Revue de réflexion politique et religieuse.

Uni­té ita­lienne : his­toire et contro­verses

Article publié le 9 Déc 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

L’aver­sion des nou­veaux papa­li­ni et des néo­lé­gi­ti­mistes pour l’Italie, l’idée même d’une Ita­lie, d’une patrie ita­lienne com­mune, digne d’être uni­fiée en un Etat plus ou moins cen­tra­li­sé, se cache der­rière le mythe du com­plot maçon­nique cause de tous les maux du monde : l’unité ita­lienne a été le fruit d’un com­plot maçon­nique, donc elle est mau­vaise en soi et doit pour cela être anéan­tie. Dans mon livre (chap. II) je crois avoir mon­tré qu’il n’y a pas eu de pro­jet concer­té de la franc-maçon­ne­rie euro­péenne en vue d’unifier l’Italie. Cela aurait été contraire aux inté­rêts des grandes puis­sances, dont les classes diri­geantes regor­geaient de francs-maçons. Mais Napo­léon III ne vou­lait aucune uni­fi­ca­tion ita­lienne, contraire aux inté­rêts de la France. Dans le domaine de la tra­di­tion­nelle lutte contre l’Autriche des Habs­bourg et contre l’Angleterre désor­mais puis­sance médi­ter­ra­néenne, il vou­lait une pénin­sule domi­née par la France et divi­sée en trois royaumes prin­ci­paux : l’un, pié­mon­tais, au nord, jusqu’à l’Isonzo, allié et de fait satel­lite de la France ; un autre au centre de l’Italie, confié au prince Jérôme Bona­parte ; un autre enfin dans le Sud confié au fils de Joa­chim Murat, Lucien, Grand Maître du Grand Orient de France. Le pape aurait conser­vé le Patri­moine de Saint-Pierre et aurait été le pré­sident hono­raire de toute cette belle construc­tion. La can­di­da­ture de son Grand Maître au trône d’un Royaume du Sud satel­lite de la France montre que la puis­sante franc-maçon­ne­rie fran­çaise n’était pas du tout en faveur de l’unité d’Italie. Elle était ali­gnée sur la poli­tique fran­çaise de tou­jours vis-à-vis de l’Italie, pra­ti­que­ment la même depuis l’époque des Francs, et réa­li­sée moyen­nant de vastes annexions par Napo­léon Ier, durant son éphé­mère empire. Le pro­jet de Napo­léon III a échoué parce que la situa­tion est à un moment don­né tom­bée des mains de toutes les puis­sances, par un ensemble de cir­cons­tances à attri­buer seule­ment en par­tie à l’adresse manœu­vrière de Cavour. Tou­te­fois, Napo­léon III, au prix d’un effort mili­taire limi­té, a rat­ta­ché à la France la Savoie et le Com­té de Nice, ce der­nier ligu­rien et donc ita­lien, tou­te­fois d’importance stra­té­gique consi­dé­rable pour une ligne de fron­tière bien avan­ta­geuse face au voi­sin ita­lien. Ces annexions firent vive­ment enra­ger les Anglais, qui aspi­raient secrè­te­ment de leur côté à faire de la Sicile un pro­tec­to­rat et ne vou­laient pas voir naître une confé­dé­ra­tion ita­lienne sous pro­tec­to­rat fran­çais.
La franc-maçon­ne­rie orga­ni­sée était pra­ti­que­ment en voie de dis­pa­ri­tion en Ita­lie à l’époque de la Res­tau­ra­tion, à cause du dis­cré­dit dans lequel elle était tom­bée auprès de la jeu­nesse « patrio­tique » qui y voyait un ins­tru­ment de gou­ver­ne­ment de Napo­léon Ier. De nom­breux francs-maçons ont par­ti­ci­pé au Risor­gi­men­to, mais à titre per­son­nel, en se concen­trant prin­ci­pa­le­ment au sein du mou­ve­ment gari­bal­dien, dont la devise était « l’Italie laïque ». Si Gari­bal­di était un franc-maçon avé­ré et convain­cu, ini­tié en Amé­rique du Sud, et féro­ce­ment anti­clé­ri­cal, Cavour et Maz­zi­ni ne l’étaient pas. Mais ils s’appuyèrent sur les francs-maçons pour réa­li­ser leurs objec­tifs poli­tiques. On n’a jamais eu une preuve quel­conque de leur affi­lia­tion à la secte : si celle-ci avait eu lieu, elle aurait cer­tai­ne­ment été ren­due publique une fois l’unité réa­li­sée, quand furent recons­ti­tuées les loges, pour faire éta­lage des mérites « patrio­tiques » de celles-ci, bien au-delà de la réa­li­té et assu­rer influence et pou­voir. Cela n’empêche pas cepen­dant que les publi­ca­tions antiu­ni­taires conti­nuent à pré­sen­ter sans preuves Cavour comme un des chefs de la franc-maçon­ne­rie en Ita­lie, qui l’aurait uti­li­sé comme une marion­nette à des fins anti­ca­tho­liques.
