Le père Serafino Maria Lanzetta, membre de la congrégation des franciscains de l’Immaculée ((. Congrégation aujourd’hui soumise à une opération de démantèlement particulièrement choquante en ces temps de miséricorde proclamée. Cf. entre autres Andrea Sandri, « L’affaire des franciscains de l’Immaculée. Une initiative italienne », dans le n. 123 de Catholica (printemps 2014), pp. 71–74.)) , docteur en théologie, enseigne à la faculté théologique de Lugano (Suisse). Il vient de publier sa thèse d’habilitation, Il Vaticano II, un concilio pastorale. Ermeneutica delle dottrine conciliari ((. Cantagalli, Sienne, avril 2014, 490 p., 25 €. )) . Nous avons précédemment interrogé un autre théologien, Mgr Florian Kolfhaus, à propos du caractère très différencié des textes conciliaires ((. « Vatican II fut-il un bloc ? », Catholica n. 124 (été 2014), pp. 69–77. )) , marque parmi d’autres du caractère atypique des travaux issus des quatre sessions romaines de 1962 à 1965.
Le P. Lanzetta s’intéresse aussi à ce thème, mais concentre sa réflexion sur la notion de « pastoralité », expression polysémique riche d’effets induits, et notion clé pour suivre les échanges et prises de position attendus du synode romain sur la famille. L’entretien qu’il nous accorde ici devrait aider à faire comprendre l’importance méthodologique de cette question et attirer l’attention sur bien des impasses actuelles.
Catholica — Le concile Vatican II pose avant tout un problème épistémologique, plus encore que théologique. Et même, à proprement parler, il pose un problème qui, en tant que théologique, est en même temps nécessairement épistémologique : s’agit-il d’interpréter les documents, ou bien simplement de les comprendre ? L’interprétation elle-même est en effet un problème, que ce soit dans la perspective moderne constructiviste, ou dans celle de la postmodernité déconstructiviste. Plutôt qu’une solution, toute interprétation devient elle-même un problème au sein d’un problème. Que pensez-vous sur ce sujet, à la lumière de ce que vous avez étudié ?
P. Serafino Maria Lanzetta — L’herméneutique, c’est-à-dire l’interprétation d’un texte – dans notre cas, celle d’un texte magistériel – n’est jamais la solution d’un problème, mais seulement l’instrument pour arriver à la solution, renvoyant à un fondement qui précède l’interprétation et le sort même du texte : ce fondement est la foi de l’Eglise, le développement organique de sa doctrine. A mon avis le problème est double. Tout d’abord, il faut se rendre compte qu’il y a un problème d’interprétation des textes du concile Vatican II. Ces textes – comme n’importe quels autres – sont objet d’une double interprétation selon la méthode adoptée : celle de la discontinuité ou de la rupture, et celle de la continuité dans la réforme, comme l’appelait le pape Benoît XVI. En d’autres termes, le choix de l’approche herméneutique dépend de notre conception préalable de l’Eglise. Celle-ci est-elle une permanente synodalité qui prend conscience d’elle-même au cours de l’histoire par le biais de la convocation extraordinaire d’un concile, ou bien un mystère qui précède le temps et s’incarne dans l’histoire pour ensuite la dépasser dans l’éternité ? D’un point de vue théologique, il s’agit de donner à l’herméneutique, qui en elle-même est née dans un contexte existentialiste et postmétaphysique, un fondement objectif dans le mystère que l’on veut étudier : dans le cas présent, un concile en relation avec l’Eglise. Sans cela le risque existe de transformer la méthode en solution, dans une interprétation interminable et partisane. Une fois précisée l’approche fondamentale de la méthode herméneutique, thème typique de la modernité, on peut éclairer ensuite une autre problématique. Il ne suffit pas, en effet, de mettre au clair l’approche herméneutique et de choisir celle qui s’accorde avec le sujet, mais il est également nécessaire d’en arriver au texte lui-même, aux textes conciliaires donc, en suivant la méthode herméneutique retenue. Autrement dit, il ne suffit pas d’opter pour l’herméneutique de la continuité dans la réforme pour dire que le problème des textes de Vatican II est résolu – étant admis qu’il soit reconnu comme tel au point de vue épistémologique –, il faut ensuite l’appliquer de manière à faire voir la continuité, à la démontrer, ou mieux, à la montrer. Si la méthode, l’approche, était elle-même la solution et non le point de départ, il suffirait d’énoncer le problème pour le résoudre. Pour beaucoup, il en va ainsi, mais de fait