Qu’est-ce que la théologie du peuple, théologie principalement argentine ? Est-elle une variante de la théologie de la libération, ou une pensée substantiellement différente ? Ces questions, presque incongrues il y a encore peu de temps, sauf en des cercles spécialisés, se sont posées plus largement depuis l’élection sur le Siège de Pierre de Jorge Mario Bergoglio, lui-même de nationalité argentine. C’est entre autres vers ce courant théologique, mais aussi philosophique, que l’on se tourne pour comprendre les tenants et aboutissants des interventions papales dans lesquelles les mots « peuple », « pauvres », « périphéries » reviennent plus que fréquemment, interventions où résonnent des accents allant parfois du côté de la théologie de la libération, parfois du côté de la dévotion populaire, accents empreints de beaucoup d’empathie. Qu’une grande part de cela relève du tempérament d’un homme, de ses références intellectuelles et spirituelles éclectiques, sans doute ; il est toutefois permis de sonder, non un homme, mais une théologie, cette théologie du peuple pour, éventuellement, en recevoir quelque éclairage ((. On ne fera pas ici une analyse systématique des interventions du pape François, mais seront indiqués en note, la plupart du temps, des passages de ses interventions, notamment de l’exhortation apostolique Evangelii gaudium, qui indiqueront la proximité entre la théologie du peuple et le discours de l’actuel pape.)) . La présente étude se contentera d’analyser la notion de « peuple » telle que la théologie éponyme la développe. Et puisqu’elle se revendique fortement, sur ce point, du concile Vatican II, particulièrement de la mise en valeur de la notion de « peuple de Dieu » dans la constitution dogmatique sur l’Eglise, Lumen gentium, il paraît assez naturel d’entrer par cette porte ; en fait, plutôt, d’emprunter un chemin plus restreint : non la notion de « peuple de Dieu » dans le corpus conciliaire, mais les éléments les plus significatifs de ce corpus retenus par les théologiens de cette école : l’unité du peuple, le lien entre peuples et peuple de Dieu, la sagesse populaire élevée au niveau du sensus fidelium, tout cela selon une perspective principalement historique, dont l’ancrage conciliaire se trouve dans la notion de « signes des temps ».
Sur cette notion de peuple de Dieu, développée par le concile Vatican II (non qu’il l’ait inventée bien évidemment, mais certains accents sont à l’évidence nouveaux), on sait quelles ont été et quelles sont encore, de divers horizons, les critiques qui ont été avancées, certaines visant le texte lui-même, d’autres les fausses interprétations qui en furent données. Dans une conférence prononcée en l’an 2000, le cardinal Joseph Ratzinger, alors préfet de la Congrégation pour la Doctrine de Foi, se plaçait certainement dans la seconde perspective, mais semblait aussi pointer un déficit conceptuel du document conciliaire, que le magistère postérieur avait résolu par l’introduction de la notion de « communion », à peu de choses près absente des textes de Vatican II, au moins très secondaire : « Dans une première phase de la réception du Concile, ce qui domina, avec le thème de la collégialité, c’est le concept de peuple de Dieu qui, très vite, à partir de l’emploi linguistique, général en politique, du mot peuple, fut compris, dans le cadre de la théologie de la libération, selon l’emploi du mot marxiste de « peuple », comme opposition aux classes dominantes et, plus généralement et encore plus largement, au sens de la souveraineté du peuple, qu’on devrait en fin de compte appliquer désormais également à l’Eglise. » ((. Joseph Ratzinger, « L’ecclésiologie de la Constitution conciliaire Lumen gentium », conférence au congrès d’études sur le concile Vatican II, 25–27 février 2000, in : La Documentation catholique, n. 2222, pp. 251–253. La conférence peut être lue sur le site de la Congrégation pour le clergé : http://www.clerus.org/clerus/dati/2001–05/10–6/RatziVII.html)) La théologie du peuple – on entend le montrer – n’est pas exempte en totalité de ces critiques ; on ne saurait donc distinguer de manière tout à fait assurée théologie du peuple et théologie de la Libération, la première échappant totalement aux critiques portées contre l’autre. Pour autant, le mot « peuple » n’a pas au premier abord, dans la théologie éponyme, la signification rappelée par le cardinal Ratzinger et qui a fait l’objet de mises en garde de l’Eglise à l’encontre de la théologie de la libération, c’est-à-dire de « peuple, comme oppos[é] aux classes dominantes ». Le père jésuite argentin Scannone, un des fondateurs et tenants actuels les plus significatifs de ce courant théologique et, qui plus est, ancien professeur et ami du pape François, caractérise de manière très claire cette différence de point de départ : « « peuple » est une catégorie qui suppose une unité antérieure au conflit » ((. Juan Carlos Scannone, « Perspectivas ecclesiológicas de la « teología del Pueblo » en la Argentina », in Sandro Panizzolo et al.