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Sources et pers­pec­tives

Qu’est-ce que la théo­lo­gie du peuple, théo­lo­gie prin­ci­pa­le­ment argen­tine ? Est-elle une variante de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion, ou une pen­sée sub­stan­tiel­le­ment dif­fé­rente ? Ces ques­tions, presque incon­grues il y a encore peu de temps, sauf en des cercles spé­cia­li­sés, se sont posées plus lar­ge­ment depuis l’élection sur le Siège de Pierre de Jorge Mario Ber­go­glio, lui-même de natio­na­li­té argen­tine. C’est entre autres vers ce cou­rant théo­lo­gique, mais aus­si phi­lo­so­phique, que l’on se tourne pour com­prendre les tenants et abou­tis­sants des inter­ven­tions papales dans les­quelles les mots « peuple », « pauvres », « péri­phé­ries » reviennent plus que fré­quem­ment, inter­ven­tions où résonnent des accents allant par­fois du côté de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion, par­fois du côté de la dévo­tion popu­laire, accents empreints de beau­coup d’empathie. Qu’une grande part de cela relève du tem­pé­ra­ment d’un homme, de ses réfé­rences intel­lec­tuelles et spi­ri­tuelles éclec­tiques, sans doute ; il est tou­te­fois per­mis de son­der, non un homme, mais une théo­lo­gie, cette théo­lo­gie du peuple pour, éven­tuel­le­ment, en rece­voir quelque éclai­rage ((. On ne fera pas ici une ana­lyse sys­té­ma­tique des inter­ven­tions du pape Fran­çois, mais seront indi­qués en note, la plu­part du temps, des pas­sages de ses inter­ven­tions, notam­ment de l’exhortation apos­to­lique Evan­ge­lii gau­dium, qui indi­que­ront la proxi­mi­té entre la théo­lo­gie du peuple et le dis­cours de l’actuel pape.)) . La pré­sente étude se conten­te­ra d’analyser la notion de « peuple » telle que la théo­lo­gie épo­nyme la déve­loppe. Et puisqu’elle se reven­dique for­te­ment, sur ce point, du concile Vati­can II, par­ti­cu­liè­re­ment de la mise en valeur de la notion de « peuple de Dieu » dans la consti­tu­tion dog­ma­tique sur l’Eglise, Lumen gen­tium, il paraît assez natu­rel d’entrer par cette porte ; en fait, plu­tôt, d’emprunter un che­min plus res­treint : non la notion de « peuple de Dieu » dans le cor­pus conci­liaire, mais les élé­ments les plus signi­fi­ca­tifs de ce cor­pus rete­nus par les théo­lo­giens de cette école : l’unité du peuple, le lien entre peuples et peuple de Dieu, la sagesse popu­laire éle­vée au niveau du sen­sus fide­lium, tout cela selon une pers­pec­tive prin­ci­pa­le­ment his­to­rique, dont l’ancrage conci­liaire se trouve dans la notion de « signes des temps ».
Sur cette notion de peuple de Dieu, déve­lop­pée par le concile Vati­can II (non qu’il l’ait inven­tée bien évi­dem­ment, mais cer­tains accents sont à l’évidence nou­veaux), on sait quelles ont été et quelles sont encore, de divers hori­zons, les cri­tiques qui ont été avan­cées, cer­taines visant le texte lui-même, d’autres les fausses inter­pré­ta­tions qui en furent don­nées. Dans une confé­rence pro­non­cée en l’an 2000, le car­di­nal Joseph Rat­zin­ger, alors pré­fet de la Congré­ga­tion pour la Doc­trine de Foi, se pla­çait cer­tai­ne­ment dans la seconde pers­pec­tive, mais sem­blait aus­si poin­ter un défi­cit concep­tuel du docu­ment conci­liaire, que le magis­tère pos­té­rieur avait réso­lu par l’introduction de la notion de « com­mu­nion », à peu de choses près absente des textes de Vati­can II, au moins très secon­daire : « Dans une pre­mière phase de la récep­tion du Concile, ce qui domi­na, avec le thème de la col­lé­gia­li­té, c’est le concept de peuple de Dieu qui, très vite, à par­tir de l’emploi lin­guis­tique, géné­ral en poli­tique, du mot peuple, fut com­pris, dans le cadre de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion, selon l’emploi du mot mar­xiste de « peuple », comme oppo­si­tion aux classes domi­nantes et, plus géné­ra­le­ment et encore plus lar­ge­ment, au sens de la sou­ve­rai­ne­té du peuple, qu’on devrait en fin de compte appli­quer désor­mais éga­le­ment à l’Eglise. » ((. Joseph Rat­zin­ger, « L’ecclésiologie de la Consti­tu­tion conci­liaire Lumen gen­tium », confé­rence au congrès d’études sur le concile Vati­can II, 25–27 février 2000, in : La Docu­men­ta­tion catho­lique, n. 2222, pp. 251–253. La confé­rence peut être lue sur le site de la Congré­ga­tion pour le cler­gé : http://www.clerus.org/clerus/dati/2001–05/10–6/RatziVII.html))  La théo­lo­gie du peuple – on entend le mon­trer – n’est pas exempte en tota­li­té de ces cri­tiques ; on ne sau­rait donc dis­tin­guer de manière tout à fait assu­rée théo­lo­gie du peuple et théo­lo­gie de la Libé­ra­tion, la pre­mière échap­pant tota­le­ment aux cri­tiques por­tées contre l’autre. Pour autant, le mot « peuple » n’a pas au pre­mier abord, dans la théo­lo­gie épo­nyme, la signi­fi­ca­tion rap­pe­lée par le car­di­nal Rat­zin­ger et qui a fait l’objet de mises en garde de l’Eglise à l’encontre de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion, c’est-à-dire de « peuple, comme oppos[é] aux classes domi­nantes ». Le père jésuite argen­tin Scan­none, un des fon­da­teurs et tenants actuels les plus signi­fi­ca­tifs de ce cou­rant théo­lo­gique et, qui plus est, ancien pro­fes­seur et ami du pape Fran­çois, carac­té­rise de manière très claire cette dif­fé­rence de point de départ : « « peuple » est une caté­go­rie qui sup­pose une uni­té anté­rieure au conflit » ((. Juan Car­los Scan­none, « Pers­pec­ti­vas eccle­sioló­gi­cas de la « teo­logía del Pue­blo » en la Argen­ti­na », in San­dro Paniz­zo­lo et al.