Le bon ordre d’une communauté politique consiste dans la cohésion d’un tout dont chaque élément est cependant respecté dans sa singularité, qu’il s’agisse des individus, des familles, des autres corps sociaux. Et ce tout, dans un temps précis et dans la continuité historique, est ce qui permet à chacune des parties de grandir dans sa propre identité : le bien commun est le bien de chacun, vers lequel tous tendent et qui les élève en dignité. Ce n’est certes pas cette vision classique d’une diversité ordonnée que recouvre le terme pluralisme. Dans son acception la plus répandue aujourd’hui, il s’agit d’un concept fabriqué par l’idéologie démocratique d’origine américaine, devenu depuis la période de la Seconde Guerre mondiale, et surtout après l’effondrement du régime soviétique, un leitmotiv de l’ordre « occidental » et de sa promotion envahissante. Le terme est connoté positivement et paraît immédiatement désigner la paisible convivialité entre les individus et les communautés électives qui les réunissent au-delà de leurs différences. En surplomb du « polythéisme des valeurs » prédominerait ainsi une valeur suprême et par elle-même unifiante, précisément celle d’une totale liberté de pensée, d’expression et de mode de vie baignant dans un climat de mutuelle acceptation. Le pluralisme représenterait ainsi la version la plus sociable de l’égalité, un moyen de réduire les tensions au sein de la société par un régime de tolérance universelle envers toutes les opinions et tous les styles de vie. Cette vision idéalisée correspond assez à ce human fellowship que Jacques Maritain, avec ses Réflexions sur l’Amérique (1958), s’employa à propager auprès des milieux les plus marqués par la culture catholique ; des militants intellectuels de la démocratie libérale, comme Karl Popper ou Isaiah Berlin, ont fait de même auprès d’autres milieux. On retrouve la même idée sous-jacente aux projets de paix des religions auxquels s’affairent un certain nombre d’organisations internationales et ONG, dans une sorte d’œcuménisme pédagogique désireux d’apprendre à « oser vivre nos différences » au sein d’un univers plural – certains disent un « plurivers ».
Toutefois, en dépit du maintien de l’usage terminologique, le pluralisme a eu tendance à céder le pas à des élaborations complexes et moins aimables, comme les prescriptions et interdits du « politiquement correct », ou encore l’« interculturalisme », qui constituent une sorte de codification plus ou moins pointilleuse du pluralisme, cela dans le même temps qu’apparaissaient des conceptions plus radicales et dissolvantes : le relativisme nihiliste de la pensée faible, le multiculturalisme revendicatif et facteur potentiel de guerre civile. Ces palliatifs répondent bien à l’esprit d’un système de pensée politique dont la règle d’or veut qu’il n’y ait jamais de solutions mais seulement des compromis. Cette conscience de la précarité est inéluctable pour une raison qui tient à la nature même des principes philosophiques qui inspirent directement la démocratie moderne et le régime imprécis qui lui succède sous nos yeux.
Dans ses Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant affirme que « l’autonomie de la volonté est cette propriété qu’a la volonté d’être à elle-même sa loi indépendamment de toute propriété des objets du vouloir ». Cette prétention à l’autodétermination souveraine rencontre des obstacles à l’intérieur même de l’individu. L’homme adulte de la modernité est réputé « partout dans les fers » (Rousseau), victime de préjugés suscités et exploités par des êtres trompeurs qui cherchent à le maintenir dans un état de minorité en faisant peser sur lui le fardeau d’illusoires obligations. Son progrès moral devrait donc résulter d’une ascèse de la libération, toute sujétion à une loi extérieure à sa volonté étant assimilée à l’indignité de l’esclavage. L’homme libre est celui que rien ne retient, peut-être même pas sa propre identité, si l’on en croit une partie de la pensée contemporaine héritière de Hume. Ce discours « libérateur » traverse toute l’histoire de la pensée moderne, de Condorcet à Freud, de Kant à Foucault, de Rousseau à Marx. La seule énumération de ces quelques personnages montre que les voies de la libération envisagée sont diverses et non définitives, bien qu’elles participent toutes du même esprit au-delà de leur antagonisme. C’est que tous ces personnages rivalisent entre eux dans leurs efforts pour vaincre la résistance des « préjugés », si possible dès la prime enfance, cette résistance étant d’autant plus forte qu’elle s’appuie sur des attaches naturelles, familiales, nationales, historiques, religieuses, sur la conscience commune du bien et du mal, et sur des institutions qui font obstacle à la libération attendue, telle l’Eglise. De là cette critique interminable des contraintes, ces interprétations psychologiques des « névroses religieuses », cette phobie des communautés non établies sur des bases contractuelles. Xavier Martin a montré dans S’approprier l’homme : un thème obsessionnel de la Révolution (DMM, Poitiers, 2013) à quel point cette prétention de libérer les autres pouvait déboucher, dès la fin du XVIIIe siècle, sur la recherche de moyens très contraignants de manipulation visant à transformer la nature humaine elle-même.
