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Crise, ou défaut d’autorité ?

[Notre jeu­nesse devient de plus en plus indo­cile et semble prendre pour devise : « notre enne­mi, c’est notre maître ».
Henri-Fré­dé­ric Amiel]

La déva­lua­tion de toute auto­ri­té consti­tue une carac­té­ris­tique tel­le­ment évi­dente de notre époque que le constat en est deve­nu banal. Aucune ins­tance de la vie sociale n’est épar­gnée, et le phé­no­mène affecte jusque des socié­tés a prio­ri for­te­ment hié­rar­chi­sées, telles que l’Eglise. Cette déva­lua­tion pro­cède d’un défaut de cha­cun des termes de la rela­tion qu’est l’autorité : défaut de com­man­de­ment et défaut d’obéissance ((. Cela est hélas assez bien illus­tré dans le cas de l’Eglise. Sur le non usage de leur auto­ri­té par les pas­teurs, dont les évêques, le juge­ment fait dans les années 1970 par Die­trich von Hil­de­brand reste encore jusqu’à un cer­tain point d’actualité (cf. La vigne rava­gée, Domi­nique Mar­tin Morin, Poi­tiers, 2012, p. 17 notam­ment). Le conflit actuel entre le Vati­can et la Lea­der­ship Confe­rence of Women Reli­gious amé­ri­caine illustre à l’opposé le défaut d’obéissance. – Il va de soi que ces défauts se retrouvent dans les autres ins­tances sociales : famille, école, gou­ver­ne­ment, etc. )) . Le pro­blème n’est pas nou­veau. Il est même plus ancien que bien sou­vent on ne le croit, et on ne serait guère en peine de trou­ver des écri­vains du pas­sé qui déjà le déplorent, pour­vu qu’ils soient de fins obser­va­teurs des mœurs de leur époque. Ain­si, Hen­ri-Fré­dé­ric Amiel, dans le pas­sage de son Jour­nal dont nous avons cité un extrait en exergue ((. Frag­ments d’un jour­nal intime, Troi­sième édi­tion, H. Georg Libraire Edi­teur, Genève, 1884, Tome 1, p. 189. La cita­tion est extraite du jour­nal en date du 20 mars 1865.)) , et sur lequel nous allons briè­ve­ment reve­nir, car il pré­sente une ana­lyse de la ques­tion qui, pour être brève, est très com­plète et très per­ti­nente.
Cette ins­crip­tion du pro­blème du défaut d’autorité dans la durée conduit à se mon­trer réser­vé face à sa concep­tua­li­sa­tion en termes de crise de l’autorité. Car une crise se mani­feste par son carac­tère violent et, sinon bref, du moins cir­cons­crit dans le temps. Ce qu’on peut dif­fi­ci­le­ment affir­mer d’un phé­no­mène qui s’étend sur des décen­nies, voire plus. Le manque d’autorité s’apparente donc davan­tage à une don­née de struc­ture. Il ne peut être assi­mi­lé à une simple rup­ture tem­po­raire d’ordre, inter­pré­ta­tion qui cache sans doute tou­jours le secret espoir que les choses vont se réta­blir comme d’elles-mêmes, et qu’avec le temps cela ira mieux. Gué­rir effi­ca­ce­ment un mal sup­pose au contraire d’en prendre la juste mesure, et de refu­ser tout quié­tisme.
Qui plus est, der­rière une lec­ture du phé­no­mène comme crise se cache bien sou­vent une sous éva­lua­tion de sa dimen­sion poli­tique. Autre­ment dit, on met cela sur le compte des mœurs fami­liales et sociales, sans per­ce­voir de manière suf­fi­sante à quel point c’est le bien com­mun même de la socié­té qui est mena­cé par la fai­blesse de l’autorité, ou même que celle-ci peut fort bien être le symp­tôme de la dis­pa­ri­tion pure et simple d’un véri­table bien com­mun, et que par consé­quent la socié­té poli­tique comme telle et son deve­nir sont mena­cés par l’absence d’autorité.