(eds.), Eccle­sia ter­tii mil­len­ni adve­nien­tis. Omag­gio al P. Ángel Antón, Piemme, Casale Mon­fer­ra­to, 1997. Repro­duc­tion inté­grale : http://bibliotecacatolicadigital.org/FICHAS/Teologia_latina/perspectivas_eclesiologicas.htm)) . Qu’est alors ce peuple ? La notion est proche, déclare le même, de celle de nation : un ter­ri­toire et un Etat en sont des élé­ments fon­da­men­taux, mais plus impor­tantes sont les dimen­sions cultu­relles et his­to­riques. Le peuple est « le sujet d’une his­toire (mémoire, conscience et pro­jet his­to­rique) et d’une culture com­munes » (ibid.). Mais cela ne suf­fit pas à en faire l’objet, et moins encore le sujet d’une théo­lo­gie : ce qui rend cela pos­sible tient en ce que cette réa­li­té his­to­ri­co-cultu­relle est aus­si une réa­li­té théo­lo­gale, en ce sens que le peuple a été évan­gé­li­sé et qu’il vit de cette évan­gé­li­sa­tion, qu’il en est une mani­fes­ta­tion. Un pas­sage de la Consti­tu­tion Lumen gen­tium doit être ici cité, comme un des fon­de­ments de cette asser­tion : « L’unique Peuple de Dieu est pré­sent à tous les peuples de la terre, emprun­tant à tous les peuples ses propres citoyens, citoyens d’un Royaume dont le carac­tère n’est pas de nature ter­restre mais céleste. Tous les fidèles, en effet, dis­per­sés à tra­vers le monde, sont, dans l’Esprit Saint, en com­mu­nion avec les autres, et, de la sorte « celui qui réside à Rome sait que ceux des Indes sont pour lui un membre ». Mais comme le Royaume du Christ n’est pas de ce monde (cf. Jn 18, 36), l’Eglise, Peuple de Dieu par qui ce Royaume prend corps, ne retire rien aux richesses tem­po­relles de quelque peuple que ce soit, au contraire, elle sert et assume toutes les capa­ci­tés, les res­sources et les formes de vie des peuples en ce qu’elles ont de bon ; en les assu­mant, elle les puri­fie, elle les ren­force, elle les élève. » (n.13) Il est ici, bien évi­dem­ment, ques­tion d’inculturation ; tou­te­fois, le « peuple » de cette théo­lo­gie n’est pas un peuple auquel une pre­mière annonce est faite, mais celui en lequel l’Evangile et l’Eglise sont pro­fon­dé­ment et depuis long­temps ancrés : « L’idée de fond est que le peuple d’Amérique latine a déjà été évan­gé­li­sé et pré­sente ain­si de nom­breux élé­ments qui ne sont pas seule­ment des « semences » mais encore des « fruits » du Verbe. […] Il ne s’agit pas d’une reli­gion natu­relle, sim­ple­ment « semence » du Verbe, […] [mais] d’un authen­tique catho­li­cisme popu­laire, « fruit » du Verbe. » ((. J.C. Scan­none, « Teo­lo­gia del Popo­lo », entre­tien avec Ales­san­dro Arma­to, dans Mon­do e Mis­sione, novembre 2011, http://www.missionline.org/index.php?l=it&art=4170 ))  On peut alors par­ler, dans cette pers­pec­tive, d’une sagesse du peuple, ou popu­laire, qui a à voir avec le sen­sus fide­lium. Rap­pe­lons tout d’abord ce que Lumen gen­tium en affirme, dans le para­graphe (n. 12) qui pré­cède l’extrait cité plus haut : « La col­lec­ti­vi­té des fidèles, ayant l’onction qui vient du Saint (cf. 1 Jn 2, 20.27), ne peut se trom­per dans la foi ; ce don par­ti­cu­lier qu’elle pos­sède, elle le mani­feste moyen­nant le sens sur­na­tu­rel de foi qui est celui du peuple tout entier, lorsque, « des évêques jusqu’aux der­niers des fidèles laïcs », elle apporte aux véri­tés concer­nant la foi et les mœurs un consen­te­ment uni­ver­sel. Grâce en effet à ce sens de la foi qui est éveillé et sou­te­nu par l’Esprit de véri­té, et sous la conduite du magis­tère sacré, pour­vu qu’il lui obéisse fidè­le­ment, le Peuple de Dieu reçoit non plus une parole humaine, mais véri­ta­ble­ment la Parole de Dieu (cf. 1Th 2, 13), il s’attache indé­fec­ti­ble­ment à la foi trans­mise aux saints une fois pour toutes (cf. Jude 3), il y pénètre plus pro­fon­dé­ment par un juge­ment droit et la met plus par­fai­te­ment en œuvre dans sa vie. » On pour­ra alors affir­mer de la per­son­na­li­té col­lec­tive, cultu­relle et théo­lo­gale, du peuple esquis­sée à l’instant : « Il semble pré­fé­rable de par­ler de « sen­sus popu­li« plus que de « sen­sus fide­lium ». Le sujet du « sen­sus fide­lium » pour­rait être sim­ple­ment la somme des indi­vi­dus qui croient les mêmes véri­tés. En revanche, le « sen­sus popu­li » est celui d’un sujet com­mu­nau­taire, le peuple, qui à par­tir de sa com­mune expé­rience chré­tienne s’exprime dans la pro­duc­tion d’une culture propre et par­ti­cu­lière, ouvrant aux autres un accès à la même expé­rience : « le peuple évan­gé­lise le peuple ». » ((. Vic­tor Manuel Fernán­dez, « El « sen­sus popu­li » : la legi­ti­mi­dad de una teo­logía desde el pue­blo », dans Revis­ta Teo­logía [Bue­nos Aires], tome XXXIV, n. 72, 1998, pp. 133–164 ; ici p. 162. Cf. aus­si cette cita­tion du pape Fran­çois : « Nous pou­vons pen­ser que les divers peuples, chez qui l’Evangile a été incul­tu­ré, sont des sujets col­lec­tifs actifs, agents de l’évangélisation. Ceci se véri­fie parce que chaque peuple est le créa­teur de sa culture et le pro­ta­go­niste de son his­toire. La culture est quelque chose de dyna­mique, qu’un peuple recrée constam­ment, et chaque géné­ra­tion trans­met à la sui­vante un ensemble de com­por­te­ments rela­tifs aux diverses situa­tions exis­ten­tielles, qu’elle doit éla­bo­rer de nou­veau face à ses propres défis. » (Exhor­ta­tion apos­to­lique Evan­ge­lii gau­dium, n. 121).))