on n’a pas encore affronté le problème. En réalité, si on lit attentivement le discours de Benoît XVI à la Curie romaine (22 décembre 2005), on voit comment le pontife, après avoir énoncé le principe herméneutique juste à l’encontre de celui erroné de la rupture, cherche aussitôt à l’appliquer en prenant l’exemple de la liberté religieuse. Il souligne l’immuabilité des principes tandis que les formes historiques qui les portent sont sujettes par elles-mêmes au changement : donc continuité dans les principes et mutabilité ou discontinuité dans les formes historiques. Le problème, au jugement même de Benoît XVI, est d’arriver à coordonner continuité et discontinuité, qui se présentent simultanément quoique à des niveaux différents. Aujourd’hui la situation des années 1960–70 en Occident est déjà fortement changée. A une grande confiance dans l’ouverture et la tolérance envers l’exercice de la liberté religieuse s’est substituée une impressionnante agression relativiste qui devrait solliciter le théologien, qui devrait faire apparaître de nouvelles possibilités pour un exercice correct de la liberté religieuse au for externe, mettant beaucoup plus l’accent sur la vérité de Dieu que sur la seule possibilité de choisir dans la variété du panorama religieux. Mais cela est un autre sujet. Revenons au problème de la méthode. Il s’agit d’interpréter les documents et de les lire à la lumière de la foi de l’Eglise, qui est le véritable critère clé à partir duquel il faut partir et le fondement auquel ramener toute interprétation théologique. J’ai dit qu’il ne suffisait pas d’énoncer le critère herméneutique que l’on adopte pour avoir la solution. Cela vaut tant lorsqu’on utilise un critère incorrect comme celui de la discontinuité fondamentale et de la rupture que quand on suit celui, correct, de la continuité. Prenons un exemple. Partons d’un élément doctrinal contenu dans le décret sur l’œcuménisme Unitatis redintegratio, n. 11, sur ce qu’on appelle la « hiérarchie des vérités ». Qu’est-ce que cela signifie ? Dans sa formulation, ce principe est quelque chose de nouveau et de typique de Vatican II. Il faut certainement interpréter correctement cet énoncé, qui à son tour sert de critère d’interprétation du donné révélé. Cela signifie-t-il qu’il existe des vérités hiérarchiquement subordonnées parce que moins révélées que d’autres, ou moins obligatoires que d’autres parce que moins importantes ? Non, certainement pas, mais cela veut dire que dans la présentation des vérités révélées (définies ou non par l’Eglise) toutes ne jouissent pas de la même relation avec le fondement de la Révélation. Par exemple, l’Immaculée Conception de Marie est liée à la Révélation de Dieu par la vérité du péché originel et de la Rédemption universelle du Christ. Mais personne ne se hasarderait à dire qu’elle est moins importante ou moins révélée que la vérité de la Rédemption universelle. La hiérarchie des vérités est donc à lire dans l’optique de l’analogie des vérités et non de la subordination de telle vérité à telle autre, au point de favoriser leur congélation pastorale temporaire ou définitive. C’est pourquoi, en utilisant le critère herméneutique de la continuité du Concile avec toute la foi de l’Eglise, l’unique moyen de comprendre cette « hiérarchie des vérités » est l’analogia fidei ((. L’analogie de la foi, c’est-à-dire la compréhension de chaque partie en cohérence avec l’ensemble des vérités de la foi. [ndlr] )) , et non l’inverse, comme font quelques théologiens qui veulent que la praxis précède la théorie, que le dialogue œcuménique prévale sur la vérité de l’Eglise une et unique, l’unité des disciples du Christ, invoquée par le Seigneur lui-même, étant alors aujourd’hui plus impérative que l’unité constituée par le Christ. Le principe herméneutique peut donc constituer un problème. L’unique façon de l’employer correctement est de se laisser guider par ce que l’Eglise a toujours cru et vécu. En un mot, l’unique principe correct d’interprétation de Vatican II est la Tradition ininterrompue de l’Eglise, laquelle nous prévient aussi d’un autre risque : celui de ramener l’ensemble de Vatican II à un problème herméneutique, à une adaptation plus ou moins réussie à la modernité qui fait de l’interprétation le problème fondamental, faisant oublier ainsi le vrai motif pour lequel un concile est convoqué dans l’Eglise. A cinquante ans de la dernière assise œcuménique, il est temps désormais de faire place à la foi plus qu’à la seule interprétation de Vatican II.
