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Numé­ro 124 : Les mirages du plu­ra­lisme

Le bon ordre d’une com­mu­nau­té poli­tique consiste dans la cohé­sion d’un tout dont chaque élé­ment est cepen­dant res­pec­té dans sa sin­gu­la­ri­té, qu’il s’agisse des indi­vi­dus, des familles, des autres corps sociaux. Et ce tout, dans un temps pré­cis et dans la conti­nui­té his­to­rique, est ce qui per­met à cha­cune des par­ties de gran­dir dans sa propre iden­ti­té : le bien com­mun est le bien de cha­cun, vers lequel tous tendent et qui les élève en digni­té. Ce n’est certes pas cette vision clas­sique d’une diver­si­té ordon­née que recouvre le terme plu­ra­lisme. Dans son accep­tion la plus répan­due aujourd’hui, il s’agit d’un concept fabri­qué par l’idéologie démo­cra­tique d’origine amé­ri­caine, deve­nu depuis la période de la Seconde Guerre mon­diale, et sur­tout après l’effondrement du régime sovié­tique, un leit­mo­tiv de l’ordre « occi­den­tal » et de sa pro­mo­tion enva­his­sante. Le terme est conno­té posi­ti­ve­ment et paraît immé­dia­te­ment dési­gner la pai­sible convi­via­li­té entre les indi­vi­dus et les com­mu­nau­tés élec­tives qui couverturecatholica124les réunissent au-delà de leurs dif­fé­rences. En sur­plomb du « poly­théisme des valeurs » pré­do­mi­ne­rait ain­si une valeur suprême et par elle-même uni­fiante, pré­ci­sé­ment celle d’une totale liber­té de pen­sée, d’expression et de mode de vie bai­gnant dans un cli­mat de mutuelle accep­ta­tion. Le plu­ra­lisme repré­sen­te­rait ain­si la ver­sion la plus sociable de l’égalité, un moyen de réduire les ten­sions au sein de la socié­té par un régime de tolé­rance uni­ver­selle envers toutes les opi­nions et tous les styles de vie. Cette vision idéa­li­sée cor­res­pond assez à ce human fel­low­ship que Jacques Mari­tain, avec ses Réflexions sur l’Amérique (1958), s’employa à pro­pa­ger auprès des milieux les plus mar­qués par la culture catho­lique ; des mili­tants intel­lec­tuels de la démo­cra­tie libé­rale, comme Karl Pop­per ou Isaiah Ber­lin, ont fait de même auprès d’autres milieux. On retrouve la même idée sous-jacente aux pro­jets de paix des reli­gions aux­quels s’affairent un cer­tain nombre d’organisations inter­na­tio­nales et ONG, dans une sorte d’œcuménisme péda­go­gique dési­reux d’apprendre à « oser vivre nos dif­fé­rences » au sein d’un uni­vers plu­ral – cer­tains disent un « plu­ri­vers ».
Tou­te­fois, en dépit du main­tien de l’usage ter­mi­no­lo­gique, le plu­ra­lisme a eu ten­dance à céder le pas à des éla­bo­ra­tions com­plexes et moins aimables, comme les pres­crip­tions et inter­dits du « poli­ti­que­ment cor­rect », ou encore l’« inter­cul­tu­ra­lisme », qui consti­tuent une sorte de codi­fi­ca­tion plus ou moins poin­tilleuse du plu­ra­lisme, cela dans le même temps qu’apparaissaient des concep­tions plus radi­cales et dis­sol­vantes : le rela­ti­visme nihi­liste de la pen­sée faible, le mul­ti­cul­tu­ra­lisme reven­di­ca­tif et fac­teur poten­tiel de guerre civile. Ces pal­lia­tifs répondent bien à l’esprit d’un sys­tème de pen­sée poli­tique dont la règle d’or veut qu’il n’y ait jamais de solu­tions mais seule­ment des com­pro­mis. Cette conscience de la pré­ca­ri­té est iné­luc­table pour une rai­son qui tient à la nature même des prin­cipes phi­lo­so­phiques qui ins­pirent direc­te­ment la démo­cra­tie moderne et le régime impré­cis qui lui suc­cède sous nos yeux.
