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Édi­to­rial : Le défi venu des péri­phé­ries

Jorge Mario Ber­go­glio a été élu le 13 mars 2013. Mais il a fal­lu attendre le 24 novembre der­nier, date de paru­tion de l’exhortation apos­to­lique Evan­ge­lii gau­dium, pour prendre connais­sance du pro­gramme consis­tant que le nou­veau pon­tife se pro­pose de suivre. L’encyclique Lumen fidei, parue fin juin, ne rem­plis­sait pas cette fonc­tion, d’autant moins que sa rédac­tion éma­nait qua­si tota­le­ment de son pré­dé­ces­seur et n’avait pas cette fina­li­té d’orientation. En revanche, dès les pre­miers moments de son avè­ne­ment, le pape Fran­çois a mul­ti­plié les signes de chan­ge­ment, et ceux-ci ont immé­dia­te­ment été mani­fes­tés au monde entier, dans une sorte de sym­biose avec les médias dont il est dif­fi­cile de pen­ser qu’elle n’a pas été dési­rée, ou qu’elle n’a pas résul­té d’un gentleman’s agree­ment impli­cite entre les deux par­ties concer­nées. Tou­te­fois, à côté de ce lan­gage per­cep­tible par les masses se sont accu­mu­lés des dis­cours sous des formes variées, des plus humbles – les homé­lies quo­ti­diennes, les tweets – à de plus déve­lop­pées, jusqu’à l’étape bien plus consé­quente qu’est la récente exhor­ta­tion apos­to­lique. Les deux don­nées – signes et dis­cours – sont indis­so­ciables.

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La mul­ti­pli­ci­té des signes média­ti­sés serait dif­fi­cile à recen­ser, et ce serait d’ailleurs inutile tant ils ont été par­tout réper­cu­tés ; en outre ils se catholica-couv122renou­vellent sans cesse. L’usage sans pré­cé­dent d’un pré­nom sans ordi­nal, « Fran­çois », sa qua­li­fi­ca­tion, fon­dée mais inédite, d’« évêque de Rome », le choix de ne pas habi­ter les appar­te­ments pon­ti­fi­caux, l’utilisation d’un lan­gage simple, popu­laire, fami­lier même, le refus de se plier au pro­to­cole, aux exi­gences de sécu­ri­té, un cer­tain déta­che­ment envers les règles litur­giques, et beau­coup d’autres détails encore, tout cela est allé dans le sens d’une bana­li­sa­tion de la fonc­tion, de l’abandon des marques exté­rieures de la supré­ma­tie pon­ti­fi­cale. Cette évo­lu­tion a tout de suite sug­gé­ré une oppo­si­tion entre un pas­sé hié­ra­tique et révo­lu, et une époque dans laquelle bien des valeurs sociales ont été per­dues de vue, où l’autorité est dépré­ciée, et à laquelle il s’agirait de s’adapter. La sou­dai­ne­té du chan­ge­ment et sa publi­ci­té uni­ver­selle ont consti­tué en elles-mêmes un « signal fort », un choc apte à frap­per les esprits. On pour­rait le rap­pro­cher de la fameuse ouver­ture des fenêtres par Jean XXIII, qui avait vou­lu signi­fier par ce geste, à la veille du concile, sa volon­té de faire entrer de l’air frais dans l’Eglise. Il n’est pas néces­saire d’y insis­ter, car ces innom­brables signes sont pré­sents à tous les esprits. Leur signi­fi­ca­tion devient plus claire si l’on consi­dère l’élaboration pro­gres­sive du dis­cours qui les a accom­pa­gnés, et s’achève pro­vi­soi­re­ment sans doute avec la publi­ca­tion d’Evan­ge­lii gau­dium.
