Revue de réflexion politique et religieuse.

Sources et pers­pec­tives

Article publié le 12 Juin 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Nous avons évo­qué à l’instant la part anti-intel­lec­tua­liste de la concep­tion de la sagesse popu­laire selon cette école théo­lo­gique. On le res­sent par exemple dans la cita­tion sui­vante, exem­plaire d’une concep­tion où une influence de l’existentialisme est mani­feste : « Ce que cha­cun a reçu, vécu et pen­sé, n’est pas un pré­sup­po­sé dont il fau­drait se libé­rer, dans une « tabu­la rasa » qui per­met­trait ensuite de connaître objec­ti­ve­ment. Ces « pré­sup­po­sés exis­ten­tiels » sont bien plu­tôt la pos­si­bi­li­té d’accéder à la véri­té depuis un point de vue unique, inac­ces­sible à ceux qui n’ont pas vécu de la même manière. » ((. V. M. Fernán­dez, ibid., p. 135. ))  Or, les pauvres sont ceux qui, par défaut d’une édu­ca­tion aca­dé­mique pous­sée et de la fré­quen­ta­tion concrète des élites de toutes sortes, sont à même de conser­ver cette approche qui fait le fond d’une culture et d’une vie com­mune ; oui : d’une vie com­mune, car cette forme de connais­sance par l’existence implique l’empathie et y conduit, alors que la connais­sance objec­tive menace de se vider, et son sujet avec elle, de toute affec­tion. Là encore, de par la sim­pli­ci­té et par­fois la dure­té de leur exis­tence, les pauvres sont plus ouverts à cette « empa­thie vitale » (ibid.), à la soli­da­ri­té, qui est comme l’assomption dans un com­por­te­ment humain, et chré­tien, de la néces­si­té de sur­vivre.
Dans une pers­pec­tive spé­ci­fi­que­ment chré­tienne, éten­due à toute la réa­li­té socio­cul­tu­relle, dans le cadre de l’analogie entre sen­sus fide­lium et sen­sus popu­li, la théo­lo­gie du peuple se déclare en accord avec l’énoncé sui­vant, qui s’est vou­lu une réponse à la théo­lo­gie de la libé­ra­tion : « Cette réa­li­té des pro­fon­deurs de la liber­té, l’Eglise l’a tou­jours expé­ri­men­tée à tra­vers la vie d’une foule de fidèles, spé­cia­le­ment par­mi les petits et les pauvres. Dans leur foi ceux-ci savent qu’ils sont l’objet de l’amour infi­ni de Dieu. Cha­cun d’eux peut dire : « Je vis dans la foi au Fils de Dieu, qui m’a aimé et qui s’est livré pour moi » (Ga 2, 20b). Telle est leur digni­té qu’aucun des puis­sants ne peut leur arra­cher ; telle est la joie libé­ra­trice pré­sente en eux. Ils savent qu’à eux éga­le­ment s’adresse la parole de Jésus : « Je ne vous appelle plus ser­vi­teurs, car le ser­vi­teur ignore ce que fait son maître ; je vous appelle amis, car tout ce que j’ai appris de mon Père, je vous l’ai fait connaître » (Jn 15, 15). Cette par­ti­ci­pa­tion à la connais­sance de Dieu est leur éman­ci­pa­tion à l’égard des pré­ten­tions à la domi­na­tion de la part des déten­teurs du savoir : « Tous vous pos­sé­dez la science… et vous n’avez pas besoin qu’on vous enseigne » (1 Jn 2, 20b. 27b). Ils sont ain­si conscients d’avoir part à la connais­sance la plus haute à laquelle l’humanité soit appe­lée. Ils se savent aimés de Dieu comme tous les autres et plus que tous les autres. Ils vivent ain­si dans la liber­té qui découle de la véri­té et de l’amour. » ((. Congré­ga­tion pour la Doc­trine de la Foi, Ins­truc­tion Liber­ta­tis conscien­tia sur la liber­té chré­tienne et la libé­ra­tion, 22 mars 1986, n. 21. Ce docu­ment est l’un des textes par lequel a été condam­née la théo­lo­gie de la libé­ra­tion ; V. E. Fernán­dez s’appuie sur ce pas­sage (op. cit., p. 164), qui sert de jus­ti­fi­ca­tion à la théo­lo­gie du peuple. ))