Dans ses Fon­de­ments de la méta­phy­sique des mœurs, Kant affirme que « l’autonomie de la volon­té est cette pro­prié­té qu’a la volon­té d’être à elle-même sa loi indé­pen­dam­ment de toute pro­prié­té des objets du vou­loir ». Cette pré­ten­tion à l’autodétermination sou­ve­raine ren­contre des obs­tacles à l’intérieur même de l’individu. L’homme adulte de la moder­ni­té est répu­té « par­tout dans les fers » (Rous­seau), vic­time de pré­ju­gés sus­ci­tés et exploi­tés par des êtres trom­peurs qui cherchent à le main­te­nir dans un état de mino­ri­té en fai­sant peser sur lui le far­deau d’illusoires obli­ga­tions. Son pro­grès moral devrait donc résul­ter d’une ascèse de la libé­ra­tion, toute sujé­tion à une loi exté­rieure à sa volon­té étant assi­mi­lée à l’indignité de l’esclavage. L’homme libre est celui que rien ne retient, peut-être même pas sa propre iden­ti­té, si l’on en croit une par­tie de la pen­sée contem­po­raine héri­tière de Hume. Ce dis­cours « libé­ra­teur » tra­verse toute l’histoire de la pen­sée moderne, de Condor­cet à Freud, de Kant à Fou­cault, de Rous­seau à Marx. La seule énu­mé­ra­tion de ces quelques per­son­nages montre que les voies de la libé­ra­tion envi­sa­gée sont diverses et non défi­ni­tives, bien qu’elles par­ti­cipent toutes du même esprit au-delà de leur anta­go­nisme. C’est que tous ces per­son­nages riva­lisent entre eux dans leurs efforts pour vaincre la résis­tance des « pré­ju­gés », si pos­sible dès la prime enfance, cette résis­tance étant d’autant plus forte qu’elle s’appuie sur des attaches natu­relles, fami­liales, natio­nales, his­to­riques, reli­gieuses, sur la conscience com­mune du bien et du mal, et sur des ins­ti­tu­tions qui font obs­tacle à la libé­ra­tion atten­due, telle l’Eglise. De là cette cri­tique inter­mi­nable des contraintes, ces inter­pré­ta­tions psy­cho­lo­giques des « névroses reli­gieuses », cette pho­bie des com­mu­nau­tés non éta­blies sur des bases contrac­tuelles. Xavier Mar­tin a mon­tré dans S’approprier l’homme : un thème obses­sion­nel de la Révo­lu­tion (DMM, Poi­tiers, 2013) à quel point cette pré­ten­tion de libé­rer les autres pou­vait débou­cher, dès la fin du XVIIIe siècle, sur la recherche de moyens très contrai­gnants de mani­pu­la­tion visant à trans­for­mer la nature humaine elle-même.
Et pour­tant l’obstacle prin­ci­pal à la réa­li­sa­tion du pro­jet des Lumières se situe à l’intérieur même du concept moderne de liber­té. Il découle tout sim­ple­ment de la pré­ten­tion de faire coha­bi­ter dans la paix une mul­ti­pli­ci­té de sou­ve­rai­ne­tés indi­vi­duelles, dont l’espace vital est par la force des choses limi­té. Chaque sujet affronte l’existence d’autrui dont l’aspiration est défi­nie sur le même prin­cipe que la sienne, mais sou­vent en contra­dic­tion avec elle : les liber­tés, abso­lues dans l’abstrait, sont donc contraintes de s’autolimiter du fait de leur coexis­tence. Que la pro­prié­té soit consi­dé­rée par Rous­seau comme un mal­heur, ou bien comme un moyen de défense par Locke ne change rien au pro­blème concret. L’important est d’essayer de trou­ver un moyen de pra­ti­quer l’autonomie dans son plus grand degré de réa­li­sa­tion pos­sible.