Ce dis­cours s’est pré­ci­sé petit à petit, à tra­vers les homé­lies quo­ti­diennes à Sainte-Marthe, d’autres allo­cu­tions lors de cir­cons­tances plus impor­tantes, comme les JMJ (22–29 juillet), le drame de Lam­pe­du­sa (3 octobre), et ain­si de suite. On retien­dra comme par­ti­cu­liè­re­ment impor­tant le dis­cours aux évêques lati­no-amé­ri­cains du CELAM (Rio de Janei­ro, 28 juillet), l’entretien du mois d’août avec le P. Spa­da­ro, publié peu après dans les prin­ci­pales revues des jésuites, les échanges avec le direc­teur du quo­ti­dien La Repub­bli­ca, Euge­nio Scal­fa­ri, au cours du mois d’octobre, enfin la récente exhor­ta­tion apos­to­lique. Le dis­cours au CELAM est très impor­tant dans la mesure où il annonce cer­taines des posi­tions adop­tées dans ce der­nier texte, notam­ment par la réfé­rence pri­vi­lé­giée à la décla­ra­tion d’Aparecida (2007), qui concluait la Ve confé­rence des évêques d’Amérique latine. On sait que le CELAM avait été tout au long des années conci­liaires et post­con­ci­liaires sou­mis à la pres­sion obsé­dante, tan­tôt vic­to­rieuse, tan­tôt conte­nue, de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion. Et si d’un côté ce cou­rant a culmi­né dans la par­ti­ci­pa­tion à des mou­ve­ments révo­lu­tion­naires, il a le reste du temps joué le rôle d’un ferment de désta­bi­li­sa­tion, sans trou­ver en face de lui un épis­co­pat à même de don­ner une véri­table réponse à ce qu’il pou­vait y avoir de fon­dé dans ses intui­tions de départ. Cette toile de fond semble par­ti­cu­liè­re­ment pré­sente à l’esprit de l’actuel pape Fran­çois. Par exemple, lorsqu’il évo­quait à Rio « l’idéologisation du mes­sage évan­gé­lique », il visait « l’aseptisation » du regard sur la réa­li­té, et met­tait en cause « l’élitisme », terme visant une cer­taine spi­ri­tua­li­té en vase clos, ou encore l’intellectualisme (qu’il qua­li­fiait de « gnos­tique » par oppo­si­tion à la per­cep­tion des besoins réels du peuple), toutes atti­tudes à com­prendre comme un éloi­gne­ment du peuple réel. Il s’en pre­nait aus­si au « fonc­tion­na­lisme », l’esprit d’administration, ain­si qu’au clé­ri­ca­lisme. Autant de cri­tiques rare­ment for­mu­lées, sur­tout pen­dant une période post­con­ci­liaire sou­vent pré­sen­tée comme un nou­veau prin­temps de l’Eglise mais qui a été par­ta­gée entre ini­tia­tives hasar­deuses, rou­tines bureau­cra­tiques et inca­pa­ci­té à empê­cher l’hémorragie en direc­tion des sectes. Reste à savoir ce qui dans la même période a per­mis de main­te­nir en Amé­rique latine, mal­gré ces désordres, une cer­taine péren­ni­té de la vie ecclé­siale. Le doute s’introduit lorsque est mise en cause « la pro­po­si­tion péla­gienne », expres­sion sous laquelle sont dési­gnés des lieux de spi­ri­tua­li­té plus tra­di­tion­nelle, des congré­ga­tions nou­velles – pour­tant géné­ra­le­ment consi­dé­rées comme dyna­miques – que carac­té­ri­se­rait une recherche « exa­gé­rée [de la] sécu­ri­té doc­tri­nale ou dis­ci­pli­naire ». Cette mise en cause sur­pre­nante sera récur­rente et tou­jours expri­mée en termes d’une dure­té qui contraste avec un appel insis­tant à la misé­ri­corde.
