir compte dans le cal­cul des retraites du temps consa­cré à l’éducation des enfants : dans le cas de Mme Rees, cette der­nière avait renon­cé à s’assurer pour elle-même une pen­sion confor­table afin de mieux prendre soin de ses enfants. Igno­rer ce fait, décla­rait la Haute Cour, consti­tue un man­que­ment à l’article 6.1 de la Loi fon­da­men­tale (« Le mariage et la famille sont sous une pro­tec­tion toute par­ti­cu­lière de l’ordre éta­tique »), ain­si que de l’article 3.1 qui pré­co­nise l’égalité devant la loi comme autre droit fon­da­men­tal (« Tous les hommes sont égaux devant la loi »).
L’injustice à l’égard des familles de la part de ceux qui n’ont pas d’enfants appa­raît en par­ti­cu­lier quand le sys­tème impose aux familles ayant le plus d’enfants de payer des coti­sa­tions iden­tiques à celles que paient ceux qui n’en ont qu’un, ou même aucun. Et, dans le même temps, lorsque ceux qui n’ont pas d’enfants ne financent pra­ti­que­ment pas l’éducation de la jeune géné­ra­tion qui sera celle qui paie­ra, plus tard, leurs retraites… La res­pon­sa­bi­li­té de celui qui envi­sage une vie sans enfants retombe sur ceux qui en ont et sur les enfants de ces der­niers.
Au pas­sage, on peut signa­ler que l’idée si répan­due selon laquelle en élar­gis­sant la cou­ver­ture sociale aux proches non sala­riés (épouse, enfants) des pères de famille, les céli­ba­taires seraient désa­van­ta­gés est tota­le­ment fausse. D’une part parce que, comme l’explique J. Bor­chert, ceux qui n’ont pas d’enfants ont mal­gré tout béné­fi­cié de cette cou­ver­ture pen­dant leur enfance ; et, d’autre part, parce que les retraites qu’ils auront plus tard seront issues des pré­lè­ve­ments effec­tués sur les enfants des autres. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : chaque année, il y a un trans­fert de 20 mil­liards d’euros de per­sonnes qui élèvent sur leurs propres deniers leurs enfants vers des retrai­tés sans enfants. (Depuis le 1er jan­vier 2005, c’est d’ailleurs pour cette rai­son qu’un léger cor­rec­tif impose aux coti­sants sans enfants de payer un mon­tant légè­re­ment plus éle­vé que celui four­ni par ceux qui en ont.) Pour J. Bor­chert, l’une des dif­fi­cul­tés pour la famille réside aus­si dans l’influence crois­sante, auprès de l’Etat, d’acteurs autre­ment puis­sants qu’elle. En 2000, Rolf Breuer – qui était alors pré­sident de la Deutsche Bank – expli­quait face à la presse que les mar­chés finan­ciers étaient deve­nus, aux côtés des médias, un cin­quième pou­voir. Dans le même ordre d’idées, Ange­la Mer­kel parle d’une « démo­cra­tie conforme au mar­ché » (markt­kon­forme Demo­kra­tie), comme étant un ordre dési­rable. En d’autres termes : le vote des par­le­men­taires doit s’adapter au mar­ché, et deman­der au mar­ché les indi­ca­tions cor­res­pon­dantes.
En uti­li­sant de telles expres­sions, la renon­cia­tion à une éco­no­mie sociale de mar­ché appa­raît comme enté­ri­née, parce que l’Etat manque à l’une de ses fonc­tions élé­men­taires : impo­ser une régu­la­tion au mar­ché au sein duquel évo­luent les agents éco­no­miques, afin de ren­for­cer l’équilibre social.
L’entrée en scène de ce cin­quième pou­voir peut être illus­trée de nom­breuses manières, en par­ti­cu­lier par le nombre de consul­tants exté­rieurs impli­qués dans des pro­jets légis­la­tifs, des décrets ou autres déci­sions nor­ma­tives. Ils sont désor­mais légion, y com­pris dans des fonc­tions de repré­sen­ta­tion à l’étranger. Exemple don­né dans l’ouvrage de J. Bor­chert : entre octobre 2008 à février 2009, le cabi­net Fre­sh­field par­ti­cipe à l’élaboration d’une loi pour la sta­bi­li­sa­tion du mar­ché finan­cier. Ce pres­ti­gieux cabi­net compte par­mi ses clients l’Hypo Real Estate. Il est impos­sible de savoir à quel point son avis a pu influen­cer la confi­gu­ra­tion de la loi, mais on sait en revanche que, par­mi ses clients, on retrouve de nom­breuses autres banques et que les minis­tères ont dépen­sé plus de quatre mil­lions d’euros en col­la­bo­ra­tions exté­rieures.
L’argument employé pour jus­ti­fier cette évo­lu­tion est sou­vent « l’expertise » de ces per­sonnes. Ce fai­sant, la conclu­sion qu’on peut en tirer est que si même les fonc­tion­naires appar­te­nant à des corps spé­cia­li­sés, for­més dans des domaines bien pré­cis, ne sont plus capables de com­prendre la légis­la­tion, celle-ci ne pour­ra qu’encore moins être com­prise par les simples citoyens et même par le légis­la­teur. Une évo­lu­tion qui favo­rise l’accaparement de la sphère éta­tique par des groupes pri­vés et la mise en place de poli­tiques qui répondent bien moins à des impé­ra­tifs sociaux réels – comme l’est le sou­tien appor­té aux familles – qu’à des inté­rêts par­ti­cu­liers.