Au final, les pauvres sont « le cœur du peuple », selon le père Scan­none, même si cer­tains « peuvent avoir inté­rio­ri­sé un « cœur de riche » » ((. J.C. Scan­none, « Pers­pec­ti­vas eccle­sioló­gi­cas de la « teo­logía del Pue­blo » en la Argen­ti­na », loc. cit.)) . Pointe ici la super­po­si­tion de la pau­vre­té comme état socio-éco­no­mique et de la pau­vre­té évan­gé­lique : il n’appartient pas à cette étude d’en faire une ana­lyse cri­tique ; notons sim­ple­ment que cette super­po­si­tion, ou asso­cia­tion, est entre­vue sur fond d’une réa­li­té his­to­ri­co-cultu­relle, le peuple, dont tous, à com­men­cer par les pauvres, sont consi­dé­rés comme par­tie pre­nante : la pau­vre­té ne peut alors – dans la logique de la théo­lo­gie du peuple – prendre le seul visage de la contrainte éco­no­mique, et la pau­vre­té évan­gé­lique est « fruit du Verbe » dans le peuple en ques­tion, donc sans doute aus­si dans des élé­ments socio-éco­no­miques comme la pau­vre­té.
Si les pauvres ne sont pas sim­ple­ment ceux qui peinent sous le poids de la contrainte éco­no­mique, ils peinent tout de même ; et s’ils sont du peuple, s’ils en sont le cœur, ils n’en sont pas moins sou­vent tenus à l’écart, et même exclus, de l’organisation sociale, éco­no­mique, poli­tique, voire reli­gieuse de ce peuple. Cette place qui est la leur enjoint à ceux qui main­te­nant (après l’antériorité de l’unité du peuple) leur font face, d’adopter une atti­tude de sor­tie d’eux-mêmes, au moins de la ten­ta­tion de l’enfermement sur soi, sur leurs cer­ti­tudes ou leur pou­voir. Réci­pro­que­ment, cette place des pauvres leur donne le droit et leur intime le devoir de la libé­ra­tion. Voi­là intro­duits, dans leur com­plé­men­ta­ri­té, les deuxième et troi­sième axes par les­quels les pauvres sont récu­pé­rés dans la théo­lo­gie du peuple, pour y occu­per une place cen­trale, se rap­pro­chant par là-même des rivages de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion dont elle avait vou­lu ou pré­ten­du être à l’écart.
Emma­nuel Lévi­nas est une des sources phi­lo­so­phiques men­tion­nées en rap­port avec ce deuxième axe. Dans son ouvrage, Tota­li­té et Infi­ni (1961), le phi­lo­sophe avait pla­cé, au fon­de­ment de son œuvre, l’opposition sui­vante : d’un côté une pen­sée occi­den­tale (et ce qui en découle cultu­rel­le­ment, socia­le­ment, éco­no­mi­que­ment, etc.) qui ramène l’inconnu au connu, le divers au même, l’autre à soi, construi­sant ain­si une pen­sée totale, abou­tis­sant dans le pire des cas – mais comme une consé­quence logique – aux sys­tèmes tota­li­taires ; de l’autre côté, l’injonction éthique par­fai­te­ment asy­mé­trique que le visage d’autrui, irré­duc­tible à toute assi­mi­la­tion, et de l’ordre d’un infi­ni qui contient plus que soi, impose au je, lui inti­mant : « Tu ne tue­ras pas ». C’est ce sché­ma que la théo­lo­gie du peuple, deve­nue ici une phi­lo­so­phie, a adap­té au peuple en toutes ses dimen­sions, non sans recon­naître qu’il y a là