Vient alors une ques­tion : peut-on, et com­ment, appli­quer à ce sen­sus popu­li la note d’infaillibilité propre au sen­sus fide­lium, ce qui, soit dit en pas­sant, passe par une exten­sion du champ d’application à la culture, et non pas seule­ment à la foi et aux mœurs ? Pour ce faire, la théo­lo­gie du peuple éta­blit une rela­tion d’analogie entre le peuple ani­mé par le sen­sus popu­li et le peuple de Dieu (l’Eglise), sujet du sen­sus fide­lium. Plus pré­ci­sé­ment, elle applique à la notion de peuple l’architecture que cer­tains théo­lo­giens ont don­née à l’Eglise en la qua­li­fiant « Eglise d’Eglises ». De manière iden­tique, on par­le­ra donc, pour qua­li­fier le peuple de Dieu, de « peuple de peuples ».
Les cri­tiques adres­sées à la théo­lo­gie du peuple, sur ce point, viennent de tous côtés. Pour la théo­lo­gie de la libé­ra­tion, le terme de « peuple », pour dési­gner l’Eglise, le peuple de Dieu, ne peut avoir qu’un sens méta­pho­rique, si la réfé­rence prise est celle du peuple comme réa­li­té his­to­rique, cultu­relle et sociale – ce qui est encore plus vrai si les concepts mar­xistes pré­sident à cette réfé­rence ; on ne sau­rait alors rien infé­rer à par­tir d’une ambi­guï­té de ce type. Pour d’autres, socio­logues et phi­lo­sophes actuels ((. Fáti­ma Hur­ta­do López, « Pen­sée cri­tique lati­no-amé­ri­caine : de la phi­lo­so­phie de la libé­ra­tion au tour­nant déco­lo­nial », in : Cahiers des Amé­riques latines, n. 62, 2010, pp. 23–35 ; http://cal. revues.org/1509)) , le concept de peuple ici déve­lop­pé, et plus encore celui de sagesse popu­laire – avec le poids que le rap­pro­che­ment avec l’Eglise et le sens de la foi leur octroient –, ne peuvent que jus­ti­fier les conser­va­tismes poli­tiques, sociaux et reli­gieux, et ain­si rendre inopé­rante la libé­ra­tion que reven­dique tout de même, à sa manière, la théo­lo­gie du peuple. Ces deux ensembles de cri­tiques ont en com­mun l’analyse socio­lo­gique ; on peut en avan­cer une autre, plus théo­lo­gique et à laquelle on accor­de­ra plus de cré­dit. Pour en com­prendre l’enjeu, à par­tir des pré­sup­po­sés de la théo­lo­gie du peuple, il faut reve­nir  au n. 13 de Lumen gen­tium déjà cité : « L’Eglise, Peuple de Dieu par qui ce Royaume prend corps, ne retire rien aux richesses tem­po­relles de quelque peuple que ce soit, au contraire, elle sert et assume toutes les capa­ci­tés, les res­sources et les formes de vie des peuples en ce qu’elles ont de bon ; en les assu­mant, elle les puri­fie, elle les ren­force, elle les élève. » A quoi on ajou­te­ra la phrase, qui vient peu après : « En ver­tu de cette catho­li­ci­té, cha­cune des par­ties apporte aux autres et à l’Eglise tout entière le béné­fice de ses propres dons, en sorte que le tout et cha­cune des par­ties s’accroissent par un échange mutuel uni­ver­sel et par un effort com­mun vers une plé­ni­tude dans l’unité. » Ce qu’un théo­lo­gien argen­tin, Gal­li, tra­duit ain­si : « « peuple de peuples » ne signi­fie pas seule­ment qu’il s’agit d’un « peuple for­mé d’individus pris dans les peuples », mais « aus­si d’un peuple enri­chi par les cultures » des peuples, car l’incarnation dans les peuples et l’assomption de leurs qua­li­tés cultu­relles appar­tiennent à l’ecclésialité. Et parce que, dans la catho­li­ci­té, la pri­mau­té de l’universel inclut les varia­tions par­ti­cu­lières. » ((. Cité par J.C. Scan­none, in « Pers­pec­ti­vas eccle­sioló­gi­cas de la « teo­logía del Pue­blo » en la Argen­ti­na », loc. cit. ))  Dès lors, les par­ti­cu­la­ri­tés cultu­relles des peuples acquièrent une valeur ecclé­sio­lo­gique de pre­mier ordre et, à cer­tains égards, soté­rio­lo­gique (dans le cadre du moment de libé­ra­tion de cette théo­lo­gie).
