Les nouvelles églises « contemporaines », ou l’insignifiance
A l’intérieur d’une église, il conviendrait de pouvoir différencier les lieux ayant des fonctions différentes, et notamment le chœur, qui est encore appelé « sanctuaire » en anglais. Il serait tout aussi bon que, pour des raisons d’élégance plus que d’explicitation des symboles, des laïcs cléricalisés ne courent pas en liberté dans cette partie de l’église.
A l’extérieur, on pourrait rétablir des symboles forts comme le quadriportique ou le narthex. Qui entre doit être convaincu qu’il pénètre dans un lieu qui participe à la dignité de la Jérusalem céleste. Il entre en quelque sorte au paradis. L’inscription « Terribilis est locus iste », qui apparaissait sur la façade de nombreuses églises du passé, est plus que justifiée. Elle évoque le chapitre 28 de la Genèse où l’on raconte comment Jacob, s’arrêtant dans la cité de Beth-El (en hébreu : Demeure de Dieu) afin de s’y reposer, eut en songe la vision d’un escalier qui montait de la terre au ciel. A son réveil, il érigea à cet endroit une stèle qu’il consacra par ces mots : « Ce lieu est redoutable, c’est la maison de Dieu et la porte du ciel ».
En face de la Madone Odigitria [la Vierge qui montre la voie], actuellement au musée diocésain de Monreale, les visiteurs de confession orthodoxe s’émeuvent profondément. Et ils s’arrêtent afin de prier. Ils ne comprennent pas ce que fait dans un musée cette icône byzantine donnée par Guillaume II afin d’être vénérée par les fidèles à l’intérieur de la cathédrale. D’ailleurs, l’architecture des églises orthodoxes suit des formes canoniques, hors du temps, profondément mystiques.
Dans l’art occidental, en sa belle saison du Moyen Age, grâce aussi à la révolution franciscaine ((. Cf. Rodolfo Papa, « La prospettiva dello spirito », Arte Dossier, 258, 2009, pp. 68–73.)) , les saints ont quitté le fond doré des icônes pour faire irruption dans les paysages de la vie quotidienne des hommes. Mais cela ne s’est pas fait au nom d’une forme plus ou moins voilée de mondanité. Les traces laissées par la deuxième Personne de la Trinité sur la route des hommes ont rendu nécessaire de raconter les grandes œuvres de Dieu sur la terre d’une manière proche et accessible aux contemporains de l’artiste. Le parcours de la créativité, de Cimabue au Caravage, ne pouvait être plus prolixe et riche en chefs‑d’œuvre de l’art sacré.
La proximité que ces artistes ont réussi à représenter à travers les événements de l’histoire du salut et de leurs clients d’alors est justifiée par le fait que l’incarnation du Fils de Dieu le rend contemporain, en quelque sorte, de chaque homme et de chaque époque. Elle dévoile à l’homme la nature même de l’homme. Cette proximité ne doit pas être confondue avec celle que recherchent les artistes contemporains qui engloutissent l’image dans l’immanence de la pensée post-cartésienne. Il n’en était pas ainsi par le passé. L’image, même quand elle n’était pas une icône, restait toujours, grâce à l’adresse du génie de son auteur, une fenêtre ouverte sur le transcendant, et non la photographie d’une apparence.
L’aspect sacramentel
Aujourd’hui, même les peintres et les sculpteurs figuratifs – qui sont nombreux et de qualité – éprouvent des difficultés. Après des décennies de marginalisation, des maîtres qui pouvaient transmettre à leurs élèves l’idéalisation du corps humain et de sa capacité à manifester l’âme, les racines de cet art figuratif se perdent dans une terre aigre, empoisonnée ((. La chose est fréquemment évoquée dans la revue Il Covile, notamment par Gabriella Rouf.)) . Il n’est pas facile de retrouver le chemin de la représentation de la réalité sans tomber dans la bande dessinée ou dans l’hyperréalisme.