(eds.), Ecclesia tertii millenni advenientis. Omaggio al P. Ángel Antón, Piemme, Casale Monferrato, 1997. Reproduction intégrale : http://bibliotecacatolicadigital.org/FICHAS/Teologia_latina/perspectivas_eclesiologicas.htm)) . Qu’est alors ce peuple ? La notion est proche, déclare le même, de celle de nation : un territoire et un Etat en sont des éléments fondamentaux, mais plus importantes sont les dimensions culturelles et historiques. Le peuple est « le sujet d’une histoire (mémoire, conscience et projet historique) et d’une culture communes » (ibid.). Mais cela ne suffit pas à en faire l’objet, et moins encore le sujet d’une théologie : ce qui rend cela possible tient en ce que cette réalité historico-culturelle est aussi une réalité théologale, en ce sens que le peuple a été évangélisé et qu’il vit de cette évangélisation, qu’il en est une manifestation. Un passage de la Constitution Lumen gentium doit être ici cité, comme un des fondements de cette assertion : « L’unique Peuple de Dieu est présent à tous les peuples de la terre, empruntant à tous les peuples ses propres citoyens, citoyens d’un Royaume dont le caractère n’est pas de nature terrestre mais céleste. Tous les fidèles, en effet, dispersés à travers le monde, sont, dans l’Esprit Saint, en communion avec les autres, et, de la sorte « celui qui réside à Rome sait que ceux des Indes sont pour lui un membre ». Mais comme le Royaume du Christ n’est pas de ce monde (cf. Jn 18, 36), l’Eglise, Peuple de Dieu par qui ce Royaume prend corps, ne retire rien aux richesses temporelles de quelque peuple que ce soit, au contraire, elle sert et assume toutes les capacités, les ressources et les formes de vie des peuples en ce qu’elles ont de bon ; en les assumant, elle les purifie, elle les renforce, elle les élève. » (n.13) Il est ici, bien évidemment, question d’inculturation ; toutefois, le « peuple » de cette théologie n’est pas un peuple auquel une première annonce est faite, mais celui en lequel l’Evangile et l’Eglise sont profondément et depuis longtemps ancrés : « L’idée de fond est que le peuple d’Amérique latine a déjà été évangélisé et présente ainsi de nombreux éléments qui ne sont pas seulement des « semences » mais encore des « fruits » du Verbe. […] Il ne s’agit pas d’une religion naturelle, simplement « semence » du Verbe, […] [mais] d’un authentique catholicisme populaire, « fruit » du Verbe. » ((. J.C. Scannone, « Teologia del Popolo », entretien avec Alessandro Armato, dans Mondo e Missione, novembre 2011, http://www.missionline.org/index.php?l=it&art=4170 )) On peut alors parler, dans cette perspective, d’une sagesse du peuple, ou populaire, qui a à voir avec le sensus fidelium. Rappelons tout d’abord ce que Lumen gentium en affirme, dans le paragraphe (n. 12) qui précède l’extrait cité plus haut : « La collectivité des fidèles, ayant l’onction qui vient du Saint (cf. 1 Jn 2, 20.27), ne peut se tromper dans la foi ; ce don particulier qu’elle possède, elle le manifeste moyennant le sens surnaturel de foi qui est celui du peuple tout entier, lorsque, « des évêques jusqu’aux derniers des fidèles laïcs », elle apporte aux vérités concernant la foi et les mœurs un consentement universel. Grâce en effet à ce sens de la foi qui est éveillé et soutenu par l’Esprit de vérité, et sous la conduite du magistère sacré, pourvu qu’il lui obéisse fidèlement, le Peuple de Dieu reçoit non plus une parole humaine, mais véritablement la Parole de Dieu (cf. 1Th 2, 13), il s’attache indéfectiblement à la foi transmise aux saints une fois pour toutes (cf. Jude 3), il y pénètre plus profondément par un jugement droit et la met plus parfaitement en œuvre dans sa vie. » On pourra alors affirmer de la personnalité collective, culturelle et théologale, du peuple esquissée à l’instant : « Il semble préférable de parler de « sensus populi« plus que de « sensus fidelium ». Le sujet du « sensus fidelium » pourrait être simplement la somme des individus qui croient les mêmes vérités. En revanche, le « sensus populi » est celui d’un sujet communautaire, le peuple, qui à partir de sa commune expérience chrétienne s’exprime dans la production d’une culture propre et particulière, ouvrant aux autres un accès à la même expérience : « le peuple évangélise le peuple ». » ((. Victor Manuel Fernández, « El « sensus populi » : la legitimidad de una teología desde el pueblo », dans Revista Teología [Buenos Aires], tome XXXIV, n. 72, 1998, pp. 133–164 ; ici p. 162. Cf. aussi cette citation du pape François : « Nous pouvons penser que les divers peuples, chez qui l’Evangile a été inculturé, sont des sujets collectifs actifs, agents de l’évangélisation. Ceci se vérifie parce que chaque peuple est le créateur de sa culture et le protagoniste de son histoire. La culture est quelque chose de dynamique, qu’un peuple recrée constamment, et chaque génération transmet à la suivante un ensemble de comportements relatifs aux diverses situations existentielles, qu’elle doit élaborer de nouveau face à ses propres défis. » (Exhortation apostolique Evangelii gaudium, n. 121).))