Ne se trouve-t-on pas ici dans une variante du débat immé­dia­te­ment ecclé­sio­lo­gique, dont les car­di­naux Rat­zin­ger et Kas­per avaient été les pro­ta­go­nistes les plus émi­nents, sur la pri­mau­té his­to­rique et sur­tout onto­lo­gique de l’Eglise uni­ver­selle ou des Eglises par­ti­cu­lières ? Sans pou­voir reve­nir ici sur les termes de ce débat ((. Cf. note 1 supra.)) , on appor­te­ra très clai­re­ment notre accord à la posi­tion du car­di­nal Rat­zin­ger, c’est-àdire à la pri­mau­té de l’Eglise uni­ver­selle sur toute Eglise par­ti­cu­lière. Mais alors le glis­se­ment du sen­sus fide­lium à la sagesse du peuple, avec le sen­sus popu­li comme terme médian, ne peut conser­ver la note d’infaillibilité qui appar­tient au pre­mier terme, sauf à ins­crire tous ces termes dans un rap­port clair à une auto­ri­té et à l’enseignement de cette auto­ri­té : c’est le cas du sen­sus fide­lium, infaillible certes parce qu’il est une réa­li­té théo­lo­gale décou­lant de la grâce, mais aus­si parce qu’il se place « sous la conduite du magis­tère sacré, pour­vu qu’il lui obéisse fidè­le­ment » (Lumen gen­tium n. 12). Or la théo­lo­gie du peuple recèle quelques relents anti-intel­lec­tua­listes, une méfiance, pas for­cé­ment dénuée de tout fon­de­ment (pen­sons au slo­gan : il faut évan­gé­li­ser la reli­gion popu­laire), mais sys­té­ma­ti­sée, envers les élites cultu­relles et ecclé­siales sus­pectes de vou­loir impo­ser une culture et une reli­gion plus « pures ». Certes, l’ancrage dans une tra­di­tion longue et une cer­taine exten­sion sociale jouent un rôle de sta­bi­li­sa­tion sur des bases et des struc­tures de vie et de pen­sée assu­rées. Mais est-ce encore le cas ? Le choc de la moder­ni­té, par­ti­cu­liè­re­ment de l’urbanisation bru­tale et mas­sive, avec sa force de désta­bi­li­sa­tion des sys­tèmes tra­di­tion­nels, semble assez absent de la réflexion. S’il faut en res­ter au cadre théo­rique de cette théo­lo­gie, remar­quons donc qu’il se jus­ti­fie mieux dans une pers­pec­tive ecclé­sio­lo­gique (celle de la pri­mau­té his­to­rique et onto­lo­gique des Eglises par­ti­cu­lières) qui est et la moins clas­sique et la moins solide dans ses fon­de­ments. Ce qui, admet­tons-le, ne remet pas en cause la recon­nais­sance de l’existence et de la valeur de cette réa­li­té com­mu­nau­taire, his­to­rique, cultu­relle et théo­lo­gale qu’on pour­rait peut-être, moyen­nant des ajus­te­ments, qua­li­fier de civi­li­sa­tion chré­tienne.
La notion de peuple dans la théo­lo­gie du même nom ne s’arrête pas au déploie­ment de cette uni­té ini­tiale. Il convient d’y ajou­ter un élé­ment majeur, son cœur : les pauvres. Et ce, selon trois axes : ce qu’est la sagesse popu­laire en sa sub­stance, le non-enfer­me­ment sur soi, sa science ou son pou­voir, les signes des temps.
Nous avons évo­qué à l’instant la part anti-intel­lec­tua­liste de la concep­tion de la sagesse popu­laire selon cette école théo­lo­gique. On le res­sent par exemple dans la cita­tion sui­vante, exem­plaire d’une concep­tion où une influence de l’existentialisme est mani­feste : « Ce que cha­cun a reçu, vécu et pen­sé, n’est pas un pré­sup­po­sé dont il fau­drait se libé­rer, dans une « tabu­la rasa » qui per­met­trait ensuite de connaître objec­ti­ve­ment. Ces « pré­sup­po­sés exis­ten­tiels » sont bien plu­tôt la pos­si­bi­li­té d’accéder à la véri­té depuis un point de vue unique, inac­ces­sible à ceux qui n’ont pas vécu de la même manière. » ((. V. M. Fernán­dez, ibid., p. 135. ))  Or, les pauvres sont ceux qui, par défaut d’une édu­ca­tion aca­dé­mique pous­sée et de la fré­quen­ta­tion concrète des élites de toutes sortes, sont à même de conser­ver cette approche qui fait le fond d’une culture et d’une vie com­mune ; oui : d’une vie com­mune, car cette forme de connais­sance par l’existence implique l’empathie et y conduit, alors que la connais­sance objec­tive menace de se vider, et son sujet avec elle, de toute affec­tion. Là encore, de par la sim­pli­ci­té et par­fois la dure­té de leur exis­tence, les pauvres sont plus ouverts à cette « empa­thie vitale » (ibid.), à la soli­da­ri­té, qui est comme l’assomption dans un com­por­te­ment humain, et chré­tien, de la néces­si­té de sur­vivre.