L’individu idéal de la moder­ni­té n’est pas, sauf rares excep­tions, un soli­taire abso­lu : il n’est pas aso­cial dans la mesure où il trouve sou­vent utile ou agréable (ce qui revient au même) la com­pa­gnie de ses sem­blables. Mais dans cette pers­pec­tive sa socia­bi­li­té ne sau­rait être mesu­rée, par défi­ni­tion, sur les exi­gences décou­lant de la rai­son des choses, moins encore sur la cha­ri­té chré­tienne, parce que ces concepts lui sont étran­gers et doivent le res­ter. Le même indi­vi­du n’est pas non plus dépour­vu de mora­li­té, en ce sens que, consé­quent avec l’affirmation de son auto­no­mie, il se fait un devoir d’être libre, c’est-à-dire éman­ci­pé de toute obli­ga­tion de res­pec­ter une quel­conque loi exté­rieure à son propre désir. Il faut qu’il se libère, et les plus avan­cés sur le che­min de cette libé­ra­tion se doivent de l’y aider, du moins le pré­tendent-ils fré­quem­ment. S’il choi­sit de faire le bien (objec­ti­ve­ment consi­dé­ré), c’est non parce que c’est le bien qu’il a le devoir d’accomplir, mais parce que c’est lui qui le choi­sit.
Il est facile de com­prendre le dan­ger social d’une telle pro­cé­dure. Que tous choi­sissent la même conduite relève d’une croyance dans l’ordre spon­ta­né sor­ti du chaos. A moins que soit à l’œuvre quelque « main cachée », comme l’imaginait Adam Smith dans le domaine par­ti­cu­lier de l’économie. La seule pos­si­bi­li­té envi­sa­gée est celle d’un choix com­mun à plu­sieurs, fon­da­teur d’une com­mu­nau­té contrac­tuelle ins­ti­tu­trice de sa propre tra­di­tion : telle est la ver­sion com­mu­nau­ta­rienne de la ques­tion.
En réa­li­té, l’anthropologie poli­tique moderne n’a jamais pu se pas­ser d’un coup de pouce ; l’individu tota­le­ment légis­la­teur de lui-même tient de l’exception patho­lo­gique, mieux vaut donc s’en méfier. L’idée démo­cra­tique s’accommode donc tou­jours de for­mules mixtes. C’était d’ailleurs la han­tise de Rous­seau, très conscient de la contra­dic­tion entre la plu­ra­li­té des sou­ve­rai­ne­tés indi­vi­duelles et l’unité néces­saire à l’existence d’un corps poli­tique, contra­dic­tion dont il crut un temps pou­voir sor­tir par une abs­trac­tion : « Trou­ver une forme d’association qui défende et pro­tège de toute la force com­mune la per­sonne et les biens de chaque asso­cié, et par laquelle cha­cun s’unissant à tous n’obéisse pour­tant qu’à lui-même et reste aus­si libre qu’auparavant. Tel est le pro­blème fon­da­men­tal dont le contrat social donne la solu­tion. » (Contrat social, I, 6) Solu­tion mal­heu­reu­se­ment des plus impro­bables, pour la plus grande peine de son inven­teur, qui s’est éten­du sur la des­crip­tion des moyens de sabo­ter un pro­jet aus­si miro­bo­lant, du règne des fac­tions à l’inconstance de la volon­té géné­rale, avant de conclure qu’il valait mieux essayer de trans­for­mer les hommes par une édu­ca­tion adé­quate – d’où l’Emile – plu­tôt que de rêver d’un peuple de dieux. Cette inten­tion péda­go­gique n’a jamais ces­sé d’être à l’ordre du jour dans toutes les confi­gu­ra­tions du sys­tème démo­cra­tique, qu’il soit libé­ral, socia­liste ou com­mu­niste. Et elle est res­tée constam­ment asso­ciée à des formes tou­jours plus éla­bo­rées de pro­pa­gande, adju­vant évi­dem­ment utile, mais sans jamais par­ve­nir dura­ble­ment au contrôle total des consciences.