Presque quatre mois après ce dis­cours aux évêques lati­no-amé­ri­cains, le 14 novembre 2013, le pré­sident de la Répu­blique ita­lienne, Gior­gio Napo­li­ta­no, accueillant le pape Fran­çois venu lui rendre une visite offi­cielle, a congra­tu­lé ce der­nier, dans des termes dépas­sant les caté­go­ries pro­to­co­laires et ayant plu­tôt valeur d’acquiescement de la part d’un repré­sen­tant de la laï­ci­té à la tête de la « mai­son com­mune ». Il est inté­res­sant de voir ce qu’il a rete­nu du cours nou­veau. « Ce qui nous a frap­pé, c’est l’absence de tout dog­ma­tisme, la prise de dis­tance envers « les posi­tions non effleu­rées par une marge d’incertitude », l’allusion à ce « lais­ser place au doute » propre aux « grands guides du peuples de Dieu » ». Gior­gio Napo­li­ta­no – qui fut diri­geant du PCI – ajoute, comme pour évi­ter toute équi­voque : « Nous avons sen­ti dans vos paroles vibrer l’esprit du concile Vati­can II, comme « relec­ture de l’Evangile à la lumière de la culture contem­po­raine ». Et nous voyons ain­si se pro­fi­ler de nou­velles pers­pec­tives pour ce dia­logue avec tous, même les plus éloi­gnés et les adver­saires ». La suite du dis­cours pré­si­den­tiel honore de diverses manières un chris­tia­nisme rame­né à l’amour des autres, et sur­tout des plus dému­nis, tant dans les « péri­phé­ries » que dans la vieille Europe entrée en crise, et où sévissent (ce sont les termes de son inter­lo­cu­teur) les « maux extrêmes » que sont « la déses­pé­rante condi­tion des jeunes pri­vés de tra­vail » et « la soli­tude dans laquelle sont lais­sés les vieillards ». Enfin le pré­sident ita­lien aborde la ques­tion de la place de l’Eglise dans la socié­té telle qu’elle est concep­tua­li­sée depuis peu par son invi­té. L’Eglise, dit-il, est appe­lée à faire valoir ses valeurs, mais « en se libé­rant de tout rési­du de « tem­po­ra­lisme » » et à déployer ses efforts non pas sur le ter­rain des ins­ti­tu­tions poli­tiques, « laïques et indé­pen­dantes par nature », mais sur celui de la soli­da­ri­té et de l’éducation.
Ces pro­pos s’insèrent dans la suite directe des échanges entre le pape Fran­çois et le direc­teur du quo­ti­dien La Repub­bli­ca, Euge­nio Scal­fa­ri, deux mois aupa­ra­vant. Ce der­nier, comme il l’a indi­qué depuis, avait trans­crit ses conver­sa­tions de mémoire et ajou­té dans cer­tains cas des guille­mets mal­ve­nus, mais avait cepen­dant com­mu­ni­qué sa ver­sion à son inter­lo­cu­teur qui l’avait approu­vée, par le biais de son secré­taire par­ti­cu­lier, esti­mant que le texte cor­res­pon­dait à sa pen­sée. Depuis, le 15 novembre der­nier, l’entretien a été reti­ré du site offi­ciel des dis­cours pon­ti­fi­caux. Ce déclas­se­ment admi­nis­tra­tif exprime une gêne évi­dente au sein de cer­tains sec­teurs de la curie romaine et pose acces­soi­re­ment la ques­tion du rôle que jouent cer­tains ser­vices de com­mu­ni­ca­tion du Vati­can. Mais il ne change rien, en fait, aux paroles publiées – scrip­ta