Et pourtant l’obstacle principal à la réalisation du projet des Lumières se situe à l’intérieur même du concept moderne de liberté. Il découle tout simplement de la prétention de faire cohabiter dans la paix une multiplicité de souverainetés individuelles, dont l’espace vital est par la force des choses limité. Chaque sujet affronte l’existence d’autrui dont l’aspiration est définie sur le même principe que la sienne, mais souvent en contradiction avec elle : les libertés, absolues dans l’abstrait, sont donc contraintes de s’autolimiter du fait de leur coexistence. Que la propriété soit considérée par Rousseau comme un malheur, ou bien comme un moyen de défense par Locke ne change rien au problème concret. L’important est d’essayer de trouver un moyen de pratiquer l’autonomie dans son plus grand degré de réalisation possible.
L’individu idéal de la modernité n’est pas, sauf rares exceptions, un solitaire absolu : il n’est pas asocial dans la mesure où il trouve souvent utile ou agréable (ce qui revient au même) la compagnie de ses semblables. Mais dans cette perspective sa sociabilité ne saurait être mesurée, par définition, sur les exigences découlant de la raison des choses, moins encore sur la charité chrétienne, parce que ces concepts lui sont étrangers et doivent le rester. Le même individu n’est pas non plus dépourvu de moralité, en ce sens que, conséquent avec l’affirmation de son autonomie, il se fait un devoir d’être libre, c’est-à-dire émancipé de toute obligation de respecter une quelconque loi extérieure à son propre désir. Il faut qu’il se libère, et les plus avancés sur le chemin de cette libération se doivent de l’y aider, du moins le prétendent-ils fréquemment. S’il choisit de faire le bien (objectivement considéré), c’est non parce que c’est le bien qu’il a le devoir d’accomplir, mais parce que c’est lui qui le choisit.
Il est facile de comprendre le danger social d’une telle procédure. Que tous choisissent la même conduite relève d’une croyance dans l’ordre spontané sorti du chaos. A moins que soit à l’œuvre quelque « main cachée », comme l’imaginait Adam Smith dans le domaine particulier de l’économie. La seule possibilité envisagée est celle d’un choix commun à plusieurs, fondateur d’une communauté contractuelle institutrice de sa propre tradition : telle est la version communautarienne de la question.
En réalité, l’anthropologie politique moderne n’a jamais pu se passer d’un coup de pouce ; l’individu totalement législateur de lui-même tient de l’exception pathologique, mieux vaut donc s’en méfier. L’idée démocratique s’accommode donc toujours de formules mixtes. C’était d’ailleurs la hantise de Rousseau, très conscient de la contradiction entre la pluralité des souverainetés individuelles et l’unité nécessaire à l’existence d’un corps politique, contradiction dont il crut un temps pouvoir sortir par une abstraction : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution. » (Contrat social, I, 6) Solution malheureusement des plus improbables, pour la plus grande peine de son inventeur, qui s’est étendu sur la description des moyens de saboter un projet aussi mirobolant, du règne des factions à l’inconstance de la volonté générale, avant de conclure qu’il valait mieux essayer de transformer les hommes par une éducation adéquate – d’où l’Emile – plutôt que de rêver d’un peuple de dieux. Cette intention pédagogique n’a jamais cessé d’être à l’ordre du jour dans toutes les configurations du système démocratique, qu’il soit libéral, socialiste ou communiste. Et elle est restée constamment associée à des formes toujours plus élaborées de propagande, adjuvant évidemment utile, mais sans jamais parvenir durablement au contrôle total des consciences.
La pratique historique du régime démocratique a parallèlement tendu a réduire l’importance quantitative du problème, et d’autre part elle s’est efforcée de détourner les sentiments naturels persistant parmi les peuples pour en récupérer l’énergie unifiante.