La pra­tique his­to­rique du régime démo­cra­tique a paral­lè­le­ment ten­du a réduire l’importance quan­ti­ta­tive du pro­blème, et d’autre part elle s’est effor­cée de détour­ner les sen­ti­ments natu­rels per­sis­tant par­mi les peuples pour en récu­pé­rer l’énergie uni­fiante.
Dans le pre­mier cas, le prin­cipe de la « repré­sen­ta­tion » – appli­quée à une enti­té et non à une somme de man­da­taires – a per­mis, de manière très concrète, de limi­ter l’entrechoc des sou­ve­rai­ne­tés indi­vi­duelles au nombre très res­treint de pro­fes­sion­nels de la poli­tique, et plus concrè­te­ment à un nombre plus res­treint encore de par­tis, cote­ries et clien­tèles, réser­vant aux autres sou­ve­rai­ne­tés indi­vi­duelles la facul­té de se mani­fes­ter dans les rares périodes élec­to­rales dûment enca­drées.
A l’échelon des peuples, le prin­cipe des natio­na­li­tés, simple appli­ca­tion col­lec­tive du droit recon­nu à cha­cun de fixer sa propre loi, s’est avé­ré plus dif­fi­cile à contrô­ler, la guerre entre les volon­tés en pré­sence n’ayant plus du tout un carac­tère sym­bo­lique, mais la réa­li­té que l’on sait.
Quant au détour­ne­ment des sen­ti­ments popu­laires, on com­prend à quel point il s’est avé­ré utile au main­tien du sys­tème tout entier. En quelque sorte la démo­cra­tie a vécu en para­site de l’ordre ancien qui lui a four­ni des dévoue­ments qu’elle n’aurait jamais pu obte­nir de manière directe et durable. Jean de Vigue­rie, dans son essai Les deux patries (DMM, Bouère,1998) a mon­tré com­ment avait fonc­tion­né l’ambiguïté créée par l’identification entre la patrie fran­çaise réelle et le régime né de la révo­lu­tion, cap­tant les sen­ti­ments popu­laires envers la pre­mière au ser­vice exclu­sif du second. L’observation concer­nait la France mais vaut ana­lo­gi­que­ment par­tout ailleurs. A par­tir de là s’est déve­lop­pée toute une reli­gion civile, avec ses litur­gies sym­bo­liques et son exal­ta­tion de « ceux qui pieu­se­ment sont morts pour la patrie » (Hugo) et sa récu­pé­ra­tion « répu­bli­caine » de la morale chré­tienne, ayant grand soin de culti­ver une conti­nui­té (fal­si­fiée) avec le pas­sé : ain­si fut le « roman natio­nal » fran­çais, pro­gres­si­ve­ment éla­bo­ré par les his­to­riens du XIXe siècle jusqu’au moment où les condi­tions de son main­tien ont ces­sé d’être, dans la suite de la fin de l’Algérie fran­çaise, de mai 1968 et de la chute du Mur de Ber­lin. Par ailleurs, on admet­tra que la récu­pé­ra­tion, en brouillant les cartes, a ren­du jusqu’à un cer­tain point le phé­no­mène réver­sible : bon an, mal an, le culte patrio­tique de Jeanne d’Arc, par exemple, a ser­vi à main­te­nir vivant celui de la Sainte de la Patrie, jusqu’à ce qu’il soit déli­bé­ré­ment mis en désué­tude. Et ain­si de suite.
Aujourd’hui il n’en va plus de même, pas plus en France que dans la plu­part des pays ouest-euro­péens et occi­den­taux en géné­ral, l’équilibre entre les fac­teurs d’éclatement et les fac­teurs de cohé­sion ayant été rom­pu sous l’effet du pas­sage à la moder­ni­té tar­dive. C’est pour­quoi non seule­ment le plu­ra­lisme fait un retour en force, mais il prend un aspect gra­ve­ment nihi­liste. Comme l’a écrit Augus­to Del Noce, la décon­fi­ture du com­mu­nisme a révé­lé à lui-même « l’esprit bour­geois à l’état pur », maté­ria­liste, liber­tin, enne­mi de la reli­gion, reje­tant « ce qui reste comme trace de reli­gieux dans l’idée révo­lu­tion­naire » (L’époque de la sécu­la­ri­sa­tion, tr. fr. Syrtes, 2001, p. 36). Le phi­lo­sophe ita­lien pen­sait au com­mu­nisme, mais son pro­pos est de por­tée plus vaste. La « reli­gion des droits de l’homme » (Véro­nique Zuber) pas plus que la remise à l’honneur d’un cer­tain pathos répu­bli­cain (pen­ser aux efforts en ce sens d’un Vincent Peillon), par leur abs­trac­tion même, ne contre­disent son obser­va­tion, tout au contraire.