De la lecture des documents de Vatican II il ressort nettement que c’est le Concile lui-même qui pose le problème du Concile. Il suffirait de renvoyer à la première note du préambule de Gaudium et spes pour s’en rendre compte. Le Concile lui-même a besoin d’explications : le cas de la Nota explicativa praevia ((. Note explicative préliminaire introduite d’autorité par Paul VI pour éviter de tirer du texte du chapitre III de Lumen gentium une interprétation trop large de la collégialité épiscopale. [ndlr])) est emblématique. Les textes conciliaires mettent en évidence, objectivement, les questions qu’ils ouvrent. Le rappeler signifie simplement prendre au sérieux les documents. Interdire la discussion (sur la base d’un obsequium, un religieux respect mal compris, fruit implicite d’une conception irrationaliste du pouvoir) ne contribue certainement pas à clarifier les choses. L’interdiction de poser des questions – comme l’a rappelé Eric Voegelin – est le propre des idéologies d’origine gnostique. Cela est très différent de l’intelligence théologique authentique, toujours disponible par elle-même à affronter questions et discussions. A quel point, selon vous, se situe l’approfondissement des problèmes ainsi posés ?
Le problème herméneutique du concile Vatican II n’apparaît pas seulement après, au cours de la phase de réception du magistère conciliaire, mais bien déjà dans le cours même des sessions. Il est très surprenant de voir comment le thème de la pastoralité du Concile, présenté parfois comme aggiornamento (un terme jamais utilisé dans les discours des pontifes au Concile, mais utilisé par Jean XXIII en référence au Code de droit canon, dans son discours d’indiction du Synode romain et par suite, du dernier concile), a pu constituer une clé permettant de passer des schémas préparés en vue de la discussion conciliaire aux nouveaux schémas nés – ce qui paraissait légitime – de la discussion conciliaire mais surtout des disputes théologiques aiguës entre experts. Par exemple, le schéma préparatoire De fontibus Revelationis, au jugement de beaucoup, fut éliminé comme peu « pastoral » et de plus ne répondant pas aux intentions de Jean XXIII dans son discours d’ouverture Gaudet mater Ecclesia. Ce procédé fut repris comme un leitmotiv dans les discussions. Le problème était cependant d’établir ce que l’on voulait dire par « pastoral », et si effectivement Jean XXIII voulait opposer ce terme (compris qui plus est dans un sens nouveau) à la manière de procéder des conciles œcuméniques antérieurs. Tel fut le problème soulevé de temps à autre dans l’assemblée par les orateurs, surtout à propos des schémas les plus importants, notamment celui sur l’Eglise, et qui requéraient une interprétation de la pensée du pape. Ce qui par la suite conduira à interpréter la pensée du Concile lui-même. Et de fait, c’est surtout cette façon de prendre en considération la pastoralité, en relation avec le discours d’ouverture, qui orientera la majorité conciliaire et donc les votes. Voilà pourquoi il faut se demander ce que, dans l’esprit du Concile, signifie la pastoralité. Je ne me place pas dans le sillage de Christoph Theobald dans le milieu français, de Hanjo Sauer dans le milieu germanique ni de Giuseppe Ruggieri en Italie, qui font de la pastoralité même un principe herméneutique de Vatican II et lisent l’ensemble du discours conciliaire à sa lumière, mais je vois en revanche la pastoralité comme le problème à résoudre, en indiquant ce que je pense être l’unique voie vers une solution, c’est-à-dire la classique distinction entre dogmatique et pastorale. Cette dernière tire sa raison d’être du dogme de la foi et de l’Eglise une et indivise (pour agir, il faut d’abord être), toujours capable, en même temps, de solliciter de nouveaux approfondissements et éclaircissements en raison des défis que nous rencontrons. La pastorale ne peut pas devenir le motif herméneutique du tournant conciliaire en direction d’une nouvelle Eglise, et donc vers une doctrine plus faible adaptée aux diverses situations, tout simplement parce que la pastoralité est en elle-même mutable car liée au temps et aux situations concrètes, alors que la foi, conservée et annoncée par l’Eglise, précède le temps, l’illumine et le rachète. Il me semble que c’est là une question très actuelle et ouverte pour la théologie : être capable de reprendre, en raison des temps nouveaux, cet antique et harmonieux binôme, qui tient que la doctrine est pour la pastorale, et la pastorale pour le salut des gens ; en définitive il s’agit de placer dans leur ordre circulaire juste et sage la foi et la charité, la raison et l’amour. L’intérêt historique et théologique est croissant pour vouloir comprendre plus à fond comment les choses se sont réellement passées. Et cela est sans aucun doute louable. Au cours des dernières années, des ouvrages très utiles ont été réalisés sur le thème de l’herméneutique de Vatican II et surtout sur une thématique préalable à toute éventuelle enquête théologique : la clarification de la distinction des éléments de l’enseignement conciliaire selon la hiérarchie des documents. Une constitution