Au contraire, ce à quoi nous sommes confron­tés, c’est un véri­table défaut d’autorité au sens où saint Augus­tin défi­nis­sait le mal comme un defec­tus boni. L’autorité ins­ti­tuant et main­te­nant l’ordre au sein de la socié­té est néces­saire au règne du bien com­mun. Son affai­blis­se­ment, ou même son absence, signe donc la cor­rup­tion de ce bien com­mun, ou sa dis­pa­ri­tion. Mais si un bien peut faire défaut, c’est, tou­jours selon saint Augus­tin, qu’il com­porte une fai­blesse intrin­sèque, laquelle se mani­feste lorsque ce bien pré­tend se suf­fire à soi-même en se détour­nant du bien uni­ver­sel incor­rup­tible qu’est Dieu. De même, le défaut d’autorité a sur­gi, d’un point de vue à la fois his­to­rique et phi­lo­so­phique, dès lors que l’homme s’est pen­sé comme un être autar­cique, clos sur soi-même de telle sorte qu’il s’est retran­ché et de la nature et d’une rela­tion expli­cite à Dieu. L’expression poli­tique de cette per­cep­tion est la théo­rie démo­cra­tique moderne, dont les diverses réa­li­sa­tions his­to­riques ont conduit peu à peu à rui­ner les formes d’autorité régnant au sein de la socié­té. Et l’on com­prend alors qu’il ne s’agit pas seule­ment d’une crise, mais plus pro­fon­dé­ment d’un vice ins­crit dans des struc­tures ins­ti­tu­tion­nelles, et qui tient en fin de compte à l’impuissance radi­cale de la pen­sée moderne à conce­voir un véri­table ordre.
Ce sont des consi­dé­ra­tions de ce genre qui forment le pro­pos de l’ouvrage déjà ancien mais remar­quable d’un phi­lo­sophe ita­lien igno­ré en France, Giu­seppe Capo­gras­si, Réflexions sur l’autorité et sa crise, dont la revue Confé­rence a assu­ré récem­ment une édi­tion fran­çaise tout à fait bien­ve­nue ((. Réflexions sur l’autorité et sa crise, édi­tions de la revue Confé­rence, 2013 (l’édition ita­lienne ori­gi­nale est de 1921). – Comme on le voit, Capo­gras­si n’échappe pas au reproche de concep­tua­li­ser le pro­blème en terme de crise. Mais il est tout à fait conscient de la durée de cette crise, ouverte avec la pen­sée du XVIIe siècle, selon l’auteur. )) . Capo­gras­si a par ailleurs contri­bué à ali­men­ter la réflexion d’Augusto Del Noce, qui dans son cours Sur le concept d’autorité s’efforce notam­ment de déga­ger les liens entre ce qu’il nomme l’éclipse de l’autorité et le tota­li­ta­risme ((. Le texte com­plet de ce cours est publié en appen­dice de l’ouvrage de Gian­fran­co Lami, Intro­du­zione a Augus­to Del Noce, Anto­nio Pel­li­ca­ni Edi­tore, Rome, 1999, pp. 315–356. Il n’en existe qu’une tra­duc­tion par­tielle en fran­çais, dans le recueil d’articles inti­tu­lé Del Noce inter­prète du XXe siècle, éd. Catho­li­ca, 2002, pp. 74–81. )) . Ain­si leur pro­pos déve­loppe consi­dé­ra­ble­ment une ana­lyse que celui d’Amiel per­met déjà de cir­cons­crire, en mon­trant notam­ment la dimen­sion méta­phy­sique de ce défaut d’autorité qui carac­té­rise les socié­tés occi­den­tales modernes.
Les remarques qui suivent sont, pour l’essentiel, une lec­ture cri­tique de ces deux phi­lo­sophes ita­liens, lec­ture que l’on espère être une forme d’introduction à une étude plus appro­fon­die.