En ce qui concerne l’architecture, la question du sacré a été abordée par l’architecte Schloeder ((. Giovanni Ricciardi, « Lo spazio dell’incarnazione, I documenti conciliari nel commento di Steven J. Schloeder », Studi Cattolici, n. 551, janvier 2007, pp. 43–46. Schloeder est l’auteur d’Architettura del Corpo Mistico. Progettare chiese secondo il Concilio Vaticano II, L’Epos, Palerme, 2005.)) , lequel remarque avec justesse que les édifices du passé possèdent quelque chose qui fait d’eux, sans équivoque possible, des églises. Même lorsqu’ils sont déconsacrés, ces édifices conservent un aspect qui transmet le sens des célébrations pour lesquelles ils ont été construits.
On peut faire de l’ironie facile à propos de cette réalité, en arguant de la paresse mentale de l’être humain qui ne se libérerait qu’avec peine des modèles dépassés et du patrimoine de l’imaginaire collectif.
Mais l’affaire est sérieuse. Les églises anciennes restent pour toujours des églises ; les églises modernes arborent des architectures qui ne semblent pas du tout faites pour la célébration des sacrements et, si elles étaient utilisées à d’autres fins (salle de conférence, bibliothèque, commerce, garage ou piscine), on en serait beaucoup plus convaincu.
Schloeder retient qu’il existe un langage « sacramentel » dans l’architecture catholique. De la même manière que l’Eglise est le sacrement universel du salut, signe visible et instrument de la réconciliation et de la communion de toute l’humanité avec Dieu, l’église-édifice est le signe visible des mystères que l’on y célèbre par les sacrements. Un défi urgent pour l’architecture est justement celui-ci : repérer les éléments de la grammaire « sacramentelle » afin de les appliquer à la conceptualisation des églises contemporaines. Il serait temps de s’appliquer à cette recherche plutôt que de continuer à demander aux archistars, ces gourous de l’architecture les plus adulés, comment appliquer leurs critères (discutables jusque dans le cas des constructions civiles) à l’art sacré.
L’ère du Verseau
Bien que le ciel soit caché par une épaisse couche de nuages, dans cette nuit noire de l’architecture, il y en a qui s’amusent avec des théories sophistiquées sur les conséquences de la position de la Terre par rapport aux constellations ((. Cf. Ciro Lomonte, « Nuove chiese : la notte dell’acquario », Studi Cattolici, n. 467, janvier 2000, p. 33–38.)) . Pourtant, on ne sait même pas où se trouve le Soleil. D’après certains, la fin du monde aurait dû avoir lieu en décembre 2012. Selon d’autres, nous serions déjà passés de l’Ere des Poissons à l’Ere du Verseau. Quant à la date exacte de l’avènement de celle-ci, les avis sont partagés. En fonction des auteurs, cette dernière a commencé dans les années 1960, ou bien en 2012, ou elle ne commencera que vers 2600… D’après Rudolf Steiner, fondateur de l’anthroposophie, il faudrait attendre jusqu’en 3573, bien que les effets de ce changement prochain (principalement produits par l’attente) commenceraient déjà dans les années 2020–30.
L’Age du Verseau serait l’une des douze époques, ou éons, qui servent à plusieurs croyances ésotériques pour diviser l’histoire de l’humanité. Parmi ses différents théoriciens, Steiner est l’un des premiers à en avoir dressé les caractéristiques. En partant de l’observation d’un phénomène astronomique réel (la précession des équinoxes), il fait l’hypothèse que chaque ère reflète les caractéristiques de la constellation dont elle fait partie et les manifeste sur la Terre dans les domaines social, économique, politique, culturel et comportemental. Parmi les principales caractéristiques de l’Ere du Verseau (ou New Age), il y aurait la solidarité, la démocratie, la fraternité, le recherche d’un mode de vie respectueux de l’environnement, l’humanitarisme, la tolérance des idées, le développement de nouvelles technologies (les progrès du PC et, plus encore, de l’Internet) qui favoriseraient le développement de la démocratie. De la sorte, l’ouverture mentale et la destruction des préjugés répondraient à la faillite des vieux schémas sociaux ou religieux (l’Ere des Poissons était celle de Jésus-Christ dont l’un des symboles, issu d’un acronyme, est justement un poisson) ainsi que des traditions culturelles intolérantes et contraignantes pour la liberté de choix de l’individu. Seraient également typiques de l’Ere du Verseau la recherche de médecines alternatives, l’homéopathie, les disciplines orientales et le recours à la méditation comme recherche intérieure de soi et comme rébellion, comprise comme anticonformisme et recherche du nouveau pour le nouveau.