Vient alors une question : peut-on, et comment, appliquer à ce sensus populi la note d’infaillibilité propre au sensus fidelium, ce qui, soit dit en passant, passe par une extension du champ d’application à la culture, et non pas seulement à la foi et aux mœurs ? Pour ce faire, la théologie du peuple établit une relation d’analogie entre le peuple animé par le sensus populi et le peuple de Dieu (l’Eglise), sujet du sensus fidelium. Plus précisément, elle applique à la notion de peuple l’architecture que certains théologiens ont donnée à l’Eglise en la qualifiant « Eglise d’Eglises ». De manière identique, on parlera donc, pour qualifier le peuple de Dieu, de « peuple de peuples ».
Les critiques adressées à la théologie du peuple, sur ce point, viennent de tous côtés. Pour la théologie de la libération, le terme de « peuple », pour désigner l’Eglise, le peuple de Dieu, ne peut avoir qu’un sens métaphorique, si la référence prise est celle du peuple comme réalité historique, culturelle et sociale – ce qui est encore plus vrai si les concepts marxistes président à cette référence ; on ne saurait alors rien inférer à partir d’une ambiguïté de ce type. Pour d’autres, sociologues et philosophes actuels ((. Fátima Hurtado López, « Pensée critique latino-américaine : de la philosophie de la libération au tournant décolonial », in : Cahiers des Amériques latines, n. 62, 2010, pp. 23–35 ; http://cal. revues.org/1509)) , le concept de peuple ici développé, et plus encore celui de sagesse populaire – avec le poids que le rapprochement avec l’Eglise et le sens de la foi leur octroient –, ne peuvent que justifier les conservatismes politiques, sociaux et religieux, et ainsi rendre inopérante la libération que revendique tout de même, à sa manière, la théologie du peuple. Ces deux ensembles de critiques ont en commun l’analyse sociologique ; on peut en avancer une autre, plus théologique et à laquelle on accordera plus de crédit. Pour en comprendre l’enjeu, à partir des présupposés de la théologie du peuple, il faut revenir au n. 13 de Lumen gentium déjà cité : « L’Eglise, Peuple de Dieu par qui ce Royaume prend corps, ne retire rien aux richesses temporelles de quelque peuple que ce soit, au contraire, elle sert et assume toutes les capacités, les ressources et les formes de vie des peuples en ce qu’elles ont de bon ; en les assumant, elle les purifie, elle les renforce, elle les élève. » A quoi on ajoutera la phrase, qui vient peu après : « En vertu de cette catholicité, chacune des parties apporte aux autres et à l’Eglise tout entière le bénéfice de ses propres dons, en sorte que le tout et chacune des parties s’accroissent par un échange mutuel universel et par un effort commun vers une plénitude dans l’unité. » Ce qu’un théologien argentin, Galli, traduit ainsi : « « peuple de peuples » ne signifie pas seulement qu’il s’agit d’un « peuple formé d’individus pris dans les peuples », mais « aussi d’un peuple enrichi par les cultures » des peuples, car l’incarnation dans les peuples et l’assomption de leurs qualités culturelles appartiennent à l’ecclésialité. Et parce que, dans la catholicité, la primauté de l’universel inclut les variations particulières. » ((. Cité par J.C. Scannone, in « Perspectivas ecclesiológicas de la « teología del Pueblo » en la Argentina », loc. cit. )) Dès lors, les particularités culturelles des peuples acquièrent une valeur ecclésiologique de premier ordre et, à certains égards, sotériologique (dans le cadre du moment de libération de cette théologie).