Que le défaut d’autorité soit d’ordre poli­tique et donc struc­tu­rel, c’est ce que le pas­sage déjà évo­qué du Jour­nal d’Amiel per­met, pour com­men­cer, d’affirmer. Dans sa briè­ve­té même, l’analyse que fait du pro­blème l’écrivain suisse est juste et déjà inci­sive ((. Cf. op. cit., pp. 189–191 pour toutes les cita­tions faites. Rap­pe­lons qu’Amiel est un écri­vain suisse né en 1821 et mort en 1881, auteur prin­ci­pa­le­ment d’un célèbre Jour­nal que les Edi­tions de l’Age d’Homme ont publié en inté­gra­li­té.)) .
La connais­sance « de nou­veaux cas d’indiscipline » est l’occasion de sa réflexion, sans qu’Amiel pré­cise davan­tage de quoi il s’agit. Il en conclut au déve­lop­pe­ment de l’indocilité de la jeu­nesse, et au désordre moral de cette der­nière, selon une sorte de mun­dus inver­sus : « Le bam­bin veut avoir les pri­vi­lèges du jeune homme et le jeune homme entend conser­ver ceux du gamin ». Les qua­li­tés et les hié­rar­chies natu­relles sont donc brouillées.
Amiel en voit aus­si­tôt la cause dans la « démo­cra­tie éga­li­taire » : « Dès que la dif­fé­rence de qua­li­té est offi­ciel­le­ment égale à zéro en poli­tique, il est clair que l’autorité de l’âge, de la science et de la fonc­tion dis­pa­raît ». Il se pro­duit alors un para­doxe : l’autorité étant ain­si affai­blie, l’obéissance ne sub­siste plus que dans la « dis­ci­pline mili­taire », autre­ment dit lorsque la force s’impose. Et ain­si, le règne du droit indi­vi­duel conduit à celui de la force. C’est le phé­no­mène que Del Noce nomme l’hétérogenèse des fins : une concep­tion poli­tique en vient à pro­duire l’inverse de ce qu’elle pré­ten­dait recher­cher. Ain­si, à l’arrivée, « démo­cra­tie et liber­té sont deux ». En déve­lop­pant quelque peu le pro­pos, Amiel montre que l’égalitarisme détruit toutes les qua­li­tés humaines, dont l’humilité, sans laquelle il n’y a pas de res­pect mutuel ((. « La pré­ten­tion que tout homme a les qua­li­tés du citoyen, par le seul fait qu’il est né il y a vingt et un ans, équi­vaut à dire que le tra­vail, le mérite, la ver­tu, le carac­tère, l’expérience ne sont rien ; et dire que cha­cun devient l’égal de tous les autres machi­na­le­ment et végé­ta­ti­ve­ment, c’est détruire l’humilité. » )) . Mais c’est ce res­pect qui est au fon­de­ment des mœurs sociales justes. Et « c’est ain­si que la fic­tion de l’ordre poli­tique finit par aller à fin contraire de son but. Le but est d’augmenter la somme de la liber­té, et le résul­tat est de la dimi­nuer pour tous ».
Allant encore plus avant dans son pro­pos, Amiel montre le fon­de­ment phi­lo­so­phique de cette concep­tion poli­tique, et ses consé­quences cultu­relles : « L’Etat moderne est cal­qué sur la phi­lo­so­phie de l’atomisme », selon laquelle le mou­ve­ment d’ensemble est la résul­tante du pur jeu de forces entre atomes ou molé­cules, sans qu’aucune qua­li­té autre n’intervienne. Appli­qué à la poli­tique, cela signi­fie que mœurs et tra­di­tion « dis­pa­raissent comme des enti­tés creuses » au seul béné­fice des rap­ports entre indi­vi­dus, autre­ment dit du jeu des pas­sions. Rai­son et tra­di­tion sont donc for­closes. Le fon­de­ment ultime de cette sub­ver­sion est la fic­tion de l’égalité, qui sou­met l’Etat au hasard et aux pas­sions. Car le mythe éga­li­taire entraîne le règne de la majo­ri­té, lequel est néces­sai­re­ment celui des moins ver­tueux, qui sont les plus nom­breux, et livre l’Etat à l’instabilité poli­tique, et les socié­tés au risque de la dis­lo­ca­tion, et donc de la vio­lence : « Mal­heu­reu­se­ment la bar­ba­rie n’est point impos­sible ».
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