Revue de réflexion politique et religieuse.

Fran­çois et les médias

Article publié le 12 Juin 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Cette démis­sion du sens de la parole explique le désir d’identification avec la pop star, qui domine main­te­nant dans le monde catho­lique. Une brève enquête dans les paroisses, les ora­toires, les asso­cia­tions et mou­ve­ments mon­tre­rait que chaque fidèle se fait une image per­son­nelle du pape. Et si l’on creu­sait, on décou­vri­rait que le liant de cette grande vague est un sen­ti­ment indis­tinct, à peine plus qu’élémentaire, très, trop, anté­rieur à la foi, à la doc­trine et à la morale.
Pour­tant la pra­tique catho­lique a tou­jours requis l’exercice de l’intelligence et de la volon­té. C’est avec cette ascèse très exi­geante, jointe à la prière et au sang des mar­tyrs, que l’Eglise a fait gran­dir ses enfants et conver­ti le monde : non pas en allant dans l’arène pour un concert, mais pour y affron­ter les lions au nom du Logos. « Le ber­ceau de l’Eglise », écrit McLu­han, a été l’alphabet gré­co-romain, qui n’a pas été pré­pa­ré par l’homme, mais des­si­né par la Pro­vi­dence. Le fait que la culture gré­co-romaine ait depuis tou­jours mar­qué de son empreinte la majeure par­tie de l’humanité, ensuite deve­nue chré­tienne, n’a jamais été mis en dis­cus­sion. Et l’on tient pour éta­bli que les mis­sion­naires ont pro­ba­ble­ment reçu la foi par la parole écrite » (op. cit.).
Cette note, l’auteur cana­dien l’écrivait au milieu des années soixante. C’était l’âge d’or du pop que le monde catho­lique se met dra­ma­ti­que­ment à épou­ser, avec ses habi­tuelles quatre ou cinq décen­nies de retard. Le pon­tife était Paul VI, un par­fait intel­lec­tuel, aus­si la conclu­sion qu’ajoutait McLu­han a‑t-elle une cer­taine sono­ri­té pro­phé­tique : « Je vou­drais que la hié­rar­chie parle plus de la nais­sance de l’Eglise dans le ber­ceau de l’alphabet gré­co-romain. Cette héré­di­té cultu­relle est indis­pen­sable. Le pro­blème est que ses membres mêmes ne connaissent pas la réponse : ils ne la connaissent pas. Il n’y a per­sonne dans la hié­rar­chie, pape inclus, qui sache ces choses. Per­sonne. »
Devant le consen­sus pra­ti­que­ment una­nime dans le peuple catho­lique et l’amourachement du monde – contre lequel l’Evangile devrait cepen­dant mettre en garde – on devrait dire que les quelques mois du pape Fran­çois ont chan­gé une époque. En réa­li­té on assiste au phé­no­mène d’un lea­der qui dit à la foule ce que celle-ci veut exac­te­ment entendre dire. Mais il est indé­niable que cela est fait avec un grand talent et un grand métier. La com­mu­ni­ca­tion avec le peuple, qui est deve­nu un Peuple de Dieu dans lequel il n’est plus fait de dis­tinc­tion claire entre croyants et incroyants, n’est que dans une toute petite part directe et spon­ta­née. Même les bains de foule de la place Saint-Pierre, des JMJ, d’Assise ou de Lam­pe­du­sa sont fil­trés par les moyens de com­mu­ni­ca­tion qui se chargent de four­nir aux évé­ne­ments l’unité qui cor­res­pond à leur inter­pré­ta­tion.