Dans une pers­pec­tive spé­ci­fi­que­ment chré­tienne, éten­due à toute la réa­li­té socio­cul­tu­relle, dans le cadre de l’analogie entre sen­sus fide­lium et sen­sus popu­li, la théo­lo­gie du peuple se déclare en accord avec l’énoncé sui­vant, qui s’est vou­lu une réponse à la théo­lo­gie de la libé­ra­tion : « Cette réa­li­té des pro­fon­deurs de la liber­té, l’Eglise l’a tou­jours expé­ri­men­tée à tra­vers la vie d’une foule de fidèles, spé­cia­le­ment par­mi les petits et les pauvres. Dans leur foi ceux-ci savent qu’ils sont l’objet de l’amour infi­ni de Dieu. Cha­cun d’eux peut dire : « Je vis dans la foi au Fils de Dieu, qui m’a aimé et qui s’est livré pour moi » (Ga 2, 20b). Telle est leur digni­té qu’aucun des puis­sants ne peut leur arra­cher ; telle est la joie libé­ra­trice pré­sente en eux. Ils savent qu’à eux éga­le­ment s’adresse la parole de Jésus : « Je ne vous appelle plus ser­vi­teurs, car le ser­vi­teur ignore ce que fait son maître ; je vous appelle amis, car tout ce que j’ai appris de mon Père, je vous l’ai fait connaître » (Jn 15, 15). Cette par­ti­ci­pa­tion à la connais­sance de Dieu est leur éman­ci­pa­tion à l’égard des pré­ten­tions à la domi­na­tion de la part des déten­teurs du savoir : « Tous vous pos­sé­dez la science… et vous n’avez pas besoin qu’on vous enseigne » (1 Jn 2, 20b. 27b). Ils sont ain­si conscients d’avoir part à la connais­sance la plus haute à laquelle l’humanité soit appe­lée. Ils se savent aimés de Dieu comme tous les autres et plus que tous les autres. Ils vivent ain­si dans la liber­té qui découle de la véri­té et de l’amour. » ((. Congré­ga­tion pour la Doc­trine de la Foi, Ins­truc­tion Liber­ta­tis conscien­tia sur la liber­té chré­tienne et la libé­ra­tion, 22 mars 1986, n. 21. Ce docu­ment est l’un des textes par lequel a été condam­née la théo­lo­gie de la libé­ra­tion ; V. E. Fernán­dez s’appuie sur ce pas­sage (op. cit., p. 164), qui sert de jus­ti­fi­ca­tion à la théo­lo­gie du peuple. ))
Au final, les pauvres sont « le cœur du peuple », selon le père Scan­none, même si cer­tains « peuvent avoir inté­rio­ri­sé un « cœur de riche » » ((. J.C. Scan­none, « Pers­pec­ti­vas eccle­sioló­gi­cas de la « teo­logía del Pue­blo » en la Argen­ti­na », loc. cit.)) . Pointe ici la super­po­si­tion de la pau­vre­té comme état socio-éco­no­mique et de la pau­vre­té évan­gé­lique : il n’appartient pas à cette étude d’en faire une ana­lyse cri­tique ; notons sim­ple­ment que cette super­po­si­tion, ou asso­cia­tion, est entre­vue sur fond d’une réa­li­té his­to­ri­co-cultu­relle, le peuple, dont tous, à com­men­cer par les pauvres, sont consi­dé­rés comme par­tie pre­nante : la pau­vre­té ne peut alors – dans la logique de la théo­lo­gie du peuple – prendre le seul visage de la contrainte éco­no­mique, et la pau­vre­té évan­gé­lique est « fruit du Verbe » dans le peuple en ques­tion, donc sans doute aus­si dans des élé­ments socio-éco­no­miques comme la pau­vre­té.
Si les pauvres ne sont pas sim­ple­ment ceux qui peinent sous le poids de la contrainte éco­no­mique, ils peinent tout de même ; et s’ils sont du peuple, s’ils en sont le cœur, ils n’en sont pas moins sou­vent tenus à l’écart, et même exclus, de l’organisation sociale, éco­no­mique, poli­tique, voire reli­gieuse de ce peuple. Cette place qui est la leur enjoint à ceux qui main­te­nant (après l’antériorité de l’unité du peuple) leur font face, d’adopter une atti­tude de sor­tie d’eux-mêmes, au moins de la ten­ta­tion de l’enfermement sur soi, sur leurs cer­ti­tudes ou leur pou­voir. Réci­pro­que­ment, cette place des pauvres leur donne le droit et leur intime le devoir de la libé­ra­tion. Voi­là intro­duits, dans leur com­plé­men­ta­ri­té, les deuxième et troi­sième axes par les­quels les pauvres sont récu­pé­rés dans la théo­lo­gie du peuple, pour y occu­per une place cen­trale, se rap­pro­chant par là-même des rivages de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion dont elle avait vou­lu ou pré­ten­du être à l’écart.