A la base de ces croyances, nous trouvons la Société théosophique créée par madame Blavatsky, et l’anthroposophie de Rudolf Steiner. Dornach, village voisin de Bâle dans lequel Steiner construisit le Goetheanum, fut la Mecque de nombreux protagonistes du virage spiritualiste dans l’art. C’est aujourd’hui encore un lieu de pèlerinages prisés.
Beaucoup ont du mal à voir que quelques mouvements initiatiques de type orphique ont influencé le XXe siècle. Plus précisément, les avant-gardes du début de siècle naquirent toutes avec des œuvres d’artistes ayant eu des contacts directs avec la Société théosophique et l’anthroposophie, ou du moins qui y adhérèrent. Les théories artistiques elles-mêmes, comme l’abstraction en peinture et en sculpture ou le rationalisme en architecture, eurent dans ces milieux un terrain fertile. Les artistes considéraient l’art comme une nouvelle religion, spiritualiste, et ils pensaient être les prêtres de cette religion. Leur approche iconoclaste était une conséquence logique de ces prémisses ((. Ciro Lomonte, « Ripartire da zero ? Perché i linguaggi dell’architettura moderna non sono adatti alla liturgia », publié dans un livre trilingue placé sous la direction de Heidemarie Seblatnig, Hetzendorf und der Ikonoklasmus in der zweiten Hälfte des 20. Jahrhunderts, Facultas Verlags-und Buchhandels AG, Vienne, 2010. )) .
L’Ere du Verseau, pour l’art, commença à l’aube du XXe siècle. C’est vers 1908, au déclin de l’Art Nouveau, qui avait lui aussi de solides racines alchimiques mais encore trop empreinte d’un panthéisme plein d’optimisme envers la nature, un mépris tout spiritualiste s’affirmera désormais à l’égard du monde matériel.
L’obstination à recourir dans les églises à l’art moderne et aux langages de l’architecture de ces cent dernières années semble négliger le fait que l’art sacré catholique a besoin d’un « système d’art » qui lui soit propre, partageant la vision catholique du monde ((. Ce concept très bien expliqué par Rodolfo Papa : « Par l’expression « système artistique », je veux désigner l’ensemble des principes et règles qui sous-tendent un système de signes, en les articulant avec leur signification », Rodolfo Papa, Discorsi sull’arte sacra, Cantagalli, Sienne, 2012, p. 94.)) . Ce n’est pas une question de style. La pensée chrétienne en a produit plusieurs, même s’il faudrait encore s’entendre sur le concept de style. Quel que soit le « système d’art » des avant-gardes, celui-ci n’est pas catholique en ses origines et il demeure une application persuasive de la théosophie, de l’anthroposophie et, de manière générale, de la Weltanschauung gnostique et néopaïenne.
Les principes du « système artistique chrétien » se comptent au nombre de quatre : figuratif, narratif, universel et beau. Rodolfo Papa souligne que ce n’est pas un hasard si ces concepts sont présents dans le paragraphe 167 d’Evangelii Gaudium du pape François, document dans lequel est très justement cité, dans la note 130, le n. 6 d’Inter mirifica, le décret sur les moyens de communication sociale du concile Vatican II.