comme un tour de force, puisque Emma­nuel Lévi­nas n’avait pas man­qué de pré­ci­ser que la mani­fes­ta­tion du visage d’autrui n’est à consi­dé­rer que dans le cadre du face-à-face de deux per­sonnes. Quand des tiers entrent en jeu, il en va dif­fé­rem­ment : l’éthique ne fait pas une jus­tice sociale, même si elle en est le cri­tère abso­lu. Quoi qu’il en soit de la per­ti­nence de l’adaptation – ce qui n’est pas sans impor­tance, mais ce qu’on laisse de côté dans cette étude plus des­crip­tive –, on com­prend qu’elle ait séduit les théo­lo­giens du peuple ; mais l’on peut s’interroger : n’ont-ils pas vu qu’elle met en ques­tion, au moins rela­ti­vise, le point de départ reven­di­qué : l’unité du peuple ? En effet, à côté de cette uni­té his­to­ri­co-cultu­relle pré­sen­tée comme la réa­li­té fon­da­men­tale et fon­da­trice, on pose que l’ensemble des indi­vi­dus, des groupes qui com­posent ce peuple est struc­tu­ré par un prin­cipe autre, un prin­cipe de tota­li­té et d’exclusion. Par là, la théo­lo­gie du peuple tend à n’être qu’une théo­lo­gie de la libé­ra­tion. Ce hia­tus de l’analyse intel­lec­tuelle indique un manque de cohé­rence ; mais, selon l’appréciation de José Miguel Huer­tas Del­ga­do ((. Cf. dans le pré­sent numé­ro, infra, « De la théo­lo­gie de la libé­ra­tion à la théo­lo­gie du peuple ». )) , pour qui la théo­lo­gie du peuple est essen­tiel­le­ment une praxis, sa « cohé­rence interne ne pré­sente pas grand inté­rêt ». Notons encore que ce deuxième axe de l’insertion des pauvres dans la figure du peuple porte un coup très dur à la dimen­sion théo­lo­gale du peuple. Dit autre­ment, le sen­sus popu­li risque d’être dis­so­cié, jusqu’à l’opposition, d’avec l’autre face de l’infaillibilité de l’Eglise, c’est-à-dire le magis­tère, dont la struc­tu­ra­tion par la pen­sée occi­den­tale est patente ; elle est même reven­di­quée par la qua­li­fi­ca­tion de saint Tho­mas d’Aquin comme Doc­teur com­mun ou les mises en garde plus récentes contre une déshel­lé­ni­sa­tion de la foi (en fait un rejet de la méta­phy­sique) au nom de l’inculturation. Il n’est pas alors éton­nant qu’on en appelle à une réforme de l’Eglise, de ses struc­tures magis­té­rielles et de gou­ver­ne­ment, la diri­geant vers une décen­tra­li­sa­tion au pro­fit des confé­rences épis­co­pales ((. Ain­si dans l’Exhortation apos­to­lique Evan­ge­lii gau­dium, n. 32 : « Le Pape Jean-Paul II deman­da d’être aidé pour « trou­ver une forme d’exercice de la pri­mau­té ouverte à une situa­tion nou­velle, mais sans renon­ce­ment aucun à l’essentiel de sa mis­sion ». Nous avons peu avan­cé en ce sens. La papau­té aus­si, et les struc­tures cen­trales de l’Eglise uni­ver­selle, ont besoin d’écouter l’appel à une conver­sion pas­to­rale. Le Concile Vati­can II a affir­mé que, d’une manière ana­logue aux antiques Eglises patriar­cales, les confé­rences épis­co­pales peuvent « contri­buer de façons mul­tiples et fécondes à ce que le sen­ti­ment col­lé­gial se réa­lise concrè­te­ment ». Mais ce sou­hait ne s’est pas plei­ne­ment réa­li­sé, parce que n’a pas encore été suf­fi­sam­ment expli­ci­té un sta­tut des confé­rences épis­co­pales qui les conçoive comme sujet d’attributions concrètes, y com­pris une cer­taine auto­ri­té doc­tri­nale authen­tique. »)) .