dogmatique n’est pas un décret ou une déclaration. Il a été plusieurs fois précisé que les piliers de tout le magistère de Vatican II sont les deux constitutions dogmatiques, Lumen gentium sur l’Eglise, et celle sur la Révélation, Dei Verbum ; puis viennent la constitution Sacrosanctum concilium sur la liturgie et la constitution pastorale Gaudium et spes. Ces quatre constitutions, comme on le voit déjà, ont une portée doctrinale différente : Gaudium et spes ne relève pas stricto sensu de la doctrine, du moins dans sa totalité, à la différence de Lumen gentium. Elle présuppose plutôt des principes doctrinaux : elle est une parole de l’Eglise s’adressant au monde, afin d’exposer la façon dont elle entend sa présence dans le panorama contemporain – d’alors, car aujourd’hui il est déjà changé. Cela fait surgir les premières difficultés, ce qu’indique la première note que vous avez rappelée, sur le texte de la constitution pastorale. Il est déjà difficile en soi d’accoler les deux termes qui définissent ce document, « constitution », et « pastorale ». Evidemment, le Concile adopte alors un mode d’enseignement nouveau, qui doit ensuite nécessairement être pris en considération par une herméneutique proportionnée. Si de plus on observe les deux constitutions dogmatiques, on se rend compte qu’à l’intérieur de chacune se trouvent plusieurs niveaux d’enseignement, même si l’on tient compte du fait suivant : la teneur générale de l’enseignement est solennel/extraordinaire ou suprême du point de vue de son sujet (un concile œcuménique) et authentique/ordinaire quant à la matière enseignée, déduisant cela de son exposé initial ou de sa reprise ultérieure, et de la manière selon laquelle elle est exposée. Si l’on veut comprendre le concile Vatican II, il faut souvent faire des distinctions et ne pas ramener tout à une réalité unique.
Il faut aussi prendre en compte un autre facteur pour aborder correctement les documents : souvent, une déclaration ou un décret reprend et approfondit les thèmes contenus dans les constitutions. Pensez par exemple au thème de l’œcuménisme et donc à la relation entre l’Eglise du Christ, l’Eglise catholique, et les autres communautés ou Eglises chrétiennes telle que l’approfondit Unitatis redintegratio par rapport à Lumen gentium. Cela veut aussi dire qu’une constitution dogmatique n’est pas un texte clos et définitif ; c’est un texte qui se laisse compléter dans son enseignement par un autre document de nature juridique inférieure ou par un thème développé ailleurs. Autre exemple, en sens inverse : celui du diaconat permanent, traité dans Lumen gentium et repris avec des accents nouveaux, mais aussi problématiques, dans le décret Ad gentes sur les missions (où l’on parle d’un « diaconat de fait » qui n’existe pas). Qu’est-ce que cela signifie du point de vue herméneutique ? Eh bien, que nous devons surtout être précautionneux dans la distinction entre la doctrine, la manière d’enseigner, et la nature du document qui l’enseigne, en tenant compte de la finalité du Concile presque toujours présente, la pastoralité. D’autres thèmes encore mériteraient un renouveau d’attention de la part de la théologie. J’essaie de le montrer dans mon travail. En étudiant Vatican II dans ses diverses phases, on constate un fait assez singulier. Tandis que dans les débats en assemblée, et surtout dans la Commission doctrinale, quelques doctrines beaucoup plus récentes du point de vue de l’approfondissement théologique et du parcours magistériel sont proposées – comme la collégialité épiscopale, le diaconat permanent marié, la sacramentalité de l’Eglise –, et cela avec un engagement notable des experts théologiques à l’attention des Pères, et ensuite enseignées, d’autres doctrines en revanche, bien plus anciennes dans leur développement dogmatique au point qu’il était souvent possible de les qualifier de « communes » – le thème des limbes, la création, la question piège de l’évolutionnisme, l’appartenance à l’Eglise (comment lui appartient-on de manière parfaite, ou pleine ?) en relation avec le rapport entre mystère invisible ou Corps mystique du Christ et société visible et hiérarchique, ou corps social et historique – ces autres doctrines, donc, ont été délaissées parce que considérées comme encore insuffisamment mûres et à renvoyer à la discussion théologique. Poser des questions est le propre de toute science. La théologie, qui est une science de la foi, doit donc être capable de soulever des questions, non certes pour faire sienne la méthode cartésienne et vouloir démontrer la foi en la mettant en discussion, mais pour rendre clairs à la raison, dans la mesure du possible, ses propres énoncés et favoriser ainsi le développement de l’intellectus fidei : lire la foi de l’intérieur, et pour ainsi dire entrer en elle. Ce qui importe cependant, ce n’est pas de poser des questions, mais de poser des questions justes. De mon côté c’est ce que je souhaite avoir fait dans mon dernier travail, dans lequel j’ai cherché à formuler les interrogations qui, à mon avis, demeurent encore non résolues mais qui revêtent une importance spéciale en raison de leur objet.