Dans le premier cas, le principe de la « représentation » – appliquée à une entité et non à une somme de mandataires – a permis, de manière très concrète, de limiter l’entrechoc des souverainetés individuelles au nombre très restreint de professionnels de la politique, et plus concrètement à un nombre plus restreint encore de partis, coteries et clientèles, réservant aux autres souverainetés individuelles la faculté de se manifester dans les rares périodes électorales dûment encadrées.
A l’échelon des peuples, le principe des nationalités, simple application collective du droit reconnu à chacun de fixer sa propre loi, s’est avéré plus difficile à contrôler, la guerre entre les volontés en présence n’ayant plus du tout un caractère symbolique, mais la réalité que l’on sait.
Quant au détournement des sentiments populaires, on comprend à quel point il s’est avéré utile au maintien du système tout entier. En quelque sorte la démocratie a vécu en parasite de l’ordre ancien qui lui a fourni des dévouements qu’elle n’aurait jamais pu obtenir de manière directe et durable. Jean de Viguerie, dans son essai Les deux patries (DMM, Bouère,1998) a montré comment avait fonctionné l’ambiguïté créée par l’identification entre la patrie française réelle et le régime né de la révolution, captant les sentiments populaires envers la première au service exclusif du second. L’observation concernait la France mais vaut analogiquement partout ailleurs. A partir de là s’est développée toute une religion civile, avec ses liturgies symboliques et son exaltation de « ceux qui pieusement sont morts pour la patrie » (Hugo) et sa récupération « républicaine » de la morale chrétienne, ayant grand soin de cultiver une continuité (falsifiée) avec le passé : ainsi fut le « roman national » français, progressivement élaboré par les historiens du XIXe siècle jusqu’au moment où les conditions de son maintien ont cessé d’être, dans la suite de la fin de l’Algérie française, de mai 1968 et de la chute du Mur de Berlin. Par ailleurs, on admettra que la récupération, en brouillant les cartes, a rendu jusqu’à un certain point le phénomène réversible : bon an, mal an, le culte patriotique de Jeanne d’Arc, par exemple, a servi à maintenir vivant celui de la Sainte de la Patrie, jusqu’à ce qu’il soit délibérément mis en désuétude. Et ainsi de suite.
Aujourd’hui il n’en va plus de même, pas plus en France que dans la plupart des pays ouest-européens et occidentaux en général, l’équilibre entre les facteurs d’éclatement et les facteurs de cohésion ayant été rompu sous l’effet du passage à la modernité tardive. C’est pourquoi non seulement le pluralisme fait un retour en force, mais il prend un aspect gravement nihiliste. Comme l’a écrit Augusto Del Noce, la déconfiture du communisme a révélé à lui-même « l’esprit bourgeois à l’état pur », matérialiste, libertin, ennemi de la religion, rejetant « ce qui reste comme trace de religieux dans l’idée révolutionnaire » (L’époque de la sécularisation, tr. fr. Syrtes, 2001, p. 36). Le philosophe italien pensait au communisme, mais son propos est de portée plus vaste. La « religion des droits de l’homme » (Véronique Zuber) pas plus que la remise à l’honneur d’un certain pathos républicain (penser aux efforts en ce sens d’un Vincent Peillon), par leur abstraction même, ne contredisent son observation, tout au contraire.
Le résultat de ce basculement est clair : il déstabilise les sociétés dans leurs fondements moraux et institutionnels, et atteint leur identité culturelle et physique, entre autres à cause des mouvements migratoires massifs et brutaux, de la destruction programmée de la famille, de l’enseignement régressif, etc. Les valeurs d’hier sont devenues les contre-valeurs d’aujourd’hui. Les nouveaux intellectuels organiques s’activent dans des voies diverses et entremêlées en direction des mêmes buts : les adeptes des postcolonial studies prétendent « décoloniser » les nations historiques de tout ce qui formait le substrat spirituel et moral de leurs vocations propres, les militants du gender et de la « culture » queer s’emploient à subvertir la morale traditionnelle, les acteurs de l’« Art contemporain » créent une symbolique du vide, et ainsi de suite. Les uns et les autres se rassemblent dans un communautarisme sociétal complètement coupé du peuple, ne portant aucun intérêt aux incantations démocratiques, et bénéficient des subsides d’Etat. Intellectuels organiques avons-nous dit, c’est-à-dire mis au service d’un pouvoir. Il n’est pas difficile de comprendre la nature de ce dernier, la globalisation étant le champ clos d’empires ayant très peu à voir avec le respect des règles du bien vivre de l’humanité. L’ensemble du phénomène marque clairement un changement d’époque, bien que ce qui arrive ne fasse qu’accomplir une évolution interne du processus moderne dans lequel il prend place.