Les pauvres ont pour fonc­tion de rompre la ten­ta­tion tota­li­taire, à tout le moins moins l’égoïsme de l’élite ou de la part inté­grée, ins­tal­lée, du peuple, et invitent à un mou­ve­ment de décen­tre­ment de soi vers eux. On remar­que­ra que ce n’est pas seule­ment en rai­son de leur pau­vre­té et de ce que celle-ci recèle comme sub­stan­ti­fique moelle de la vie du peuple, mais aus­si en rai­son de leur posi­tion d’exclus. Les « péri­phé­ries » vers les­quelles il faut aller ne sont donc pas seule­ment éco­no­miques, mais exis­ten­tielles, humaines, ecclé­siales. Quelques cita­tions du pape Fran­çois suf­fi­ront à illus­trer ce point ; tout d’abord tirées de l’exhortation apos­to­lique Evan­ge­lii gau­dium : « En tout lieu et en toute cir­cons­tance, les chré­tiens, encou­ra­gés par leurs pas­teurs, sont appe­lés à écou­ter le cri des pauvres, comme l’ont bien expri­mé les Evêques du Bré­sil : « Nous vou­lons assu­mer chaque jour, les joies et les espé­rances, les angoisses et les tris­tesses du peuple bré­si­lien, spé­cia­le­ment des popu­la­tions des péri­phé­ries urbaines et des zones rurales – sans terre, sans toit, sans pain, sans san­té – lésées dans leurs droits » » (n. 191) ; « Les pauvres ont une place de choix dans le cœur de Dieu, au point que lui même « s’est fait pauvre » (2Co 8, 9). Tout le che­min de notre rédemp­tion est mar­qué par les pauvres. Ce salut est venu jusqu’à nous à tra­vers le « oui » d’une humble jeune fille d’un petit vil­lage per­du dans la péri­phé­rie d’un grand empire » (n. 197) ; « Il ne s’agit plus sim­ple­ment du phé­no­mène de l’exploitation et de l’oppression, mais de quelque chose de nou­veau : avec l’exclusion reste tou­chée, dans sa racine même, l’appartenance à la socié­té dans laquelle on vit, du moment qu’en elle on ne se situe plus dans les bas-fonds, dans la péri­phé­rie, ou sans pou­voir, mais on est dehors. Les exclus ne sont pas des « exploi­tés », mais des déchets, « des restes » » (n. 53). Citons encore ce pas­sage de l’entretien accor­dé aux revues jésuites : « Nous devons annon­cer l’Evangile sur chaque route, prê­chant la bonne nou­velle du Règne et soi­gnant, aus­si par notre pré­di­ca­tion, tous types de mala­dies et de bles­sures. A Bue­nos Aires j’ai reçu des lettres de per­sonnes homo­sexuelles qui sont des « bles­sés sociaux » parce qu’elles se res­sentent depuis tou­jours condam­nées par l’Eglise. Lors de mon vol de retour de Rio de Janei­ro, j’ai dit que, si une per­sonne homo­sexuelle est de bonne volon­té et qu’elle est en recherche de Dieu, je ne suis per­sonne pour la juger. » ((. « Inter­view du pape Fran­çois aux revues cultu­relles jésuites », réa­li­sée par le P. Anto­nio Spa­da­ro, sj, Etudes, octobre 2013, 30 p., ici p. 15. ))
Dans une telle orien­ta­tion, un ren­ver­se­ment doit être opé­ré dans la théo­lo­gie, la pré­di­ca­tion, l’enseignement, ce que signale la der­nière asser­tion de la pré­cé­dente cita­tion : la misé­ri­corde devient pre­mière, ou si l’on veut, la pas­to­rale. La théo­lo­gie du peuple se situe très net­te­ment dans la suite d’une concep­tion pas­to­rale du concile Vati­can II comme renou­vel­le­ment de l’Eglise, de sa doc­trine et de son ensei­gne­ment, par le sou­ci ou l’a prio­ri pas­to­ral. Evan­ge­lii gau­dium, par exemple, le pro­clame par la mise en exergue d’une curieuse alter­na­tive, d’une oppo­si­tion quelque peu cari­ca­tu­rale : d’un côté « la trans­mis­sion désar­ti­cu­lée d’une mul­ti­tude de doc­trines qu’on essaie d’imposer à force d’insister » (n. 35), « quelques accents doc­tri­naux ou moraux qui pro­cèdent d’options idéo­lo­giques déter­mi­nées » (n. 39) ; de l’autre « le par­fum de l’Evangile » (id.), « ce qui est plus beau, plus grand, plus atti­rant et en même temps plus néces­saire » (n. 35). Dans les paroles et les actes de celui pour qui « la misé­ri­corde est la plus grande des ver­tus » (n. 37), « la pro­po­si­tion se sim­pli­fie, sans perdre pour cela pro­fon­deur et véri­té, et devient ain­si plus convain­cante et plus lumi­neuse » (n. 35).