Peut-être le moment est-il arri­vé de se débar­ras­ser du sté­réo­type de l’unité ita­lienne comme simple résul­tat d’un com­plot maçon­nique euro­péen contre l’Eglise, et de se deman­der si à la racine de l’exigence d’unité natio­nale il n’y a pas eu des argu­ments valables et méri­tant d’être recon­nus. C’est le dis­cours de fond que j’ai cher­ché à éta­blir dans mon tra­vail : la mise en lumière de ce que j’ai appe­lé l’exigence éthique du Risor­gi­men­to. Ethique, c’est-à-dire non pas reli­gieuse mais civile, visant à se rache­ter de siècles d’injustices et d’humiliations subies par les Ita­liens, un peuple lon­gue­ment dés­uni, sou­mis trois siècles et demi à la domi­na­tion étran­gère directe ou indi­recte, moqué et mépri­sé comme lâche, délin­quant et pri­vé du sens de l’honneur, au moins à par­tir des funestes Guerres d’Italie (1498–1535), au cours des­quelles Fran­çais, Espa­gnols, Alle­mands et Suisses se dis­pu­tèrent l’Italie et la mirent lit­té­ra­le­ment en pièces – à l’exception de la valeu­reuse Répu­blique véni­tienne, qui résis­ta non sans dif­fi­cul­té – avant d’échoir fina­le­ment en grand par­tie à l’Espagne. Je rap­pelle deux des plus célèbres de ces humi­lia­tions (chap. 6) : le hon­teux acte de sou­mis­sion face à Louis XIV et à toute sa cour à laquelle fut contraint le doge de Gênes Impe­riale Les­ca­ro, en 1685, après que le même roi avait sou­mis la ville à un bom­bar­de­ment meur­trier par la flotte fran­çaise pour avoir déso­béi à son injonc­tion de ne pas construire cer­tains navires au pro­fit des Espa­gnols et des Bar­ba­resques (Vol­taire, Le siècle de Louis XIV, chap.14, « Sou­mis­sion de Gênes »). L’attribution du Grand Duché de Tos­cane et du Duché de Parme à des dynas­ties étran­gères (Bour­bons et Habs­bourg-Lor­raine) par les grandes puis­sances, au début du XVIIIe siècle, les dynas­ties locales étant res­tées sans héri­tiers, mal­gré leurs vibrantes pro­tes­ta­tions adres­sées à toute l’Europe (âgé, le duc de Parme ne réus­sis­sait pas à avoir d’enfant, tan­dis que le der­nier des Médi­cis était homo­sexuel). C’est ain­si que la Tos­cane est deve­nue un des points de force de la domi­na­tion autri­chienne en Ita­lie, qui a rem­pla­cé, à par­tir de la moi­tié du XVIIIe siècle, après une série de guerres, celle de l’Espagne, bien que sur des bases plus réduites, le Royaume des Deux-Siciles étant deve­nu un Etat for­mel­le­ment indé­pen­dant, quoique tou­jours satel­lite des grandes monar­chies euro­péennes. Ce sont les Habs­bourg-Lor­raine, que regrettent tant aujourd’hui les néo­lé­gi­ti­mistes et antiu­ni­taires catho­liques, qui, outre le fait de favo­ri­ser le jan­sé­nisme, ont impor­té en Ita­lie la franc-maçon­ne­rie, née depuis peu en Angle­terre et déjà répan­due dans la classe diri­geante autri­chienne.