Le résul­tat de ce bas­cu­le­ment est clair : il désta­bi­lise les socié­tés dans leurs fon­de­ments moraux et ins­ti­tu­tion­nels, et atteint leur iden­ti­té cultu­relle et phy­sique, entre autres à cause des mou­ve­ments migra­toires mas­sifs et bru­taux, de la des­truc­tion pro­gram­mée de la famille, de l’enseignement régres­sif, etc. Les valeurs d’hier sont deve­nues les contre-valeurs d’aujourd’hui. Les nou­veaux intel­lec­tuels orga­niques s’activent dans des voies diverses et entre­mê­lées en direc­tion des mêmes buts : les adeptes des post­co­lo­nial stu­dies pré­tendent « déco­lo­ni­ser » les nations his­to­riques de tout ce qui for­mait le sub­strat spi­ri­tuel et moral de leurs voca­tions propres, les mili­tants du gen­der et de la « culture » queer s’emploient à sub­ver­tir la morale tra­di­tion­nelle, les acteurs de l’« Art contem­po­rain » créent une sym­bo­lique du vide, et ain­si de suite. Les uns et les autres se ras­semblent dans un com­mu­nau­ta­risme socié­tal com­plè­te­ment cou­pé du peuple, ne por­tant aucun inté­rêt aux incan­ta­tions démo­cra­tiques, et béné­fi­cient des sub­sides d’Etat. Intel­lec­tuels orga­niques avons-nous dit, c’est-à-dire mis au ser­vice d’un pou­voir. Il n’est pas dif­fi­cile de com­prendre la nature de ce der­nier, la glo­ba­li­sa­tion étant le champ clos d’empires ayant très peu à voir avec le res­pect des règles du bien vivre de l’humanité. L’ensemble du phé­no­mène marque clai­re­ment un chan­ge­ment d’époque, bien que ce qui arrive ne fasse qu’accomplir une évo­lu­tion interne du pro­ces­sus moderne dans lequel il prend place.
Le plu­ra­lisme s’est mué en dan­ge­reux désordre. Ce constat de fait tra­casse les théo­ri­ciens. Il faut bien trou­ver un point d’équilibre, sans lequel tout ris­que­rait de som­brer dans un chaos défi­ni­tif. Après l’avoir intro­duit en pré­ten­dant peut-être le contrô­ler ou bien en croyant qu’il se sta­bi­li­se­rait tout seul, il reste à essayer de l’endiguer. Mais com­ment défi­nir des contre-mesures sans que celles-ci ne portent atteinte à un pro­ces­sus dont on refuse de sor­tir ? On en revient au cau­che­mar de la conci­lia­tion de l’unité et de la diver­si­té dans le cadre d’une approche de fond qui ne connaît en fait que le deuxième terme.