manent. Et ce sont ces paroles qui ont été prises au sérieux par le pré­sident ita­lien. Rap­pe­lons quelques-unes des for­mules rap­por­tées par Euge­nio Scal­fa­ri : « Le pro­sé­ly­tisme est une pom­peuse absur­di­té, cela n’a aucun sens. Il faut savoir se connaître, s’écouter les uns les autres et faire gran­dir la connais­sance du monde qui nous entoure. […] Le monde est par­cou­ru de routes qui rap­prochent et éloignent, mais l’important c’est qu’elles conduisent vers le Bien ». A cette affir­ma­tion, le direc­teur de La Repub­bli­ca avait rétor­qué par une ques­tion, com­pré­hen­sible de la part d’un adepte de la pen­sée faible : « Votre Sain­te­té, existe-t-il une vision unique du Bien ? Et qui en décide ? » Réponse : « Tout être humain pos­sède sa propre vision du Bien, mais aus­si du Mal. Notre tâche est de l’inciter à suivre la voie tra­cée par ce qu’il estime être le Bien. […] Et je suis prêt à la répé­ter. Cha­cun a sa propre concep­tion du Bien et du Mal et cha­cun doit choi­sir et suivre le Bien et com­battre le Mal selon l’idée qu’il s’en fait. Il suf­fi­rait de cela pour vivre dans un monde meilleur. »
Cet aspect de l’échange com­plète et éclair­cit le pré­cé­dent. De même qu’à Rio, le pape Fran­çois exclut le « pro­sé­ly­tisme », au pro­fit de « l’écoute des besoins, des vœux, des illu­sions per­dues, du déses­poir, de l’espérance. » Il ajoute, dans les pro­pos qui lui sont prê­tés par Euge­nio Scal­fa­ri : « Nous devons rendre espoir aux jeunes, aider les vieillards, nous tour­ner vers l’avenir, répandre l’amour. Pauvres par­mi les pauvres. Nous devons ouvrir la porte aux exclus et prê­cher la paix. Le concile Vati­can II, ins­pi­ré par le Pape Jean et par Paul VI, a déci­dé de regar­der l’avenir dans un esprit moderne et de s’ouvrir à la culture moderne. Les pères conci­liaires savaient que cette ouver­ture à la culture moderne était syno­nyme d’œcuménisme reli­gieux et de dia­logue avec les non-croyants. » Il est pos­sible que le direc­teur du quo­ti­dien ait inflé­chi dans le sens qui lui était fami­lier, celui notam­ment du défunt car­di­nal Mar­ti­ni et de sa sym­pa­thie non feinte pour la moder­ni­té tar­dive, alors que son inter­lo­cu­teur semble plu­tôt mettre l’accent sur les couches infé­rieures de la socié­té, les « pauvres », en pre­nant appui sur d’autres sources d’inspiration, d’origine lati­no-amé­ri­caine.
Le second grand entre­tien, avec le père Anto­nio Spa­da­ro, com­plète l’échange pré­cé­dent et pose de nou­veaux jalons vers l’exposition d’un pro­gramme plus com­plet. Il s’agit en fait d’une très longue rela­tion de plu­sieurs conver­sa­tions, dont l’objet prin­ci­pal est la pré­sen­ta­tion de la per­sonne de Jorge Mario Ber­go­glio, ce qui est très inédit et acquiert du fait même la valeur d’un signe s’intégrant à l’ensemble de tous les autres, des­ti­né à mon­trer qu’il y a chan­ge­ment de donne dans le sens de la sim­pli­ci­té, de l’abandon des dis­tances, de la fami­lia­ri­té.