Le pluralisme s’est mué en dangereux désordre. Ce constat de fait tracasse les théoriciens. Il faut bien trouver un point d’équilibre, sans lequel tout risquerait de sombrer dans un chaos définitif. Après l’avoir introduit en prétendant peut-être le contrôler ou bien en croyant qu’il se stabiliserait tout seul, il reste à essayer de l’endiguer. Mais comment définir des contre-mesures sans que celles-ci ne portent atteinte à un processus dont on refuse de sortir ? On en revient au cauchemar de la conciliation de l’unité et de la diversité dans le cadre d’une approche de fond qui ne connaît en fait que le deuxième terme.
Sur ce terrain s’additionnent deux formes complémentaires d’une même tendance de fond, l’une cependant plus conceptuelle, l’autre plus pratique. La première tourne autour de l’effort pour définir une « identité postnationale » supposée pouvoir fonder les motifs d’une adhésion à l’utopie d’un monde unifié mais qui ne se réduirait pas à un marché global. L’enracinement n’aurait plus de lien avec les appartenances nationales nées de l’histoire – le principe des nationalités, apanage de la modernité « classique » étant ainsi déclassé de la théorie démocratique – mais s’opérerait au profit d’abstractions – droits de l’homme, démocratie délibérative, etc. L’Union européenne, qui constitue le cas à partir duquel réfléchit Habermas, pourrait ainsi obtenir de la part de tous ceux qui résident sur ses terres, qu’ils soient de souche très ancienne ou récemment installés, un même « patriotisme constitutionnel » supposé créer entre eux une commune loyauté, au-delà de leurs cultures d’origine et des « communautarismes » auxquels celles-ci risquent de donner jour. Accessoirement et plus récemment, le même penseur ne dédaigne pas l’utilité sociale, dans cette perspective, d’un christianisme humaniste pouvant jouer un rôle utile dans l’implantation des nouvelles « valeurs ». Dans la même ligne de pensée, Jean-Marc Ferry a plutôt insisté sur le double lien que constitueraient, toujours dans le cadre d’expérimentation qu’est l’UE, l’allégeance commune aux institutions (objet de culte d’une nouvelle forme de religion civile) et un jeu d’échanges interculturels entre les traditions, anciennes et nouvelles, supposé pouvoir apaiser leurs différences par le dialogue et l’enrichissement mutuel. Les nations, langues et cultures d’origines diverses seraient ainsi récupérées dans une sorte de patrimoine muséographique pluraliste, ou de panthéon bigarré.
Ces constructions donnent lieu à des discussions complexes, et elles n’influencent que partiellement la réalité institutionnelle. Encore chacun peut-il constater que cette réalité est elle-même incertaine. Transformation des appareils d’Etat, absorption de ce qui peut rester de politique par l’économie financière, fuite en avant dans l’organisation technocratique d’un « espace » vidé de tout ce qui peut freiner l’expansion indéfinie du marché, abandon et destruction positive des racines réelles de l’histoire des peuples, politiques de suicide démographique et de confusion ethnique… L’ensemble est sous nos yeux, témoignant de la tension entre les deux maux extrêmes que sont un pluralisme poussé à ses ultimes conséquences – l’idéal de la parfaite désincarnation, de la « nudité humaine » dirait Jean Brun – et une gestion technocratique visant à abaisser l’intensité des conflits par l’uniformité imposée par voie de contrainte.
Cette situation marque un échec patent de la prétention humaniste des Lumières, dont elle révèle les faibles qualités de l’émancipation annoncée, qui ressemble bien plutôt à une aliénation. Le processus destructeur s’arrêtera peut-être de lui-même, comme l’implosion de l’URSS en a montré la possibilité. Il restera alors à faire converger tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ont conservé le sens de la dignité de leur origine, se sont efforcés de faire de leurs familles des foyers de résistance morale, et ont d’avance accepté de consentir à sacrifier leurs aises pour le bien commun. Inutile de souligner le rôle que devrait avoir l’institution ecclésiale dans une telle perspective, mais qu’elle n’a plus guère depuis que la peur de rater le train de l’Histoire a nourri la coupable disposition de flatter l’ennemi plutôt que de soutenir le frère. Quoi qu’il en soit, la charge de rebâtir l’unité perdue reposera toujours sur ceux qui le voudront.