Emma­nuel Lévi­nas est une des sources phi­lo­so­phiques men­tion­nées en rap­port avec ce deuxième axe. Dans son ouvrage, Tota­li­té et Infi­ni (1961), le phi­lo­sophe avait pla­cé, au fon­de­ment de son œuvre, l’opposition sui­vante : d’un côté une pen­sée occi­den­tale (et ce qui en découle cultu­rel­le­ment, socia­le­ment, éco­no­mi­que­ment, etc.) qui ramène l’inconnu au connu, le divers au même, l’autre à soi, construi­sant ain­si une pen­sée totale, abou­tis­sant dans le pire des cas – mais comme une consé­quence logique – aux sys­tèmes tota­li­taires ; de l’autre côté, l’injonction éthique par­fai­te­ment asy­mé­trique que le visage d’autrui, irré­duc­tible à toute assi­mi­la­tion, et de l’ordre d’un infi­ni qui contient plus que soi, impose au je, lui inti­mant : « Tu ne tue­ras pas ». C’est ce sché­ma que la théo­lo­gie du peuple, deve­nue ici une phi­lo­so­phie, a adap­té au peuple en toutes ses dimen­sions, non sans recon­naître qu’il y a là comme un tour de force, puisque Emma­nuel Lévi­nas n’avait pas man­qué de pré­ci­ser que la mani­fes­ta­tion du visage d’autrui n’est à consi­dé­rer que dans le cadre du face-à-face de deux per­sonnes. Quand des tiers entrent en jeu, il en va dif­fé­rem­ment : l’éthique ne fait pas une jus­tice sociale, même si elle en est le cri­tère abso­lu. Quoi qu’il en soit de la per­ti­nence de l’adaptation – ce qui n’est pas sans impor­tance, mais ce qu’on laisse de côté dans cette étude plus des­crip­tive –, on com­prend qu’elle ait séduit les théo­lo­giens du peuple ; mais l’on peut s’interroger : n’ont-ils pas vu qu’elle met en ques­tion, au moins rela­ti­vise, le point de départ reven­di­qué : l’unité du peuple ? En effet, à côté de cette uni­té his­to­ri­co-cultu­relle pré­sen­tée comme la réa­li­té fon­da­men­tale et fon­da­trice, on pose que l’ensemble des indi­vi­dus, des groupes qui com­posent ce peuple est struc­tu­ré par un prin­cipe autre, un prin­cipe de tota­li­té et d’exclusion. Par là, la théo­lo­gie du peuple tend à n’être qu’une théo­lo­gie de la libé­ra­tion. Ce hia­tus de l’analyse intel­lec­tuelle indique un manque de cohé­rence ; mais, selon l’appréciation de José Miguel Huer­tas Del­ga­do ((. Cf. dans le pré­sent numé­ro, infra, « De la théo­lo­gie de la libé­ra­tion à la théo­lo­gie du peuple ». )) , pour qui la théo­lo­gie du peuple est essen­tiel­le­ment une praxis, sa « cohé­rence interne ne pré­sente pas grand inté­rêt ». Notons encore que ce deuxième axe de l’insertion des pauvres dans la figure du peuple porte un coup très dur à la dimen­sion théo­lo­gale du peuple. Dit autre­ment, le sen­sus popu­li risque d’être dis­so­cié, jusqu’à l’opposition, d’avec l’autre face de l’infaillibilité de l’Eglise, c’est-à-dire le magis­tère, dont la struc­tu­ra­tion par la pen­sée occi­den­tale est patente ; elle est même reven­di­quée par la qua­li­fi­ca­tion de saint Tho­mas d’Aquin comme Doc­teur com­mun ou les mises en garde plus récentes contre une déshel­lé­ni­sa­tion de la foi (en fait un rejet de la méta­phy­sique) au nom de l’inculturation. Il n’est pas alors éton­nant qu’on en appelle à une réforme de l’Eglise, de ses struc­tures magis­té­rielles et de gou­ver­ne­ment, la diri­geant vers une décen­tra­li­sa­tion au pro­fit des confé­rences épis­co­pales ((. Ain­si dans l’Exhortation apos­to­lique Evan­ge­lii gau­dium, n. 32 : « Le Pape Jean-Paul II deman­da d’être aidé pour « trou­ver une forme d’exercice de la pri­mau­té ouverte à une situa­tion nou­velle, mais sans renon­ce­ment aucun à l’essentiel de sa mis­sion ». Nous avons peu avan­cé en ce sens. La papau­té aus­si, et les struc­tures cen­trales de l’Eglise uni­ver­selle, ont besoin d’écouter l’appel à une conver­sion pas­to­rale. Le Concile Vati­can II a affir­mé que, d’une manière ana­logue aux antiques Eglises patriar­cales, les confé­rences épis­co­pales peuvent « contri­buer de façons mul­tiples et fécondes à ce que le sen­ti­ment col­lé­gial se réa­lise concrè­te­ment ». Mais ce sou­hait ne s’est pas plei­ne­ment réa­li­sé, parce que n’a pas encore été suf­fi­sam­ment expli­ci­té un sta­tut des confé­rences épis­co­pales qui les conçoive comme sujet d’attributions concrètes, y com­pris une cer­taine auto­ri­té doc­tri­nale authen­tique. »)) .