Le phé­no­mène Fran­çois n’échappe pas aux règles fon­da­men­tales du jeu média­tique : il lui devient même pra­ti­que­ment conna­tu­rel, comme une icône pop. Le méca­nisme a été défi­ni avec grande pré­ci­sion au cours des années quatre-vingt par Mario Ali­ghe­ro Mana­cor­da dans un petit livre drôle, et au titre encore plus drôle : Le lan­gage télé­vi­suel. Ou la folle ana­di­plose ((. Mario Ali­ghie­ro Mana­cor­da, Il lin­guag­gio tele­vi­si­vo, ovve­ro, La folle ana­di­plo­si, A. Arman­do, Rome, 1980. )) . L’anadiplose est une figure rhé­to­rique qui fait com­men­cer une phrase par le terme prin­ci­pal de la phrase pré­cé­dente. Selon Mana­cor­da, ce pro­cé­dé est deve­nu l’essence du lan­gage média­tique. « Ces manières pure­ment for­melles, super­flues, inutiles et incom­pré­hen­sibles dans leur sub­stance », disait-il, « induisent l’auditeur à suivre la par­tie for­melle, c’est-à-dire la figure rhé­to­rique, et à oublier la par­tie sub­stan­tielle ».
Avec le temps, la com­mu­ni­ca­tion de masse a fini par rem­pla­cer défi­ni­ti­ve­ment la sub­stance par la forme. Et elle l’a fait en par­ti­cu­lier grâce aux figures rhé­to­riques de la synec­doque et de la méto­ny­mie, par le moyen des­quelles on pré­sente une par­tie comme le tout. La rapi­di­té tou­jours plus ver­ti­gi­neuse de l’information impose de délais­ser l’ensemble et conduit à se concen­trer sur quelques détails choi­sis avec exper­tise afin de don­ner une lec­ture du phé­no­mène com­plexe. Les jour­naux, la télé­vi­sion, les sites élec­tro­niques résument ain­si tou­jours plus les grands évé­ne­ments au moyen d’un détail.
A ce point de vue, il semble que le pape Fran­çois soit fait pour les médias et ces der­niers pour lui. Il suf­fit de citer le seul exemple de l’homme vêtu de blanc des­cen­dant la pas­se­relle de l’avion, por­tant à la main une sacoche usa­gée de cuir noir : un par­fait exemple de synec­doque et de méto­ny­mie réunies. La figure du pape est absor­bée par celle de la sacoche noire, qui en annule l’image sacrale trans­mise par les siècles pas­sés, pour en don­ner une tout autre, com­plè­te­ment nou­velle et intra­mon­daine : le pape, le nou­veau pape, est tout entier dans ce détail qui en exalte la pau­vre­té, l’humilité, la dis­po­ni­bi­li­té, le tra­vail, le carac­tère contem­po­rain, la quo­ti­dien­ne­té, la proxi­mi­té de tout ce qu’il y a de plus terre à terre que l’on puisse ima­gi­ner.
L’effet final de ce pro­ces­sus est d’amener, en toile de fond, à la mise en place d’un concept imper­son­nel de papau­té, en même temps que la mise au pre­mier plan de la per­sonne qui l’incarne. L’effet est d’autant plus explo­sif que les des­ti­na­taires du mes­sage en retirent une signi­fi­ca­tion com­plè­te­ment oppo­sée : ils célèbrent la grande humi­li­té de l’homme et pensent que cela redonne un lustre à la papau­té.
Par effet de synec­doque et de méto­ny­mie, l’étape sui­vante consiste à iden­ti­fier la per­sonne du pape avec la papau­té : la par­tie est prise pour le tout, Simon a dépo­sé Pierre. Ce phé­no­mène fait que Ber­go­glio, bien qu’il s’exprime for­mel­le­ment comme doc­teur pri­vé, trans­forme de fait ses gestes et ses paroles en acte de magis­tère. Si l’on ajoute ensuite qu’une grande part des catho­liques est convain­cue que ce que dit le pape est pure­ment et sim­ple­ment infaillible, le jeu est fait. On peut tou­jours essayer de pro­tes­ter du fait qu’une lettre à Euge­nio Scal­fa­ri ou n’importe quel entre­tien accor­dé sont moins encore qu’une opi­nion expri­mée comme doc­teur pri­vé, dans notre époque média­tique, l’effet pro­duit sera incom­men­su­ra­ble­ment plus impor­tant qu’une pro­cla­ma­tion solen­nelle. Bien plus, plus petits et insi­gni­fiants seront le geste ou le dis­cours, plus ils auront d’effet et seront consi­dé­rés comme inat­ta­quables et à l’abri de toute cri­tique.