Quelques affir­ma­tions concernent l’Eglise ad intra, en par­ti­cu­lier autour du concept de peuple, qui prend dès lors une impor­tance gran­dis­sante, incluant de manière indif­fé­ren­ciée une com­pré­hen­sion socio­lo­gique – le com­mun des gens par­ta­geant une cer­taine conscience col­lec­tive – et une autre théo­lo­gique – le « peuple de Dieu ». « Le peuple est sujet. […] Sen­tire cum Eccle­sia (sen­tir avec l’Eglise), c’est, pour moi, être au milieu de ce peuple ». De là les joyeux bains de foule, les abra­zos chaleureux…De là aus­si le thème de la misé­ri­corde, d’une Eglise com­prise aujourd’hui « comme un hôpi­tal de cam­pagne après une bataille », hôpi­tal dans lequel il convient de « soi­gner les bles­sures », ce qui ne se fait pas en s’enfermant dans « de petits pré­ceptes », mais plu­tôt par un chan­ge­ment de « manière d’être ». Celle-ci ne doit pas consis­ter dans « la trans­mis­sion désar­ti­cu­lée d’une mul­ti­tude de doc­trines à impo­ser avec insis­tance », ni dans « l’ingérence spi­ri­tuelle » par laquelle on condam­ne­rait ver­te­ment la conduite immo­rale des per­sonnes, qu’il vaut bien mieux accom­pa­gner dans leur che­mi­ne­ment. Pen­ser et agir autre­ment serait du léga­lisme et de l’idéologie. Bien plus, « si quelqu’un a la réponse à toutes les ques­tions, c’est la preuve que Dieu n’est pas avec lui, que c’est un faux pro­phète qui uti­lise la reli­gion à son pro­fit. […] L’incertitude se ren­contre dans tout vrai dis­cer­ne­ment […] ».
Une fois ras­sem­blés, les élé­ments du puzzle pré­sentent déjà une assez grande conti­nui­té, au-delà de l’impression d’une cer­taine confu­sion, voire de contra­dic­tions. Ils per­mettent de com­prendre pour­quoi le nou­veau pon­tife accorde tant d’importance effec­tive à un contact direct avec le com­mun des gens, chré­tiens ou non, en évi­tant de heur­ter par des pro­pos, des atti­tudes conven­tion­nelles, voire des béné­dic­tions. Il est pro­bable que le choix de pro­cé­der sous la forme de libres pro­pos relève de cette péda­go­gie, tout autant que le fait de recon­naître volon­tiers après coup leur carac­tère approxi­ma­tif, don­nant ain­si l’exemple d’une absence de cris­pa­tion sur la rigueur des for­mu­la­tions doc­tri­nales et leur pré­fé­rant la spon­ta­néi­té.
L’exhortation apos­to­lique Evan­ge­lii gau­dium, publiée le 24 novembre der­nier, ne rompt pas vrai­ment avec le nou­veau style ain­si adop­té, mais par sa taille et sa com­plexi­té, elle consti­tue une pre­mière conclu­sion de tout ce qui pré­cède, ou tout au moins une étape majeure dans la cla­ri­fi­ca­tion des objec­tifs pour­sui­vis. Sa com­po­si­tion n’est cepen­dant que l’assemblage d’un cer­tain nombre des thèmes jusqu’alors seule­ment esquis­sés, désor­mais plus appuyés, aux­quels sont joints d’autres élé­ments, assez dis­pa­rates à pre­mière vue, comme un petit trai­té de l’homélie, une ana­lyse assez clas­sique des socié­tés domi­nées par l’argent, une longue digres­sion sur la ville, des consi­dé­ra­tions finales d’ordre spi­ri­tuel, etc. Les fré­quentes rup­tures sty­lis­tiques ne doivent pas éton­ner, puisque l’auteur lui-même a indi­qué avoir réuni des élé­ments d’origines diverses. Cepen­dant, au-delà de cette construc­tion com­po­site, deux traits appa­raissent net­te­ment : d’une part, la confir­ma­tion de ce qui a été dit et vécu dans les huit mois pré­cé­dents, sauf contra­dic­tions acci­den­telles (l’utopie, par exemple, était condam­née dans le dis­cours de Rio, elle est ici iden­ti­fiée à la cause finale consti­tu­tive d’un peuple : n. 222) ; d’autre part, la pré­sen­ta­tion d’un pro­jet de réforme de l’Eglise – et pas seule­ment de la curie romaine, ni seule­ment la relance du thème de la « nou­velle évan­gé­li­sa­tion » – méri­tant assu­ré­ment d’être pris avec la plus atten­tive consi­dé­ra­tion. En outre ce nou­veau texte fait appa­raître une influence de la « théo­lo­gie du peuple », héri­tière ou for­mu­la­tion par­ti­cu­lière de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion. Il est signi­fi­ca­tif que le mot peuple y revienne plus de cent cin­quante fois.