Comme vous venez de le rappeler, depuis le moment de sa convocation, le concile Vatican II a été voulu pastoral, et donc ni dogmatique ni disciplinaire. Cela annonçait une méthode et une pratique prédéterminées venant structurer les documents ultérieurs. La méthode était donc posée, et le contenu à identifier. A cause de cela précisément émerge le primat de la pastoralité, que ce soit dans les intentions, la manière d’exposer, le langage. En ce sens, il est indéniable que la pastoralité crée un problème plus qu’elle n’apporte une solution. A propos de Vatican II que vous étudiez dans votre dernier livre, vous parlez d’une « épiphanie pastorale ». Quelles réflexions pouvez-vous en tirer ?
Comme je l’ai déjà dit, à mon avis, la pastoralité est le problème à résoudre dans le Concile, non pas au sens où elle est comme telle un problème, mais où l’on n’en a jamais trouvé une définition, que ce soit dans l’intention (la mens) du Concile, ne sachant pas s’il s’agit de son acception et de sa définition théologiques classiques, ou bien dans une autre acception conforme à l’idée de quelques experts conciliaires influents ; et donc en définitive, la pastoralité se prête à l’exercice de fonctions diverses et parfois, ou même souvent, en dehors de son domaine. Ainsi au nom de la pastoralité, on écarte les discussions, on planifie souvent le programme du magistère extraordinaire du concile, on choisit quelle doctrine est la plus importante à exposer, même si, comme je le disais, son âge théologique est des plus jeunes, tandis qu’on laisse encore en débat d’autres doctrines bien plus établies dans le temps. Un autre facteur surprend : la pastoralité est souvent présentée comme un effort œcuménique du Concile, mais cet effort est quasi exclusivement dirigé à sens unique vers les protestants. Et les orthodoxes d’Orient ? Tel Père s’en attristait, voyant dans ce choix pastoral plus une blessure à l’unité qu’un nouvel encouragement. Pourquoi, par exemple, y eut-il une très longue recherche sur la Traditio constitutiva de l’Eglise, qui a duré des années, en vue de lisser le ton, alors que le thème est central et vital pour l’orthodoxie, surtout en matière liturgique ? Je considère en outre que le problème clé est le suivant : on ne saurait faire de l’objet de l’étude –comment comprendre le sens nouveau de la pastoralité conciliaire – l’instrument herméneutique d’examen du problème. Encore une fois, le problème ne peut se transformer en méthode, comme cela se passe hélas dans beaucoup d’herméneutiques. J’aime donner un exemple concret pour permettre de se rendre compte de la méthode singulière utilisée par les Pères conciliaires, et avant eux, les théologiens, pour mettre en œuvre la pastoralité, censée indiquée par Jean XXIII comme une modalité nouvelle d’exposition de l’ensemble du corpus magistériel. Je choisis la définition donnée par un Père conciliaire et par un expert de la Commission doctrinale du Concile. Le Maître général des dominicains, le P. Aniceto Fernández, présent dans l’aula en qualité de Père, au cours d’une intervention orale définissait ainsi la pastorale : « 1. Le mot « pastoral » est un adjectif. Il ne peut se comprendre ni s’expliquer sans être ordonné à un substantif. Le substantif admet un double cas, et on ne peut pas prendre l’un pour l’autre ; a) ou bien le substantif est le pâturage ou la nourriture ; b) ou bien le substantif est la manière d’administrer la nourriture et le pâturage. Le Concile en effet défend la vérité, propose la vérité. La vérité est claire, pénétrante, et c’est ce qu’on en attend. Le munus pastoral de chacun de nous se réfère principalement au substantif qui est la méthode. La doctrine conciliaire est celle des pasteurs, la nourriture saine à administrer à tous, attentifs aux conditions de lieu, de temps et de personnes. Rudement pour les rudes, sage pour les sages. […] Nous ne devons pas chercher un caractère pastoral qui s’obtienne au détriment de la vérité. Pour cela, entre deux formules, si l’une est plus pastorale mais moins claire et exacte, l’autre moins pastorale mais plus claire et exacte, sans aucun doute dans un concile il faut choisir la seconde. Dans la pratique pastorale, on choisit la première […] » ((. Acta Synodalia 1/3, p. 237.))