Ce n’est pas par hasard que la sym­bo­lo­gie qui régit ce phé­no­mène est faite de pauvres choses quo­ti­diennes. La ser­viette noire por­tée à la main au sor­tir de l’avion est un exemple d’école. Mais il en va de même de la croix pec­to­rale, de l’anneau, de l’autel, des vête­ments sacrés et des pare­ments : on parle des matières dont tout cela est fait, jamais plus de ce que cela repré­sente : la matière informe a eu le des­sus sur la forme. De fait, Jésus n’est plus sur la croix que porte le pape sur sa poi­trine pour que les gens puissent être pous­sés à contem­pler le fer avec lequel l’objet a été pro­duit. Une fois encore la par­tie a absor­bé le Tout, avec un T majus­cule. Et la « chair du Christ » est cher­chée ailleurs, et cha­cun finit par iden­ti­fier là où il le veut l’holocauste qui lui convient le mieux : un jour à Lam­pe­du­sa, le len­de­main qui sait où.
C’est le fruit de la sagesse du monde, que saint Paul condam­nait comme une stu­pi­di­té, et qui aujourd’hui est uti­li­sé pour relire l’Evangile avec les yeux de la télé­vi­sion. Il vau­drait la peine de reprendre le pro­pos de McLu­han, écri­vant à Jacques Mari­tain en 1969 : « Les milieux de l’information élec­tro­nique, qui sont com­plè­te­ment éthé­rés, nour­rissent l’illusion du monde comme sub­stance spi­ri­tuelle » (op. cit.), une illu­sion pro­pre­ment dia­bo­lique.
Jusqu’à la réforme litur­gique post­con­ci­liaire, l’Eglise avait tou­jours oppo­sé à ce genre d’agression l’idée que pour atti­rer le monde, il fal­lait s’en reti­rer. C’est pour cela que sa lex cre­den­di, son cre­do, a tou­jours trou­vé son écho et sa force dans la lex oran­di, c’est-à-dire dans sa litur­gie. Et c’est pour cela qu’elle a su par­ler aux hommes de tous les temps, qui sont des créa­tures ration­nelles et donc aus­si litur­giques. Dans la vie de l’Eglise, des géné­ra­tions de prêtres ont dis­pu­té au monde les bre­bis de leurs trou­peaux, leur fai­sant entendre la bonne doc­trine et les par­fu­mant de nard et d’encens. C’est ce qu’ont fait les prêtres des paroisses les plus humbles chaque fois que, revê­tus de leurs aubes, cha­subles, étoles et chapes, ils deve­naient auprès des hommes dotés de rai­son les mes­sa­gers d’un autre monde. Les évêques ont fait de même, avec leurs céré­mo­nies, éta­blis­sant des ponts entre l’humain et le divin. Les papes aus­si firent de même au cours des siècles, humi­liant leur propre corps en le sou­met­tant à un céré­mo­nial qui anti­ci­pait la litur­gie céleste.
Com­pa­ré à tout cela, le mini­ma­lisme rituel inau­gu­ré par Fran­çois, pour conna­tu­rel aux médias contem­po­rains qu’il puisse être, peut dif­fi­ci­le­ment être vu comme autre chose qu’une décons­truc­tion. L’identification entre la per­sonne de Jorge Mario Ber­go­glio et le rôle de pon­tife, qui se fait tou­jours plus par­faite grâce aux médias, finit par démon­ter l’image tra­di­tion­nelle du pape. Les médias, inca­pables de com­prendre l’institution divine, sont voraces de l’aspect phy­sique du pon­tife. Ils ne savent que faire de l’impersonnelle per­so­na papae, la « per­sonne du pape » de saveur médié­vale, ils pré­fèrent se nour­rir d’une cor­po­réi­té post­mo­derne exempte de sym­boles, apa­nage d’un autre monde.