Ne se trouve-t-on pas ici dans une variante du débat immédiatement ecclésiologique, dont les cardinaux Ratzinger et Kasper avaient été les protagonistes les plus éminents, sur la primauté historique et surtout ontologique de l’Eglise universelle ou des Eglises particulières ? Sans pouvoir revenir ici sur les termes de ce débat ((. Cf. note 1 supra.)) , on apportera très clairement notre accord à la position du cardinal Ratzinger, c’est-àdire à la primauté de l’Eglise universelle sur toute Eglise particulière. Mais alors le glissement du sensus fidelium à la sagesse du peuple, avec le sensus populi comme terme médian, ne peut conserver la note d’infaillibilité qui appartient au premier terme, sauf à inscrire tous ces termes dans un rapport clair à une autorité et à l’enseignement de cette autorité : c’est le cas du sensus fidelium, infaillible certes parce qu’il est une réalité théologale découlant de la grâce, mais aussi parce qu’il se place « sous la conduite du magistère sacré, pourvu qu’il lui obéisse fidèlement » (Lumen gentium n. 12). Or la théologie du peuple recèle quelques relents anti-intellectualistes, une méfiance, pas forcément dénuée de tout fondement (pensons au slogan : il faut évangéliser la religion populaire), mais systématisée, envers les élites culturelles et ecclésiales suspectes de vouloir imposer une culture et une religion plus « pures ». Certes, l’ancrage dans une tradition longue et une certaine extension sociale jouent un rôle de stabilisation sur des bases et des structures de vie et de pensée assurées. Mais est-ce encore le cas ? Le choc de la modernité, particulièrement de l’urbanisation brutale et massive, avec sa force de déstabilisation des systèmes traditionnels, semble assez absent de la réflexion. S’il faut en rester au cadre théorique de cette théologie, remarquons donc qu’il se justifie mieux dans une perspective ecclésiologique (celle de la primauté historique et ontologique des Eglises particulières) qui est et la moins classique et la moins solide dans ses fondements. Ce qui, admettons-le, ne remet pas en cause la reconnaissance de l’existence et de la valeur de cette réalité communautaire, historique, culturelle et théologale qu’on pourrait peut-être, moyennant des ajustements, qualifier de civilisation chrétienne.
La notion de peuple dans la théologie du même nom ne s’arrête pas au déploiement de cette unité initiale. Il convient d’y ajouter un élément majeur, son cœur : les pauvres. Et ce, selon trois axes : ce qu’est la sagesse populaire en sa substance, le non-enfermement sur soi, sa science ou son pouvoir, les signes des temps.
Nous avons évoqué à l’instant la part anti-intellectualiste de la conception de la sagesse populaire selon cette école théologique. On le ressent par exemple dans la citation suivante, exemplaire d’une conception où une influence de l’existentialisme est manifeste : « Ce que chacun a reçu, vécu et pensé, n’est pas un présupposé dont il faudrait se libérer, dans une « tabula rasa » qui permettrait ensuite de connaître objectivement. Ces « présupposés existentiels » sont bien plutôt la possibilité d’accéder à la vérité depuis un point de vue unique, inaccessible à ceux qui n’ont pas vécu de la même manière. » ((. V. M. Fernández, ibid., p. 135. )) Or, les pauvres sont ceux qui, par défaut d’une éducation académique poussée et de la fréquentation concrète des élites de toutes sortes, sont à même de conserver cette approche qui fait le fond d’une culture et d’une vie commune ; oui : d’une vie commune, car cette forme de connaissance par l’existence implique l’empathie et y conduit, alors que la connaissance objective menace de se vider, et son sujet avec elle, de toute affection. Là encore, de par la simplicité et parfois la dureté de leur existence, les pauvres sont plus ouverts à cette « empathie vitale » (ibid.), à la solidarité, qui est comme l’assomption dans un comportement humain, et chrétien, de la nécessité de survivre.