Les pauvres ont pour fonc­tion de rompre la ten­ta­tion tota­li­taire, à tout le moins moins l’égoïsme de l’élite ou de la part inté­grée, ins­tal­lée, du peuple, et invitent à un mou­ve­ment de décen­tre­ment de soi vers eux. On remar­que­ra que ce n’est pas seule­ment en rai­son de leur pau­vre­té et de ce que celle-ci recèle comme sub­stan­ti­fique moelle de la vie du peuple, mais aus­si en rai­son de leur posi­tion d’exclus. Les « péri­phé­ries » vers les­quelles il faut aller ne sont donc pas seule­ment éco­no­miques, mais exis­ten­tielles, humaines, ecclé­siales. Quelques cita­tions du pape Fran­çois suf­fi­ront à illus­trer ce point ; tout d’abord tirées de l’exhortation apos­to­lique Evan­ge­lii gau­dium : « En tout lieu et en toute cir­cons­tance, les chré­tiens, encou­ra­gés par leurs pas­teurs, sont appe­lés à écou­ter le cri des pauvres, comme l’ont bien expri­mé les Evêques du Bré­sil : « Nous vou­lons assu­mer chaque jour, les joies et les espé­rances, les angoisses et les tris­tesses du peuple bré­si­lien, spé­cia­le­ment des popu­la­tions des péri­phé­ries urbaines et des zones rurales – sans terre, sans toit, sans pain, sans san­té – lésées dans leurs droits » » (n. 191) ; « Les pauvres ont une place de choix dans le cœur de Dieu, au point que lui même « s’est fait pauvre » (2Co 8, 9). Tout le che­min de notre rédemp­tion est mar­qué par les pauvres. Ce salut est venu jusqu’à nous à tra­vers le « oui » d’une humble jeune fille d’un petit vil­lage per­du dans la péri­phé­rie d’un grand empire » (n. 197) ; « Il ne s’agit plus sim­ple­ment du phé­no­mène de l’exploitation et de l’oppression, mais de quelque chose de nou­veau : avec l’exclusion reste tou­chée, dans sa racine même, l’appartenance à la socié­té dans laquelle on vit, du moment qu’en elle on ne se situe plus dans les bas-fonds, dans la péri­phé­rie, ou sans pou­voir, mais on est dehors. Les exclus ne sont pas des « exploi­tés », mais des déchets, « des restes » » (n. 53). Citons encore ce pas­sage de l’entretien accor­dé aux revues jésuites : « Nous devons annon­cer l’Evangile sur chaque route, prê­chant la bonne nou­velle du Règne et soi­gnant, aus­si par notre pré­di­ca­tion, tous types de mala­dies et de bles­sures. A Bue­nos Aires j’ai reçu des lettres de per­sonnes homo­sexuelles qui sont des « bles­sés sociaux » parce qu’elles se res­sentent depuis tou­jours condam­nées par l’Eglise. Lors de mon vol de retour de Rio de Janei­ro, j’ai dit que, si une per­sonne homo­sexuelle est de bonne volon­té et qu’elle est en recherche de Dieu, je ne suis per­sonne pour la juger. » ((. « Inter­view du pape Fran­çois aux revues cultu­relles jésuites », réa­li­sée par le P. Anto­nio Spa­da­ro, sj, Etudes, octobre 2013, 30 p., ici p. 15. ))
Dans une telle orien­ta­tion, un ren­ver­se­ment doit être opé­ré dans la théo­lo­gie, la pré­di­ca­tion, l’enseignement, ce que signale la der­nière asser­tion de la pré­cé­dente cita­tion : la misé­ri­corde devient pre­mière, ou si l’on veut, la pas­to­rale. La théo­lo­gie du peuple se situe très net­te­ment dans la suite d’une concep­tion pas­to­rale du concile Vati­can II comme renou­vel­le­ment de l’Eglise, de sa doc­trine et de son ensei­gne­ment, par le sou­ci ou l’a prio­ri pas­to­ral. Evan­ge­lii gau­dium, par exemple, le pro­clame par la mise en exergue d’une curieuse alter­na­tive, d’une oppo­si­tion quelque peu cari­ca­tu­rale : d’un côté « la trans­mis­sion désar­ti­cu­lée d’une mul­ti­tude de doc­trines qu’on essaie d’imposer à force d’insister » (n. 35), « quelques accents doc­tri­naux ou moraux qui pro­cèdent d’options idéo­lo­giques déter­mi­nées » (n. 39) ; de l’autre « le par­fum de l’Evangile » (id.), « ce qui est plus beau, plus grand, plus atti­rant et en même temps plus néces­saire » (n. 35). Dans les paroles et les actes de celui pour qui « la misé­ri­corde est la plus grande des ver­tus » (n. 37), « la pro­po­si­tion se sim­pli­fie, sans perdre pour cela pro­fon­deur et véri­té, et devient ain­si plus convain­cante et plus lumi­neuse » (n. 35).
Mais, se deman­de­ra-t-on, où s’arrête la péri­phé­rie ? Un article impor­tant du père Scan­none mérite d’être cité au regard de cette inter­ro­ga­tion, mais encore de la suite. Article impor­tant, du fait de son auteur déjà pré­sen­té, mais peut-être davan­tage du fait de sa publi­ca­tion dans la revue La Civil­tà cat­to­li­ca, revue jésuite romaine, qui ne paraît pas sans que la Secré­tai­rie d’Etat y ait posé les yeux. Dans la livrai­son d’avril 2013, le repré­sen­tant de la théo­lo­gie du peuple se montre le repré­sen­tant de la « phi­lo­so­phie de la libé­ra­tion » et y décrit, après la genèse, l’actualité de ce cou­rant, écri­vant notam­ment ceci : « Il y a une ouver­ture à de nou­velles pro­po­si­tions, comme la phi­lo­so­phie inter­cul­tu­relle (For­net-Betan­court, Dina Picot­ti), la phi­lo­so­phie du genre et d’autres encore. » ((. J.C. Scan­none, sj, « La filo­so­fia del­la libe­ra­zione », La Civil­tà cat­to­li­ca, t. 3920, 6 avril 2013, pp. 105–120  ; ici, p. 111. ))  Rien dans l’article, et sans doute donc dans la phi­lo­so­phie de la libé­ra­tion, ne per­met de ne pas prendre en compte dans les « péri­phé­ries » (on doit ici rap­pe­ler que ces péri­phé­ries sont peu ou prou por­teuses de la véri­té de ce qu’est le peuple) les per­sonnes qui se disent exclues en fonc­tion de leurs options de « genre ». Or, à l’exception de la dimen­sion théo­lo­gale du peuple, tout est ici sem­blable à la pré­sen­ta­tion de la théo­lo­gie du peuple que nous avons mise en exergue. Comme l’expression de cette dimen­sion théo­lo­gale est prise dans le mou­ve­ment d’empathie et de misé­ri­corde, on peut craindre que les ambi­guï­tés du dis­cours sur les homo­sexuels ou les divor­cés-rema­riés puissent s’étendre à tous autres choix de vie. Comme si cette théo­lo­gie du peuple et son alter ego, la phi­lo­so­phie de la libé­ra­tion, essayaient de se démar­quer des accu­sa­tions, que nous avons signa­lées, de conser­va­tisme social et moral lan­cées à leur encontre.