Sur ce ter­rain s’additionnent deux formes com­plé­men­taires d’une même ten­dance de fond, l’une cepen­dant plus concep­tuelle, l’autre plus pra­tique. La pre­mière tourne autour de l’effort pour défi­nir une « iden­ti­té post­na­tio­nale » sup­po­sée pou­voir fon­der les motifs d’une adhé­sion à l’utopie d’un monde uni­fié mais qui ne se rédui­rait pas à un mar­ché glo­bal. L’enracinement n’aurait plus de lien avec les appar­te­nances natio­nales nées de l’histoire – le prin­cipe des natio­na­li­tés, apa­nage de la moder­ni­té « clas­sique » étant ain­si déclas­sé de la théo­rie démo­cra­tique – mais s’opérerait au pro­fit d’abstractions – droits de l’homme, démo­cra­tie déli­bé­ra­tive, etc. L’Union euro­péenne, qui consti­tue le cas à par­tir duquel réflé­chit Haber­mas, pour­rait ain­si obte­nir de la part de tous ceux qui résident sur ses terres, qu’ils soient de souche très ancienne ou récem­ment ins­tal­lés, un même « patrio­tisme consti­tu­tion­nel » sup­po­sé créer entre eux une com­mune loyau­té, au-delà de leurs cultures d’origine et des « com­mu­nau­ta­rismes » aux­quels celles-ci risquent de don­ner jour. Acces­soi­re­ment et plus récem­ment, le même pen­seur ne dédaigne pas l’utilité sociale, dans cette pers­pec­tive, d’un chris­tia­nisme huma­niste pou­vant jouer un rôle utile dans l’implantation des nou­velles « valeurs ». Dans la même ligne de pen­sée, Jean-Marc Fer­ry a plu­tôt insis­té sur le double lien que consti­tue­raient, tou­jours dans le cadre d’expérimentation qu’est l’UE, l’allégeance com­mune aux ins­ti­tu­tions (objet de culte d’une nou­velle forme de reli­gion civile) et un jeu d’échanges inter­cul­tu­rels entre les tra­di­tions, anciennes et nou­velles, sup­po­sé pou­voir apai­ser leurs dif­fé­rences par le dia­logue et l’enrichissement mutuel. Les nations, langues et cultures d’origines diverses seraient ain­si récu­pé­rées dans une sorte de patri­moine muséo­gra­phique plu­ra­liste, ou de pan­théon bigar­ré.
Ces construc­tions donnent lieu à des dis­cus­sions com­plexes, et elles n’influencent que par­tiel­le­ment la réa­li­té ins­ti­tu­tion­nelle. Encore cha­cun peut-il consta­ter que cette réa­li­té est elle-même incer­taine. Trans­for­ma­tion des appa­reils d’Etat, absorp­tion de ce qui peut res­ter de poli­tique par l’économie finan­cière, fuite en avant dans l’organisation tech­no­cra­tique d’un « espace » vidé de tout ce qui peut frei­ner l’expansion indé­fi­nie du mar­ché, aban­don et des­truc­tion posi­tive des racines réelles de l’histoire des peuples, poli­tiques de sui­cide démo­gra­phique et de confu­sion eth­nique… L’ensemble est sous nos yeux, témoi­gnant de la ten­sion entre les deux maux extrêmes que sont un plu­ra­lisme pous­sé à ses ultimes consé­quences – l’idéal de la par­faite dés­in­car­na­tion, de la « nudi­té humaine » dirait Jean Brun – et une ges­tion tech­no­cra­tique visant à abais­ser l’intensité des conflits par l’uniformité impo­sée par voie de contrainte.
Cette situa­tion marque un échec patent de la pré­ten­tion huma­niste des Lumières, dont elle révèle les faibles qua­li­tés de l’émancipation annon­cée, qui res­semble bien plu­tôt à une alié­na­tion. Le pro­ces­sus des­truc­teur s’arrêtera peut-être de lui-même, comme l’implosion de l’URSS en a mon­tré la pos­si­bi­li­té. Il res­te­ra alors à faire conver­ger tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ont conser­vé le sens de la digni­té de leur ori­gine, se sont effor­cés de faire de leurs familles des foyers de résis­tance morale, et ont d’avance accep­té de consen­tir à sacri­fier leurs aises pour le bien com­mun. Inutile de sou­li­gner le rôle que devrait avoir l’institution ecclé­siale dans une telle pers­pec­tive, mais qu’elle n’a plus guère depuis que la peur de rater le train de l’Histoire a nour­ri la cou­pable dis­po­si­tion de flat­ter l’ennemi plu­tôt que de sou­te­nir le frère. Quoi qu’il en soit, la charge de rebâ­tir l’unité per­due repo­se­ra tou­jours sur ceux qui le vou­dront.