Dans une perspective spécifiquement chrétienne, étendue à toute la réalité socioculturelle, dans le cadre de l’analogie entre sensus fidelium et sensus populi, la théologie du peuple se déclare en accord avec l’énoncé suivant, qui s’est voulu une réponse à la théologie de la libération : « Cette réalité des profondeurs de la liberté, l’Eglise l’a toujours expérimentée à travers la vie d’une foule de fidèles, spécialement parmi les petits et les pauvres. Dans leur foi ceux-ci savent qu’ils sont l’objet de l’amour infini de Dieu. Chacun d’eux peut dire : « Je vis dans la foi au Fils de Dieu, qui m’a aimé et qui s’est livré pour moi » (Ga 2, 20b). Telle est leur dignité qu’aucun des puissants ne peut leur arracher ; telle est la joie libératrice présente en eux. Ils savent qu’à eux également s’adresse la parole de Jésus : « Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ignore ce que fait son maître ; je vous appelle amis, car tout ce que j’ai appris de mon Père, je vous l’ai fait connaître » (Jn 15, 15). Cette participation à la connaissance de Dieu est leur émancipation à l’égard des prétentions à la domination de la part des détenteurs du savoir : « Tous vous possédez la science… et vous n’avez pas besoin qu’on vous enseigne » (1 Jn 2, 20b. 27b). Ils sont ainsi conscients d’avoir part à la connaissance la plus haute à laquelle l’humanité soit appelée. Ils se savent aimés de Dieu comme tous les autres et plus que tous les autres. Ils vivent ainsi dans la liberté qui découle de la vérité et de l’amour. » ((. Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Instruction Libertatis conscientia sur la liberté chrétienne et la libération, 22 mars 1986, n. 21. Ce document est l’un des textes par lequel a été condamnée la théologie de la libération ; V. E. Fernández s’appuie sur ce passage (op. cit., p. 164), qui sert de justification à la théologie du peuple. ))
Au final, les pauvres sont « le cœur du peuple », selon le père Scannone, même si certains « peuvent avoir intériorisé un « cœur de riche » » ((. J.C. Scannone, « Perspectivas ecclesiológicas de la « teología del Pueblo » en la Argentina », loc. cit.)) . Pointe ici la superposition de la pauvreté comme état socio-économique et de la pauvreté évangélique : il n’appartient pas à cette étude d’en faire une analyse critique ; notons simplement que cette superposition, ou association, est entrevue sur fond d’une réalité historico-culturelle, le peuple, dont tous, à commencer par les pauvres, sont considérés comme partie prenante : la pauvreté ne peut alors – dans la logique de la théologie du peuple – prendre le seul visage de la contrainte économique, et la pauvreté évangélique est « fruit du Verbe » dans le peuple en question, donc sans doute aussi dans des éléments socio-économiques comme la pauvreté.
Si les pauvres ne sont pas simplement ceux qui peinent sous le poids de la contrainte économique, ils peinent tout de même ; et s’ils sont du peuple, s’ils en sont le cœur, ils n’en sont pas moins souvent tenus à l’écart, et même exclus, de l’organisation sociale, économique, politique, voire religieuse de ce peuple. Cette place qui est la leur enjoint à ceux qui maintenant (après l’antériorité de l’unité du peuple) leur font face, d’adopter une attitude de sortie d’eux-mêmes, au moins de la tentation de l’enfermement sur soi, sur leurs certitudes ou leur pouvoir. Réciproquement, cette place des pauvres leur donne le droit et leur intime le devoir de la libération. Voilà introduits, dans leur complémentarité, les deuxième et troisième axes par lesquels les pauvres sont récupérés dans la théologie du peuple, pour y occuper une place centrale, se rapprochant par là-même des rivages de la théologie de la libération dont elle avait voulu ou prétendu être à l’écart.