Mais, se deman­de­ra-t-on, où s’arrête la péri­phé­rie ? Un article impor­tant du père Scan­none mérite d’être cité au regard de cette inter­ro­ga­tion, mais encore de la suite. Article impor­tant, du fait de son auteur déjà pré­sen­té, mais peut-être davan­tage du fait de sa publi­ca­tion dans la revue La Civil­tà cat­to­li­ca, revue jésuite romaine, qui ne paraît pas sans que la Secré­tai­rie d’Etat y ait posé les yeux. Dans la livrai­son d’avril 2013, le repré­sen­tant de la théo­lo­gie du peuple se montre le repré­sen­tant de la « phi­lo­so­phie de la libé­ra­tion » et y décrit, après la genèse, l’actualité de ce cou­rant, écri­vant notam­ment ceci : « Il y a une ouver­ture à de nou­velles pro­po­si­tions, comme la phi­lo­so­phie inter­cul­tu­relle (For­net-Betan­court, Dina Picot­ti), la phi­lo­so­phie du genre et d’autres encore. » ((. J.C. Scan­none, sj, « La filo­so­fia del­la libe­ra­zione », La Civil­tà cat­to­li­ca, t. 3920, 6 avril 2013, pp. 105–120  ; ici, p. 111. ))  Rien dans l’article, et sans doute donc dans la phi­lo­so­phie de la libé­ra­tion, ne per­met de ne pas prendre en compte dans les « péri­phé­ries » (on doit ici rap­pe­ler que ces péri­phé­ries sont peu ou prou por­teuses de la véri­té de ce qu’est le peuple) les per­sonnes qui se disent exclues en fonc­tion de leurs options de « genre ». Or, à l’exception de la dimen­sion théo­lo­gale du peuple, tout est ici sem­blable à la pré­sen­ta­tion de la théo­lo­gie du peuple que nous avons mise en exergue. Comme l’expression de cette dimen­sion théo­lo­gale est prise dans le mou­ve­ment d’empathie et de misé­ri­corde, on peut craindre que les ambi­guï­tés du dis­cours sur les homo­sexuels ou les divor­cés-rema­riés puissent s’étendre à tous autres choix de vie. Comme si cette théo­lo­gie du peuple et son alter ego, la phi­lo­so­phie de la libé­ra­tion, essayaient de se démar­quer des accu­sa­tions, que nous avons signa­lées, de conser­va­tisme social et moral lan­cées à leur encontre.
Reste le troi­sième axe d’insertion des pauvres dans la notion de peuple déve­lop­pée dans la théo­lo­gie du même nom. Une cita­tion de l’exhortation apos­to­lique Evan­ge­lii gau­dium, fai­sant tran­si­tion avec ce qui pré­cède, peut y intro­duire : « Quand la socié­té – locale, natio­nale ou mon­diale – aban­donne dans la péri­phé­rie une par­tie d’elle-même, il n’y a ni pro­grammes poli­tiques, ni forces de l’ordre ou d’intelligence qui puissent assu­rer sans fin la tran­quilli­té » (Evan­ge­lii gau­dium, n. 59). Cet extrait – et son contexte – ne recon­naît cer­tai­ne­ment aucun droit à la vio­lence de la part des exclus, mais elle refuse aus­si toute légi­ti­mi­té à la répres­sion ou à toute forme de conser­va­tion for­cée des struc­tures d’exclusion qui, en tou­chant les pauvres, détruisent la socié­té entière. Les diri­geants et la par­tie inté­grée du peuple ne sau­raient donc dénier aux pauvres ce qui leur revient tant sur un plan pro­fane (la réa­li­té his­to­rique, cultu­relle, sociale, éco­no­mique) que sur un plan théo­lo­gal : la libé­ra­tion. Cette réa­li­té, la théo­lo­gie du peuple la prend en compte, non pas seule­ment par le fait d’une ana­lyse sociale, mais au nom d’un autre élé­ment impor­tant du concile Vati­can II que ce cou­rant théo­lo­gique recueille : les signes des temps, tels que la consti­tu­tion Gau­dium et spes les