Cris­ti­na Negro Kon­rad

Entre­tien avec Jür­gen Bor­chert
Catho­li­ca — L’Allemagne, comme d’autres pays, se trouve plon­gée dans un hiver démo­gra­phique. Quelles sont les consé­quences de cette situa­tion pour l’économie ?
Jür­gen Bor­chert – Le vieillis­se­ment et l’atrophie de la popu­la­tion donnent à n’en pas dou­ter un coup de frein à l’économie. Il agit sur les deux plus impor­tants leviers éco­no­miques : le déve­lop­pe­ment de la pro­duc­ti­vi­té par l’investissement et l’augmentation de la demande.
C’est for­cé­ment le signe évident d’une crise éco­no­mique. Les jeunes et leur intel­li­gence « liquide », c’est-à-dire leur facul­té d’adaptation, sont la clé de la dyna­mique éco­no­mique et de l’innovation. Les per­sonnes plus âgées, quant à elles, ont davan­tage de capa­ci­tés de juge­ment. Mais en règle géné­rale elles ne sont pas pion­nières, elles ne sont pas à l’origine de décou­vertes ou de déve­lop­pe­ments majeurs. Natu­rel­le­ment, on a besoin des deux. Mais un match de foot dans lequel il y a cinq joueurs pour sept arbitres ne peut pas fonc­tion­ner. Comme on peut le consta­ter en de mul­tiples endroits en Alle­magne, quand la popu­la­tion vieillit, l’immobilier perd de la valeur, les banques n’accordent plus de cré­dits et des contrées entières tombent pro­gres­si­ve­ment dans l’abandon. Para­doxe le plus visible de la dimi­nu­tion de la popu­la­tion en âge de tra­vailler : contrai­re­ment à l’opinion com­mune, elle entraîne une aug­men­ta­tion du chô­mage. Sans enfants cor­rec­te­ment for­més, pas d’avenir ! C’est aus­si simple que cela.

De quelles illu­sions fau­drait-il selon vous se débar­ras­ser en prio­ri­té ?
La déci­sion de loin la plus impor­tante est le rejet de l’illusion ambiante concer­nant les retraites. L’idée qu’on pour­rait s’acheter une sécu­ri­té pour l’avenir en ver­sant une contri­bu­tion finan­cière est tout aus­si répan­due qu’absurde. Car ce sont les enfants seuls qui peuvent garan­tir la sécu­ri­té éco­no­mique et sociale de l’avenir. Il faut que les gens com­prennent que l’avenir réside dans les enfants. Sans eux, il dis­pa­raît. Si aujourd’hui la jeune géné­ra­tion va mal, on peut dif­fi­ci­le­ment ima­gi­ner qu’elle se trouve mieux demain. L’idée qu’on ne serait res­pon­sable que pour soi-même et non de sa des­cen­dance fait de l’individu la mesure de toute chose et conduit à un indi­vi­dua­lisme extrême, dont l’essence est fon­da­men­ta­le­ment impré­gnée d’une irres­pon­sa­bi­li­té et d’une absence d’égard pour autrui, toute idée de valeur uni­ver­selle étant lais­sée de côté. Nous devons pour­tant nous com­prendre comme une grande famille sociale et mettre en avant cette idée qui devrait aller de soi : que l’assurance vieillesse dépend avant tout de l’éducation don­née aux enfants.
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