Emmanuel Lévinas est une des sources philosophiques mentionnées en rapport avec ce deuxième axe. Dans son ouvrage, Totalité et Infini (1961), le philosophe avait placé, au fondement de son œuvre, l’opposition suivante : d’un côté une pensée occidentale (et ce qui en découle culturellement, socialement, économiquement, etc.) qui ramène l’inconnu au connu, le divers au même, l’autre à soi, construisant ainsi une pensée totale, aboutissant dans le pire des cas – mais comme une conséquence logique – aux systèmes totalitaires ; de l’autre côté, l’injonction éthique parfaitement asymétrique que le visage d’autrui, irréductible à toute assimilation, et de l’ordre d’un infini qui contient plus que soi, impose au je, lui intimant : « Tu ne tueras pas ». C’est ce schéma que la théologie du peuple, devenue ici une philosophie, a adapté au peuple en toutes ses dimensions, non sans reconnaître qu’il y a là comme un tour de force, puisque Emmanuel Lévinas n’avait pas manqué de préciser que la manifestation du visage d’autrui n’est à considérer que dans le cadre du face-à-face de deux personnes. Quand des tiers entrent en jeu, il en va différemment : l’éthique ne fait pas une justice sociale, même si elle en est le critère absolu. Quoi qu’il en soit de la pertinence de l’adaptation – ce qui n’est pas sans importance, mais ce qu’on laisse de côté dans cette étude plus descriptive –, on comprend qu’elle ait séduit les théologiens du peuple ; mais l’on peut s’interroger : n’ont-ils pas vu qu’elle met en question, au moins relativise, le point de départ revendiqué : l’unité du peuple ? En effet, à côté de cette unité historico-culturelle présentée comme la réalité fondamentale et fondatrice, on pose que l’ensemble des individus, des groupes qui composent ce peuple est structuré par un principe autre, un principe de totalité et d’exclusion. Par là, la théologie du peuple tend à n’être qu’une théologie de la libération. Ce hiatus de l’analyse intellectuelle indique un manque de cohérence ; mais, selon l’appréciation de José Miguel Huertas Delgado ((. Cf. dans le présent numéro, infra, « De la théologie de la libération à la théologie du peuple ». )) , pour qui la théologie du peuple est essentiellement une praxis, sa « cohérence interne ne présente pas grand intérêt ». Notons encore que ce deuxième axe de l’insertion des pauvres dans la figure du peuple porte un coup très dur à la dimension théologale du peuple. Dit autrement, le sensus populi risque d’être dissocié, jusqu’à l’opposition, d’avec l’autre face de l’infaillibilité de l’Eglise, c’est-à-dire le magistère, dont la structuration par la pensée occidentale est patente ; elle est même revendiquée par la qualification de saint Thomas d’Aquin comme Docteur commun ou les mises en garde plus récentes contre une déshellénisation de la foi (en fait un rejet de la métaphysique) au nom de l’inculturation. Il n’est pas alors étonnant qu’on en appelle à une réforme de l’Eglise, de ses structures magistérielles et de gouvernement, la dirigeant vers une décentralisation au profit des conférences épiscopales ((. Ainsi dans l’Exhortation apostolique Evangelii gaudium, n. 32 : « Le Pape Jean-Paul II demanda d’être aidé pour « trouver une forme d’exercice de la primauté ouverte à une situation nouvelle, mais sans renoncement aucun à l’essentiel de sa mission ». Nous avons peu avancé en ce sens. La papauté aussi, et les structures centrales de l’Eglise universelle, ont besoin d’écouter l’appel à une conversion pastorale. Le Concile Vatican II a affirmé que, d’une manière analogue aux antiques Eglises patriarcales, les conférences épiscopales peuvent « contribuer de façons multiples et fécondes à ce que le sentiment collégial se réalise concrètement ». Mais ce souhait ne s’est pas pleinement réalisé, parce que n’a pas encore été suffisamment explicité un statut des conférences épiscopales qui les conçoive comme sujet d’attributions concrètes, y compris une certaine autorité doctrinale authentique. »)) .