pré­sente (cf n. 4 de cette consti­tu­tion) : « Jamais les hommes n’ont eu comme aujourd’hui un sens aus­si vif de la liber­té, mais, au même moment, sur­gissent de nou­velles formes d’asservissement social et psy­chique ». De là est née la phi­lo­so­phie de la libé­ra­tion (et la théo­lo­gie du peuple), selon une forme propre : « Phi­lo­so­pher non à par­tir de l’ego (je pense, je tra­vaille, je conquiers…), mais des « pauvres » et des oppri­més, et de la pra­tique de leur libé­ra­tion » ((. Ibid., p. 107. )) . Plus pré­ci­sé­ment encore : « Pour la phi­lo­so­phie de la libé­ra­tion, la pra­tique de la libé­ra­tion est l’«acte pre­mier » (Gus­ta­vo Gutiér­rez), point de départ et lieu her­mé­neu­tique d’une réflexion humaine radi­cale » (ibid.). L’unité cultu­relle du peuple vient après coup, comme une option : ce qui est en jeu, c’est « la com­pré­hen­sion du « peuple » pauvre, envi­sa­gé avant tout à par­tir de la culture et la sagesse popu­laire (Kusch, Car­los Cullen, Scan­none) ; à par­tir de l’extériorité au sys­tème (Dus­sel) ; ou à par­tir de l’oppression de classe, com­prise plus ou moins selon la concep­tion mar­xiste (Cerut­ti) » ((. Ibid., p. 109. )) .
Si l’on ren­voie ce pas­sage à la pré­sen­ta­tion faite dans cet article, notam­ment quant aux trois axes d’introduction de la notion de « pauvres » dans celle de « peuple », il appa­raît pre­miè­re­ment que les trois options pré­sen­tées ne donnent pas nais­sance à trois cou­rants vrai­ment dis­tincts, puisque que nous les avons tous trois retrou­vées dans l’analyse de la théo­lo­gie du peuple. Il est ques­tion d’accents, d’insistances, pas de sépa­ra­tion. Plus impor­tant peut-être, la dis­tinc­tion entre théo­lo­gie du peuple et théo­lo­gie de la libé­ra­tion sur le choix par celle-là de l’unité (du peuple) et par celle-ci du conflit (née de l’oppression des pauvres) doit être très rela­ti­vi­sée, voire remise en cause. Ce qui est un second temps, l’unité du peuple – dont on ne doute pas qu’il soit vou­lu par cer­tains comme un tra­vail d’intégration ou de dépas­se­ment du conflit –, ne par­vient à mas­quer ni l’acte pre­mier, « la pra­tique de la libé­ra­tion », ni l’un de ses théo­ri­ciens, Gus­ta­vo Gutiér­rez… Le veut-on d’ailleurs, puisqu’on le livre aus­si expli­ci­te­ment ?
L’apparition subite et insis­tante dans notre champ d’attention des thèmes que nous venons d’évoquer peut paraître étran­ge­ment exo­tique dans nos pays occi­den­taux, bien qu’ils y aient trou­vé leur loin­taine ori­gine. Mais com­bien dif­fé­rente est ici la situa­tion du peuple chré­tien – des Eglises par­ti­cu­lières consi­dé­rées en leurs dimen­sions cultu­relles et théo­lo­gales – qui a pâti sévè­re­ment des coups de bou­toir de la moder­ni­té, d’une manière dif­fé­rente et dans des pro­por­tions bien plus lourdes que ce qu’ont subi ses homo­logues lati­no-amé­ri­cains ! Que peut-on alors attendre de ce der­nier ava­tar des allers-retours intel­lec­tuels entre Europe et Amé­rique latine, si ce n’est un suc­cé­da­né qui, tout en nous gar­dant des excès révo­lu­tion­naires de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion, ne nous appor­te­ra sans doute pas ce que ce cou­rant por­tait de meilleur en lui, les intui­tions poli­tiques et les cri­tiques sans conces­sion du sys­tème libé­ral moderne.

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