A cette idée de pastoralité, exprimée en continuité avec la vision constante de la théologie et du magistère, s’opposait celle d’Edward Schillebeeckx, théologiquement plus personnelle mais non moins influente, comme cela résulte des discussions au sein de la Commission doctrinale. Il écrit ainsi : « Le concile pastoral devient doctrinal précisément en raison de son caractère pastoral. La demande d’approfondissement doctrinal est pastorale » ((. « The pastoral council becomes doctrinal precisely on account of its pastoral character. Pastoral demands call for doctrinal deepening », in The Council notes of Edward Schillebeeckx 1962–1963, Peeters, Leuven, 2011, p. 37.)) . Ici, évidemment, la pastoralité du Concile, plus que nourriture destinée à nourrir les fidèles, devient « stratégie » pour faire fleurir la doctrine elle-même. Tous les experts ne partageaient pas cette vision, certes, mais les plus influents et les plus renommés, si. Voilà pourquoi il n’est pas facile d’identifier immédiatement et avec une certitude absolue ce que signifie la pastoralité à Vatican II. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi le mot « épiphanie » (manifestation, apparition) pour indiquer là où, selon moi, se manifeste cette facile composition de doctrine et de pastorale, c’est-à-dire une doctrine qui s’élabore petit à petit pour un motif pastoral, en vertu d’une raison qui n’est pas la présentation de la doctrine comme telle, mais celle de la doctrine d’une certaine manière, tenant compte de quelques requêtes externes, parmi lesquelles et de manière prépondérante, l’aspiration œcuménique. Pour s’en tenir à la définition du P. Fernández, le Concile accomplit déjà l’œuvre du pasteur, cette action de « traduction » qui sera ensuite assignée aux évêques et aux prêtres avec une prudence et une sollicitude toute pastorale. Je parle d’« épiphanie pastorale », par conséquent, parce que je cherche à faire voir comment la « fin principalement pastorale » du Concile, comme cela résulte plusieurs fois des réponses officielles ou du Secrétariat du Concile ou de la Commission doctrinale elle-même ((. Cf. Acta Synodalia II/6, p. 205 ; III/8, p. 10.)) , préside en quelque manière au développement magistériel de Vatican II et donc limite, outre l’enseignement lui-même, le mode sur lequel est présentée une doctrine, faisant qu’en principe Vatican II se place dans la catégorie du magistère ordinaire authentique. Le Concile était libre de le faire, mais normalement les conciles n’ont pas été convoqués pour commencer à enseigner de nouvelles doctrines, mais pour condamner les erreurs, pour définir des vérités de foi ou pour les enseigner de manière définitive et donc irréformable. Ici gît la différence entre Vatican I, par exemple, et Vatican II. Se rendre compte de cette différence est nécessaire, en prenant en compte le fait qu’elle se situe dans ce nouveau mixte entre pastoralité et doctrine. Je me propose cependant, avec cette interprétation, de protéger Vatican II d’un excessif enthousiasme qui pourrait finir par susciter à son tour sa propre réinterprétation, justement en raison des épiphanies pastorales, concluant que finalement et pour la première fois nous nous trouverions vraiment face à un concile pastoral ! En fait, tout en m’affrontant à ces épiphanies, et en vue d’appliquer une herméneutique réaliste, je m’en tiens à la traditionnelle distinction entre pastorale et dogmatique, voyant dans l’une les raisons de l’autre, mais subordonnant la pratique à la foi et au dogme. J’effectue la vérification de la pastoralité épiphanique du Concile fondamentalement dans trois domaines des doctrines conciliaires : 1) dans les intentions et l’élaboration de la doctrine sur le rapport entre l’Ecriture et la Tradition dans Dei Verbum ; 2) de même avec la doctrine sur l’Eglise dans Lumen gentium ; 3) dans les intentions des Pères et en conséquence dans la formation de la doctrine mariologique, au chapitre VIII de Lumen gentium. La formation du chapitre marial de la constitution sur l’Eglise est d’ailleurs emblématique d’un concile in fieri fondamentalement partagé sur l’interprétation de la signification pastorale et œcuménique à donner à son enseignement. La mariologie conciliaire, par ailleurs très riche et abondante, reflète néanmoins un problème qui était agité déjà dans le cours du Concile, au moment où, avec un écart de seulement quarante voix, le schéma marial a été incorporé à celui sur l’Eglise, avec tout ce que ce rattachement pouvait et devait signifier. Ce qui compte du point de vue magistériel, c’est la doctrine enseignée dans le document final, mais sa juste interprétation serait impossible sans aller à son élaboration et à l’esprit qui a animé les Pères. Vatican II est certainement un concile nouveau à divers égards, mais pas jusqu’au point de devoir transformer l’Eglise elle-même en un nouveau concile capable de susciter périodiquement l’enthousiasme au gré des divers moments de l’histoire.