Cette grande machine ins­ti­tu­tion­nelle et rituelle qu’est la per­so­na papae, aujourd’hui consi­dé­rée comme l’inutile super­struc­ture d’un pas­sé révo­lu et qui dis­pa­raît sous le mal­en­ten­du de l’humilité, est née d’une véri­table sou­mis­sion de la per­sonne phy­sique à l’institution. « Aucun autre sou­ve­rain médié­val et moderne », écrit Agos­ti­no Para­vi­ci­ni Baglia­ni, « n’a été sou­mis à une aus­si com­plexe et per­ma­nente créa­ti­vi­té rhé­to­rique et rituelle de dis­pa­ri­tion, des­ti­née à rap­pe­ler au pon­tife romain que la potes­tas qui lui est confiée cesse avec sa mort. Et pour aucun autre sou­ve­rain médié­val et moderne ne fut jamais mise en œuvre une ecclé­sio­lo­gie, une ritua­li­té et une inven­ti­vi­té sym­bo­lique ayant pour but de construire une « sur­per­sonne », en l’occurrence la « per­so­na papae » » ((. Agos­ti­no Para­vi­ci­ni Baglia­ni, Il potere del papa. Cor­po­rei­tà, auto­rap­pre­sen­ta­zione e sim­bo­li, SIS­MEL-Edi­zio­ni del Gal­luz­zo, Flo­rence, 2009.)) .
A par­tir de saint Pierre Damien et de sa lettre De bre­vi­tate vitae pon­ti­fi­cum roma­no­rum, jusqu’à Gilles de Rome, théo­lo­gien de Boni­face VIII, les auteurs médié­vaux ont mis au point un savant dis­po­si­tif d’auto-humiliation qui, réunis­sant vête­ments, sym­boles et rites, annu­lait l’homme phy­sique élu au siège de Pierre et éri­geait la « per­sonne du pape ». Il n’était deman­dé de sacri­fice com­pa­rable à aucun autre chré­tien, et même des céré­mo­nies comme celle des Cendres n’avaient pas un carac­tère aus­si humi­liant que celui impo­sé au pon­tife romain. Mais c’était par le moyen de cette humi­lia­tion de la per­sonne phy­sique que pou­vait res­plen­dir la figure du Vicaire du Christ. En 1178, le car­di­nal Boson, racon­tant le retour triom­phal du pape Alexandre III à Rome, après sa vic­toire sur l’empereur Bar­be­rousse, pou­vait écrire : « Alors tous ont regar­dé son visage comme le visage du Christ qu’il rem­place sur la terre » ((. Boson, Ges­ta Pon­ti­fi­cum, repro­duit dans Le Liber pon­ti­fi­ca­lis ; texte, intro­duc­tion et com­men­taire, par Louis Duchesne, vol. 2, 1892.)) .
La splen­deur rituelle et ins­ti­tu­tion­nelle de cette machine céleste a fas­ci­né les hommes raf­fi­nés du Moyen Age et a per­mis aux catho­liques de toute époque de crier « vive le Pape » quel que fût le pape régnant. Voi­là pour­quoi cela ne plaît pas à un monde qui ne peut en com­prendre la nature et tend alors à l’annihiler en ren­dant les des­ti­na­taires du mes­sage inca­pables de l’entendre : il est dif­fi­cile d’imaginer que même une minime par­tie des dix mil­lions de fol­lo­wers du pape Fran­çois et de ses pop-fans puissent croire avoir affaire à la per­so­na papae.

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