Les pauvres ont pour fonction de rompre la tentation totalitaire, à tout le moins moins l’égoïsme de l’élite ou de la part intégrée, installée, du peuple, et invitent à un mouvement de décentrement de soi vers eux. On remarquera que ce n’est pas seulement en raison de leur pauvreté et de ce que celle-ci recèle comme substantifique moelle de la vie du peuple, mais aussi en raison de leur position d’exclus. Les « périphéries » vers lesquelles il faut aller ne sont donc pas seulement économiques, mais existentielles, humaines, ecclésiales. Quelques citations du pape François suffiront à illustrer ce point ; tout d’abord tirées de l’exhortation apostolique Evangelii gaudium : « En tout lieu et en toute circonstance, les chrétiens, encouragés par leurs pasteurs, sont appelés à écouter le cri des pauvres, comme l’ont bien exprimé les Evêques du Brésil : « Nous voulons assumer chaque jour, les joies et les espérances, les angoisses et les tristesses du peuple brésilien, spécialement des populations des périphéries urbaines et des zones rurales – sans terre, sans toit, sans pain, sans santé – lésées dans leurs droits » » (n. 191) ; « Les pauvres ont une place de choix dans le cœur de Dieu, au point que lui même « s’est fait pauvre » (2Co 8, 9). Tout le chemin de notre rédemption est marqué par les pauvres. Ce salut est venu jusqu’à nous à travers le « oui » d’une humble jeune fille d’un petit village perdu dans la périphérie d’un grand empire » (n. 197) ; « Il ne s’agit plus simplement du phénomène de l’exploitation et de l’oppression, mais de quelque chose de nouveau : avec l’exclusion reste touchée, dans sa racine même, l’appartenance à la société dans laquelle on vit, du moment qu’en elle on ne se situe plus dans les bas-fonds, dans la périphérie, ou sans pouvoir, mais on est dehors. Les exclus ne sont pas des « exploités », mais des déchets, « des restes » » (n. 53). Citons encore ce passage de l’entretien accordé aux revues jésuites : « Nous devons annoncer l’Evangile sur chaque route, prêchant la bonne nouvelle du Règne et soignant, aussi par notre prédication, tous types de maladies et de blessures. A Buenos Aires j’ai reçu des lettres de personnes homosexuelles qui sont des « blessés sociaux » parce qu’elles se ressentent depuis toujours condamnées par l’Eglise. Lors de mon vol de retour de Rio de Janeiro, j’ai dit que, si une personne homosexuelle est de bonne volonté et qu’elle est en recherche de Dieu, je ne suis personne pour la juger. » ((. « Interview du pape François aux revues culturelles jésuites », réalisée par le P. Antonio Spadaro, sj, Etudes, octobre 2013, 30 p., ici p. 15. ))
Dans une telle orientation, un renversement doit être opéré dans la théologie, la prédication, l’enseignement, ce que signale la dernière assertion de la précédente citation : la miséricorde devient première, ou si l’on veut, la pastorale. La théologie du peuple se situe très nettement dans la suite d’une conception pastorale du concile Vatican II comme renouvellement de l’Eglise, de sa doctrine et de son enseignement, par le souci ou l’a priori pastoral. Evangelii gaudium, par exemple, le proclame par la mise en exergue d’une curieuse alternative, d’une opposition quelque peu caricaturale : d’un côté « la transmission désarticulée d’une multitude de doctrines qu’on essaie d’imposer à force d’insister » (n. 35), « quelques accents doctrinaux ou moraux qui procèdent d’options idéologiques déterminées » (n. 39) ; de l’autre « le parfum de l’Evangile » (id.), « ce qui est plus beau, plus grand, plus attirant et en même temps plus nécessaire » (n. 35). Dans les paroles et les actes de celui pour qui « la miséricorde est la plus grande des vertus » (n. 37), « la proposition se simplifie, sans perdre pour cela profondeur et vérité, et devient ainsi plus convaincante et plus lumineuse » (n. 35).
Mais, se demandera-t-on, où s’arrête la périphérie ? Un article important du père Scannone mérite d’être cité au regard de cette interrogation, mais encore de la suite. Article important, du fait de son auteur déjà présenté, mais peut-être davantage du fait de sa publication dans la revue La Civiltà cattolica, revue jésuite romaine, qui ne paraît pas sans que la Secrétairie d’Etat y ait posé les yeux. Dans la livraison d’avril 2013, le représentant de la théologie du peuple se montre le représentant de la « philosophie de la libération » et y décrit, après la genèse, l’actualité de ce courant, écrivant notamment ceci : « Il y a une ouverture à de nouvelles propositions, comme la philosophie interculturelle (Fornet-Betancourt, Dina Picotti), la philosophie du genre et d’autres encore. » ((. J.C. Scannone, sj, « La filosofia della liberazione », La Civiltà cattolica, t. 3920, 6 avril 2013, pp. 105–120 ; ici, p. 111. )) Rien dans l’article, et sans doute donc dans la philosophie de la libération, ne permet de ne pas prendre en compte dans les « périphéries » (on doit ici rappeler que ces périphéries sont peu ou prou porteuses de la vérité de ce qu’est le peuple) les personnes qui se disent exclues en fonction de leurs options de « genre ». Or, à l’exception de la dimension théologale du peuple, tout est ici semblable à la présentation de la théologie du peuple que nous avons mise en exergue. Comme l’expression de cette dimension théologale est prise dans le mouvement d’empathie et de miséricorde, on peut craindre que les ambiguïtés du discours sur les homosexuels ou les divorcés-remariés puissent s’étendre à tous autres choix de vie. Comme si cette théologie du peuple et son alter ego, la philosophie de la libération, essayaient de se démarquer des accusations, que nous avons signalées, de conservatisme social et moral lancées à leur encontre.