Dans votre livre sur Vatican II, après avoir amplement traité du problème de l’enseignement conciliaire comme acte du magistère, vous vous concentrez sur la question de la position du Concile au sujet de la qualification théologique de ses propres énoncés. Depuis les décennies postconciliaires, on rencontre les thèses de ceux qui en ont fait un « superdogme » (pour reprendre l’expression de celui qui était alors le cardinal Ratzinger), ou le point de départ d’un « nouveau christianisme » au nom duquel tout ce qui précédait doit être rejeté. De manière très cohérente, non seulement le préconcile devait être dépassé par l’esprit du Concile, mais Vatican II devrait aller au-delà de lui-même, se prolongeant dans la praxis qui en révèle l’esprit jusqu’à l’épuiser (et l’évacuer) dans ce mouvement. De la même manière se sont présentés ceux que l’on pourrait appeler des « conservateurs », qui ont dogmatisé tous les textes du Concile et s’en sont faits les partisans jaloux et les défenseurs agressifs. Mais ainsi, paradoxalement, ils se voient démentis par les textes conciliaires eux-mêmes. Pouvez-vous nous indiquer quelles sont vos conclusions théologiques à ce propos ?
Il est particulièrement déconcertant de voir comment le concile Vatican II s’est trouvé « piégé », non sans contraintes intentionnelles, par les interprétations les plus variées, que l’on peut fondamentalement résumer à une surévaluation par rapport à tous les conciles précédents, voire à l’histoire de l’Eglise et à son mystère. Certes, si l’on part de l’idée qu’entre le premier et le troisième millénaire chrétien il y a comme un gap historique et conciliaire, alors Vatican II peut certainement servir à combler ce vide inopinément créé. Tous les conciles, certes, n’ont pas été dogmatiques comme l’ont été Trente ou Vatican I, mais assurément aucun concile n’a jamais été pastoralement dogmatique, ou dogmatiquement pastoral comme on le fait de temps en temps avec Vatican II, soit quand on en fait un nouveau commencement et une étoile polaire du magistère solennel et suprême de l’Eglise, soit lorsque pour protéger les doctrines nouvelles, on l’infaillibilise sans se rendre compte que le Concile lui-même ne l’a pas voulu. Ce qui cependant nous questionne profondément, c’est le pourquoi d’un tel acharnement sur Vatican II. Peut-être parce qu’il fallait qu’il représente un signe de ralliement pour un certain catholicisme se définissant rapidement lui-même comme postconciliaire ? Un « style » nouveau d’être Eglise et chrétien ? On ne se rend pas compte que cet effort se fait au détriment du Concile lui-même, réduit à un tournant majeur, à un « superdogme » qui relativise en réalité la foi et la morale. Il est intéressant de noter, en suivant le développement historique de l’idée de concile et de sa forme (voir à ce sujet le premier chapitre de mon livre) que ce qui définit en propre un concile n’est pas le concept juridique de représentation (un concile représenterait l’Eglise) ; les conciliaristes du XIVe siècle s’en étaient emparés pour subordonner le pape au concile. C’est plutôt l’exigence, déjà perceptible dans le premier concile œcuménique de Nicée, de défense de la foi et d’enseignement de la vérité comme don spirituel le plus élevé.
Le problème d’un concile n’a jamais été son infaillibilité, mais la nécessité d’enseigner la vérité. Même ceux qui voient Vatican II comme rupture avec la Tradition, à mon modeste avis, surévaluent le Concile, en dogmatisant chaque élément de sa doctrine, y compris ceux qui ne sont que des dispositions ou des enseignements « pastoraux » voulant répondre à des circonstances jugées nouvelles (que l’on se reporte à ce propos aux Acta synodalia). Si déjà quelques théologiens prétendent que fait défaut une base solide pour fonder, au for externe, la liberté religieuse sur l’instauration d’un Etat chrétien exerçant une « tolérance » pour l’exercice du culte des autres religions, combien plus sera vacillante une telle base quand on pose toutes les religions comme telles sur le même plan quant à l’exercice du culte dans la société civile, laissant aux laïcs la tâche d’annoncer l’Evangile à tous ! L’Etat n’aurait-il plus aucune obligation envers Dieu et la religio vera ? Je fais allusion à la liberté positive de religion, exercée au for externe, parce que c’est l’un des thèmes les plus brûlants ; la liberté religieuse négative (nul ne peut être contraint en conscience en matière de foi) est au contraire fermement établie bibliquement et traditionnellement claire. Mais c’est l’un des thèmes, peut-être le plus chaud, qui requiert une souplesse majeure. Il convient que le concile Vatican II soit lu et interprété pour ce qu’il fut, selon son intention et non selon un penchant (politique) personnel de la droite ou de la gauche ecclésiales, selon une sensibilité subjective conservatrice ou progressiste. Déjà en 1968 Dietrich von Hildebrand relevait que s’en tenir à une simple opposition entre conservatisme et progressisme était proprement stérile : l’important, c’est la vérité ou la tergiversation, la vérité ou le « château de cartes spirituel ». Dans ce but, j’ai voulu, sur la base des autres études publiées dans la même ligne, interroger le Concile comme tel, c’est-à-dire chercher à retrouver, pour autant que je l’ai pu et sauf jugement meilleur, l’intention (la mens) de Vatican II sur quelques doctrines clés.