Quelques lueurs dans la nuit
Dans l’épaisse obscurité qui enveloppe l’art sacré de notre époque, il y a quelques signes d’espérance, issus d’initiatives dont on ne sait cependant pas combien de temps il faudra pour qu’elles produisent des changements radicaux. L’une de ces raisons d’espérer est le master en « Architecture, Arts sacrés et Liturgie » né en 2007 grâce à l’initiative de la Commission pontificale pour le Patrimoine culturel de l’Eglise et aujourd’hui placé sous le patronage de la Congrégation pour le Culte divin. Jusqu’à présent, ce cursus a été dispensé par l’Université européenne de Rome. Au cours de ces dernières années, des centaines d’architectes, de peintres, de sculpteurs et de responsables des Instituts d’Art sacré du monde entier ont fréquenté ce master. On peut en espérer que fleurisse une nouvelle génération d’experts en arts sacrés, lesquels, sur la base d’une connaissance approfondie du « système artistique chrétien », pourront commencer à produire des œuvres belles et véritablement en adéquation avec les fins recherchées.
Cela n’est toutefois pas évident. Un master 2 est un parcours didactique trop tardif pour certains, quand déjà une formation universitaire a laissé des marques indélébiles. Etant donné le climat idéologique de la nouvelle religion de l’art qui imprègne les Académies des Beaux-Arts et les cours de licence en architecture, les étudiants sont incités dès la première année universitaire – quand ils ont entre dix-huit et dix-neuf ans – à oublier l’usage du bon sens. Ils sont obligés de pénétrer dans le monde virtuel de leurs enseignants et de s’adapter à leur volonté de créer des œuvres qui soient les plus éloignées possible de la réalité ((. Cf. Roger Scruton, La bellezza. Ragione ed esperienza estetica, Vita e Pensiero, Milan, 2011. Le formidable documentaire Why beauty matters, diffusé par la BBC le 28 novembre 2009, est également une œuvre de ce philosophe britannique.)) .
C’est pour cette raison que l’ouverture des classes de la Sacred Art School de Florence en 2013 s’est avérée extrêmement importante. Cette école est née avec le style des ateliers de la Renaissance. On y prend des cours de peinture, de sculpture, d’ébénisterie, d’orfèvrerie, de tissage. L’un des fondements théoriques des cours est la théologie du corps de Jean-Paul II. Une autre initiative méritant d’être mentionnée est le master 2 en « Histoire et Techniques de l’Orfèvrerie » ouvert en 2011 par l’université de Palerme en collaboration avec Arces qui avait déjà fondé sa propre Ecole d’orfèvrerie en 1995. Trente-trois étudiants ont été formés dans les deux premières promotions du master. Ils ont acquis une solide formation interdisciplinaire quant à l’expertise, au catalogage et à la restauration des produits d’orfèvrerie manufacturés ((. Cf. Sogni d’oro. Criticità ed eccellenze nella Sicilia post industriale, sous la direction de Guido Santoro, Arces, Palerme, 2014.)) .
On voit plus que jamais la nécessité d’une Ecole supérieure d’Art et d’Artisanat, de haut niveau. Il faudrait un nouveau Bauhaus. Ce dernier, créé à Weimar en 1919, avait pour base une méthode didactique très efficace. Hélas, les diverses disciplines s’appuyaient sur des principes théoriques que l’on peut résumer par l’expression « repartir de zéro », ce qui a eu pour résultat d’éliminer la tradition du savoir-faire, l’habileté des artisans, hors du champ de la production artistique, de donner vie à un design minimaliste et de transformer l’architecture même en design.
Mais l’on pourrait de nouveau proposer aujourd’hui une méthode semblable, en l’améliorant grâce à des fondements théoriques puisant dans la sagesse artisanale de toutes les époques. L’art sacré renaîtra sur la base d’un lien renouvelé entre une vision profonde et chrétienne du monde, et une passion ardente pour l’habileté manuelle et l’usage scrupuleux des différentes techniques à disposition, y compris les plus innovantes.