Reste le troisième axe d’insertion des pauvres dans la notion de peuple développée dans la théologie du même nom. Une citation de l’exhortation apostolique Evangelii gaudium, faisant transition avec ce qui précède, peut y introduire : « Quand la société – locale, nationale ou mondiale – abandonne dans la périphérie une partie d’elle-même, il n’y a ni programmes politiques, ni forces de l’ordre ou d’intelligence qui puissent assurer sans fin la tranquillité » (Evangelii gaudium, n. 59). Cet extrait – et son contexte – ne reconnaît certainement aucun droit à la violence de la part des exclus, mais elle refuse aussi toute légitimité à la répression ou à toute forme de conservation forcée des structures d’exclusion qui, en touchant les pauvres, détruisent la société entière. Les dirigeants et la partie intégrée du peuple ne sauraient donc dénier aux pauvres ce qui leur revient tant sur un plan profane (la réalité historique, culturelle, sociale, économique) que sur un plan théologal : la libération. Cette réalité, la théologie du peuple la prend en compte, non pas seulement par le fait d’une analyse sociale, mais au nom d’un autre élément important du concile Vatican II que ce courant théologique recueille : les signes des temps, tels que la constitution Gaudium et spes les présente (cf n. 4 de cette constitution) : « Jamais les hommes n’ont eu comme aujourd’hui un sens aussi vif de la liberté, mais, au même moment, surgissent de nouvelles formes d’asservissement social et psychique ». De là est née la philosophie de la libération (et la théologie du peuple), selon une forme propre : « Philosopher non à partir de l’ego (je pense, je travaille, je conquiers…), mais des « pauvres » et des opprimés, et de la pratique de leur libération » ((. Ibid., p. 107. )) . Plus précisément encore : « Pour la philosophie de la libération, la pratique de la libération est l’«acte premier » (Gustavo Gutiérrez), point de départ et lieu herméneutique d’une réflexion humaine radicale » (ibid.). L’unité culturelle du peuple vient après coup, comme une option : ce qui est en jeu, c’est « la compréhension du « peuple » pauvre, envisagé avant tout à partir de la culture et la sagesse populaire (Kusch, Carlos Cullen, Scannone) ; à partir de l’extériorité au système (Dussel) ; ou à partir de l’oppression de classe, comprise plus ou moins selon la conception marxiste (Cerutti) » ((. Ibid., p. 109. )) .
Si l’on renvoie ce passage à la présentation faite dans cet article, notamment quant aux trois axes d’introduction de la notion de « pauvres » dans celle de « peuple », il apparaît premièrement que les trois options présentées ne donnent pas naissance à trois courants vraiment distincts, puisque que nous les avons tous trois retrouvées dans l’analyse de la théologie du peuple. Il est question d’accents, d’insistances, pas de séparation. Plus important peut-être, la distinction entre théologie du peuple et théologie de la libération sur le choix par celle-là de l’unité (du peuple) et par celle-ci du conflit (née de l’oppression des pauvres) doit être très relativisée, voire remise en cause. Ce qui est un second temps, l’unité du peuple – dont on ne doute pas qu’il soit voulu par certains comme un travail d’intégration ou de dépassement du conflit –, ne parvient à masquer ni l’acte premier, « la pratique de la libération », ni l’un de ses théoriciens, Gustavo Gutiérrez… Le veut-on d’ailleurs, puisqu’on le livre aussi explicitement ?
L’apparition subite et insistante dans notre champ d’attention des thèmes que nous venons d’évoquer peut paraître étrangement exotique dans nos pays occidentaux, bien qu’ils y aient trouvé leur lointaine origine. Mais combien différente est ici la situation du peuple chrétien – des Eglises particulières considérées en leurs dimensions culturelles et théologales – qui a pâti sévèrement des coups de boutoir de la modernité, d’une manière différente et dans des proportions bien plus lourdes que ce qu’ont subi ses homologues latino-américains ! Que peut-on alors attendre de ce dernier avatar des allers-retours intellectuels entre Europe et Amérique latine, si ce n’est un succédané qui, tout en nous gardant des excès révolutionnaires de la théologie de la libération, ne nous apportera sans doute pas ce que ce courant portait de meilleur en lui, les intuitions politiques et les critiques sans concession du système libéral moderne.