Reste le troi­sième axe d’insertion des pauvres dans la notion de peuple déve­lop­pée dans la théo­lo­gie du même nom. Une cita­tion de l’exhortation apos­to­lique Evan­ge­lii gau­dium, fai­sant tran­si­tion avec ce qui pré­cède, peut y intro­duire : « Quand la socié­té – locale, natio­nale ou mon­diale – aban­donne dans la péri­phé­rie une par­tie d’elle-même, il n’y a ni pro­grammes poli­tiques, ni forces de l’ordre ou d’intelligence qui puissent assu­rer sans fin la tran­quilli­té » (Evan­ge­lii gau­dium, n. 59). Cet extrait – et son contexte – ne recon­naît cer­tai­ne­ment aucun droit à la vio­lence de la part des exclus, mais elle refuse aus­si toute légi­ti­mi­té à la répres­sion ou à toute forme de conser­va­tion for­cée des struc­tures d’exclusion qui, en tou­chant les pauvres, détruisent la socié­té entière. Les diri­geants et la par­tie inté­grée du peuple ne sau­raient donc dénier aux pauvres ce qui leur revient tant sur un plan pro­fane (la réa­li­té his­to­rique, cultu­relle, sociale, éco­no­mique) que sur un plan théo­lo­gal : la libé­ra­tion. Cette réa­li­té, la théo­lo­gie du peuple la prend en compte, non pas seule­ment par le fait d’une ana­lyse sociale, mais au nom d’un autre élé­ment impor­tant du concile Vati­can II que ce cou­rant théo­lo­gique recueille : les signes des temps, tels que la consti­tu­tion Gau­dium et spes les pré­sente (cf n. 4 de cette consti­tu­tion) : « Jamais les hommes n’ont eu comme aujourd’hui un sens aus­si vif de la liber­té, mais, au même moment, sur­gissent de nou­velles formes d’asservissement social et psy­chique ». De là est née la phi­lo­so­phie de la libé­ra­tion (et la théo­lo­gie du peuple), selon une forme propre : « Phi­lo­so­pher non à par­tir de l’ego (je pense, je tra­vaille, je conquiers…), mais des « pauvres » et des oppri­més, et de la pra­tique de leur libé­ra­tion » ((. Ibid., p. 107. )) . Plus pré­ci­sé­ment encore : « Pour la phi­lo­so­phie de la libé­ra­tion, la pra­tique de la libé­ra­tion est l’«acte pre­mier » (Gus­ta­vo Gutiér­rez), point de départ et lieu her­mé­neu­tique d’une réflexion humaine radi­cale » (ibid.). L’unité cultu­relle du peuple vient après coup, comme une option : ce qui est en jeu, c’est « la com­pré­hen­sion du « peuple » pauvre, envi­sa­gé avant tout à par­tir de la culture et la sagesse popu­laire (Kusch, Car­los Cullen, Scan­none) ; à par­tir de l’extériorité au sys­tème (Dus­sel) ; ou à par­tir de l’oppression de classe, com­prise plus ou moins selon la concep­tion mar­xiste (Cerut­ti) » ((. Ibid., p. 109. )) .
Si l’on ren­voie ce pas­sage à la pré­sen­ta­tion faite dans cet article, notam­ment quant aux trois axes d’introduction de la notion de « pauvres » dans celle de « peuple », il appa­raît pre­miè­re­ment que les trois options pré­sen­tées ne donnent pas nais­sance à trois cou­rants vrai­ment dis­tincts, puisque que nous les avons tous trois retrou­vées dans l’analyse de la théo­lo­gie du peuple. Il est ques­tion d’accents, d’insistances, pas de sépa­ra­tion. Plus impor­tant peut-être, la dis­tinc­tion entre théo­lo­gie du peuple et théo­lo­gie de la libé­ra­tion sur le choix par celle-là de l’unité (du peuple) et par celle-ci du conflit (née de l’oppression des pauvres) doit être très rela­ti­vi­sée, voire remise en cause. Ce qui est un second temps, l’unité du peuple – dont on ne doute pas qu’il soit vou­lu par cer­tains comme un tra­vail d’intégration ou de dépas­se­ment du conflit –, ne par­vient à mas­quer ni l’acte pre­mier, « la pra­tique de la libé­ra­tion », ni l’un de ses théo­ri­ciens, Gus­ta­vo Gutiér­rez… Le veut-on d’ailleurs, puisqu’on le livre aus­si expli­ci­te­ment ?
L’apparition subite et insis­tante dans notre champ d’attention des thèmes que nous venons d’évoquer peut paraître étran­ge­ment exo­tique dans nos pays occi­den­taux, bien qu’ils y aient trou­vé leur loin­taine ori­gine. Mais com­bien dif­fé­rente est ici la situa­tion du peuple chré­tien – des Eglises par­ti­cu­lières consi­dé­rées en leurs dimen­sions cultu­relles et théo­lo­gales – qui a pâti sévè­re­ment des coups de bou­toir de la moder­ni­té, d’une manière dif­fé­rente et dans des pro­por­tions bien plus lourdes que ce qu’ont subi ses homo­logues lati­no-amé­ri­cains ! Que peut-on alors attendre de ce der­nier ava­tar des allers-retours intel­lec­tuels entre Europe et Amé­rique latine, si ce n’est un suc­cé­da­né qui, tout en nous gar­dant des excès révo­lu­tion­naires de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion, ne nous appor­te­ra sans doute pas ce que ce cou­rant por­tait de meilleur en lui, les intui­tions poli­tiques et les cri­tiques sans conces­sion du sys­tème libé­ral moderne.