Ce qui intéresse le théologien, c’est avant tout de comprendre, pour pouvoir procéder de manière sûre, le degré d’enseignement magistériel des doctrines qu’il a devant lui. C’est parce que cela n’est pas toujours évident qu’il faut mener une étude systématique des sources du Concile. Le degré de l’enseignement magistériel auquel correspond une note théologique ou une censure théologique – pour reprendre ce thème des notes et des censures si indispensables au discours théologique – selon lequel classer une doctrine nous permet d’approcher les textes conciliaires de manière sûre et, là où cela est nécessaire, parce qu’il s’agit de doctrines non encore définitivement enseignées, de pouvoir également faire quelques suggestions en vue d’un progrès organique du dogme, à la charge bien sûr du magistère de l’Eglise. En ce qui concerne les doctrines que j’ai examinées, qui sont parmi les plus importantes et significatives de tout l’appareil magistériel (Ecriture-Tradition, membres de l’Eglise-appartenance à l’Eglise, collégialité épiscopale, mystère de la Bienheureuse Vierge Marie au regard du Christ et de l’Eglise), je suis arrivé à la conclusion que nous sommes en présence de vérités auxquelles nous pouvons attribuer la note théologique suivante : « sententiae ad fidem pertinentes », c’est-à-dire des doctrines « sur lesquelles le magistère ne s’est pas encore prononcé définitivement, dont la négation pourrait conduire à mettre en péril d’autres vérités de foi et dont la vérité est garantie par leur lien intime avec la Révélation » ((. Il Vaticano II, un concilio pastorale… pp. 430–431.)) . Ces doctrines appelleraient un développement dogmatique ultérieur avant d’arriver au degré dit « definitive tenenda », et plus encore pour être proclamées comme dogmes de foi. Pour bon nombre de théologiens, nous serions avec le Concile dans un cas seulement – la « sacramentalité de l’épiscopat » en présence d’une doctrine définitive. Encore cela ne fait-il pas l’unanimité. La vérification de ce qu’on appelle la « mens Sanctae Synodus » [l’intention du Concile] pourrait être vue par certains comme un exercice ludique ou même dangereux, dans la mesure où ils pensent que c’est au Magistère de rendre raison de lui-même. Mais une position aussi tranchée abolirait l’existence même de la théologie et contredirait les appels répétés du Secrétariat général du Concile à lire les doctrines proposées par le Magistère conciliaire suprême (non dogmatiquement définies, ni devant être définitivement tenues, et qui ne requerraient évidemment aucune interprétation pour apparaître telles et seraient donc évidentes) dans l’esprit même du Concile, esprit qui découle de la matière traitée et de la manière de l’exprimer, conformément aux normes de l’interprétation théologique. La particularité de mon travail consiste dans le fait que, dans le but d’interpréter fidèlement ces doctrines conciliaires, j’ai accédé à de nombreuses sources de première main. Pour moi, les multiples expertises des théologiens de la Commission doctrinale ont été très importantes, car elles tiennent, dans la hiérarchie des sources, un rang beaucoup plus important que les journaux personnels, et viennent juste après les actes synodaux, et elles constituent les témoignages les plus authentiques de l’esprit théologique dans lequel on préparait la discussion dans l’aula, puis on modifiait et améliorait en tenant compte des discussions, acceptant ou non les modi [amendements] présentés par les Pères. Il n’est pas difficile de retrouver souvent, dans les positions majoritaires à l’intérieur de la Commission, les thèses des différents periti [experts]. Suivre pas à pas le déroulement des discussions en Commission doctrinale est d’un grand secours pour pouvoir évaluer ensuite correctement la discussion des Pères réunis en assemblée. C’est encore là un facteur dont il faut se souvenir, et qui peut clore, du moins je le pense, beaucoup de discussions encore ouvertes sur la juste herméneutique du concile Vatican II.