La polé­mique antiu­ni­taire catho­lique, aujourd’hui comme hier, ne recon­naît aucune digni­té – ni his­to­rique ni morale – à notre exi­gence d’unité, natio­nale et éta­tique. Dans le cas contraire, on pour­rait arri­ver à cette rai­son­nable conclu­sion : l’unité, qui a fini par être opé­rée, quoique mal sous cer­tains aspects, a tou­te­fois repré­sen­té en elle-même un idéal noble, juste et répon­dant à des exi­gences sociales et éco­no­miques qui ne pou­vaient être plus long­temps dif­fé­rées. Le creu­se­ment du Canal de Suez (1869) avait ral­lu­mé depuis long­temps l’intérêt des Puis­sances pour la Médi­ter­ra­née, pous­sant à la dis­so­lu­tion de ce qui res­tait de l’empire turc et à l’occupation de la côte nord-afri­caine. Dans ces condi­tions une Ita­lie encore mor­ce­lée aurait été pri­son­nière d’un cercle indes­truc­tible et étouf­fant, allant des Bal­kans à Gibral­tar, qui l’aurait réduite à une subor­di­na­tion de type colo­nial à des puis­sances tou­jours plus avides. L’unité a eu certes ses désa­van­tages et ses dou­leurs, mais aus­si ses avan­tages et ses gloires. Dans la situa­tion d’alors il était inévi­table de recou­rir à la force, à par­tir de l’unique sujet his­to­rique en mesure de l’employer, le solide Pié­mont, seul Etat ita­lien doté d’élan vital. Au demeu­rant, quelle nation a‑t-elle jamais réa­li­sé son indé­pen­dance et son uni­fi­ca­tion sans devoir recou­rir à l’emploi de la force ? Les fron­tières natu­relles n’ont été com­plé­tées qu’en 1918, au terme de la très san­glante guerre contre la Mai­son d’Autriche qui n’avait jamais vou­lu nous recon­naître la digni­té de nation et d’Etat. La vraie mis­sion his­to­rique de l’Autriche, comme le remar­quaient les patriotes ita­liens, plu­tôt que d’occuper la Pologne ou la plaine du Pô et de confis­quer l’Etat véni­tien et la Lom­bar­die, aurait dû se por­ter exclu­si­ve­ment sur les Bal­kans, en conte­nant et refou­lant les Turcs et en contri­buant ain­si au retour des Slaves schis­ma­tiques à Rome. La plus natu­relle et gra­duelle voie vers l’unité, à savoir la fédé­ra­tion entre les prin­ci­paux Etats ita­liens après 1859 (Etats pon­ti­fi­caux, Royaume de Naples, Pié­mont) ne put se réa­li­ser, pas seule­ment à cause de la « rapa­ci­té » des Pié­mon­tais, comme on se plaît à le sou­li­gner aujourd’hui, mais aus­si de l’immobilisme et de l’inertie poli­tique du gou­ver­ne­ment pon­ti­fi­cal et de celui des Bour­bons, qui n’eurent jamais de poli­tique « ita­lienne » à pro­po­ser en lieu et place de l’éternel recours à l’intervention étran­gère pour res­ter à la sur­face, pour durer, à n’importe quel prix, y com­pris celui de n’importe quelle humi­lia­tion.
Quelle est-elle main­te­nant notre vraie tâche d’Italiens et de catho­liques ? Sûre­ment pas celle de détruire l’unité (ce qui aurait sans aucun doute des consé­quences délé­tères même pour la liber­té de l’Eglise) mais de la renou­ve­ler, en nous bat­tant pour réa­li­ser l’idéal d’un Etat uni­taire vrai­ment catho­lique. C’est la thèse fon­da­men­tale du livre, expo­sée dans le der­nier petit cha­pitre, inti­tu­lé : « Renou­ve­ler l’Unité dans un Etat chré­tien ou périr ». Cela ne signi­fie évi­dem­ment pas pro­po­ser de reve­nir au modèle démo­crate-chré­tien du pas­sé, Dieu nous en pré­serve, vu que les « démo­cra­ties chré­tiennes » n’ont jamais eu comme objec­tif l’idée de l’Etat chré­tien. Elles accep­taient l’Etat laïque, par­le­men­taire, agnos­tique ou athée, pour­vu qu’il s’ouvre à une force de gou­ver­ne­ment, et de sous-gou­ver­ne­ment catho­lique.
Pour­quoi donc les écrits catho­liques antiu­ni­taires ne recon­naissent-ils aucune digni­té à l’exigence de relè­ve­ment natio­nal dans un Etat uni­taire, exi­gence ain­si bien inter­pré­tée, en son temps, par un poète comme l’Alfieri, ou Man­zo­ni, par la pen­sée poli­tique des Gio­ber­ti et des Maz­zi­ni (com­prise évi­dem­ment dans ce qu’elle a de meilleur, la rédemp­tion morale, le sens du devoir, du juste patrio­tisme), et de nom­breux hommes d’action et de patriotes qui payèrent de leurs per­sonnes ? Qu’on nous l’explique une bonne fois. Et qu’on réponde à l’argumentation que je fais valoir dans l’épilogue de mon tra­vail : pour­quoi est-ce seule­ment en Ita­lie que l’on a créé his­to­ri­que­ment une contra­dic­tion, appa­rem­ment incu­rable, entre Etat natio­nal et reli­gion ? Alors que dans le même temps dans d’autres peuples euro­péens (fran­çais, espa­gnol, anglais avant le schisme, polo­nais, hon­grois, autri­chien, alle­mand avant Luther) la monar­chie a pu réa­li­ser l’unité natio­nale sur la base de la reli­gion catho­lique ? Cela n’a pas été pos­sible parce que l’Eglise se sen­tait a prio­ri mena­cée dans son exis­tence tem­po­relle par un Etat ita­lien (même en par­tie) uni­taire. C’est ain­si qu’entre Etat natio­nal et reli­gion s’est ins­tau­rée en Ita­lie, et uni­que­ment en Ita­lie, une frac­ture, la reli­gion ne pou­vant pas être invo­quée pour fon­der un tel Etat, consi­dé­ré a prio­ri comme devant être enne­mi de l’Eglise. Après la Conci­lia­tion (Accords du Latran, 1929), indu­bi­ta­ble­ment du grand mérite de Mus­so­li­ni, tout cela s’est cal­mé. Il faut recon­naître sur ce point que le régime fas­ciste a réta­bli le res­pect et la pro­tec­tion pour notre reli­gion ; il a intro­duit l’enseignement reli­gieux dans les écoles et recon­nu une vali­di­té civile au mariage reli­gieux. Le pape a vu qu’il pou­vait très bien coha­bi­ter avec un Etat uni­taire ita­lien sans deve­nir pour cela un « évêque ita­lien » et ter­mi­ner comme le Patriarche de Constan­ti­nople, tou­jours subor­don­né au pou­voir civil. Sur la base du prin­cipe de réci­pro­ci­té, le pape, après avoir par­don­né les vexa­tions subies, a donc recon­nu l’Etat ita­lien, lequel natu­rel­le­ment s’est enga­gé à garan­tir à l’Eglise toute la liber­té néces­saire pour atteindre les fins de sa haute mis­sion. Et cet enga­ge­ment – cette obli­ga­tion – reste inchan­gé même après la révi­sion des Accords en 1984, par laquelle notre démo­cra­tie athée et la hié­rar­chie œcu­mé­niste ont de conserve éli­mi­né le catho­li­cisme comme unique reli­gion recon­nue par l’Etat ita­lien.
On peut par consé­quent affir­mer que la roue de l’histoire a accom­pli sa révo­lu­tion. Aujourd’hui en effet les catho­liques, face à l’irréversible crise de l’Etat laïque noyé dans le maté­ria­lisme et dans l’hédonisme gros­siers et même tou­jours plus en révolte contre le droit natu­rel éta­bli par Dieu, peuvent sans se contre­dire pro­po­ser le renou­veau de l’unité natio­nale, selon l’idéal de l’Etat chré­tien, idéal qu’en véri­té on devrait réa­li­ser dans chaque nation, parce que le Christ doit régner par­tout, dans chaque socié­té. Il ne s’agit pas ici de fon­der un nou­veau natio­na­lisme ita­lien. Il est juste que les com­mu­nau­tés allo­gènes qui vivent depuis des siècles en deçà de nos fron­tières natu­relles conservent des formes d’autonomie, si elles le veulent, pour­vu que ce soit tou­jours dans le res­pect de notre sou­ve­rai­ne­té. Il n’y a ici aucune chi­mé­rique supé­rio­ri­té ni quelque pré­ten­due supré­ma­tie à reven­di­quer, ni de ter­ri­toires à conqué­rir : il est déjà suf­fi­sam­ment dif­fi­cile de main­te­nir ce qu’on a péni­ble­ment réus­si à conser­ver comme Etat uni­taire après l’apocalypse de 1943–1945 et que nous devons défendre bec et ongles face à la glo­ba­li­sa­tion oppres­sante, avec ses maux innom­brables.

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