En atten­dant une étude appro­fon­die, on se conten­te­ra ici de rele­ver quelques points saillants. Tout d’abord, l’objectif prin­ci­pal, que l’on pour­rait peut-être résu­mer ain­si : sor­tir du sanc­tuaire et aller au peuple. Toute la pre­mière par­tie du texte fait de cette mis­sion l’objet prin­ci­pal, sinon même exclu­sif, de la vie ecclé­siale : « J’imagine un choix mis­sion­naire capable de trans­for­mer toute chose, afin que les habi­tudes, les styles, les horaires, le lan­gage et toute struc­ture ecclé­siale devienne un canal adé­quat pour l’évangélisation du monde actuel, plus que pour l’auto-préservation. » (n. 27). Cette sorte de mobi­li­sa­tion géné­rale implique l’abandon d’une pas­to­rale « obsé­dée par la trans­mis­sion désar­ti­cu­lée d’une mul­ti­tude de doc­trines qu’on essaie d’imposer à force d’insister » (n. 35), de se concen­trer sur l’accessible, de trou­ver une plu­ra­li­té de lan­gages incul­tu­rés, de pra­ti­quer un œcu­mé­nisme à la base, autour d’œuvres sociales et de coopé­ra­tion. Ne pas dic­ter aux autres leur devoir, encore moins pré­tendre insis­ter à temps et à contre­temps pour les conver­tir (« L’Eglise ne gran­dit pas par pro­sé­ly­tisme mais par attrac­tion » : n. 14), tout au contraire mon­trer qu’on n’exclut pas le doute, que l’on ne pré­tend pas au mono­pole de la véri­té, invo­quer en consé­quence la misé­ri­corde, allé­ger ce qui appa­raî­trait comme des contraintes dis­ci­pli­naires, spé­cia­le­ment dans ce que l’on appe­lait naguère les « com­man­de­ments de l’Eglise », spé­cia­le­ment l’accès à l’eucharistie (n. 47).
Un tel pro­gramme, pen­sé comme essen­tiel­le­ment pro­je­té à l’extérieur de soi, pré­sup­pose une « sor­tie » de l’Eglise hors d’elle-même, hors des rou­tines admi­nis­tra­tives, des hié­rar­chies, de la sécu­ri­té des normes, des contrôles d’orthodoxie et d’orthopraxie. A l’intérieur même de l’Eglise il convien­drait donc d’instaurer un cli­mat cohé­rent avec ce pro­jet, une véri­table « réforme » condui­sant à réduire la cen­tra­li­té de la papau­té, rem­pla­cée par une diver­si­fi­ca­tion très éten­due des déci­sions, une « décen­tra­li­sa­tion » des pra­tiques et des moda­li­tés d’expression (« La papau­té aus­si, et les struc­tures cen­trales de l’Eglise uni­ver­selle, ont besoin d’écouter l’appel à une conver­sion pas­to­rale » : n. 32). A une vision ecclé­sio­lo­gique pyra­mi­dale doit suc­cé­der une vision syno­dale, tant au niveau d’ensemble que dans chaque aire natio­nale ou cultu­relle, ce qui implique notam­ment d’institutionnaliser les confé­rences épis­co­pales et leurs pou­voirs. De même s’agirait-il d’estomper les bar­rières entre les laïcs et les ministres qui sont à leur ser­vice. Car rien de tout cela n’aboutira sans une trans­for­ma­tion morale du cler­gé, qui est appe­lé à aban­don­ner toute atti­tude de supé­rio­ri­té, toute richesse maté­rielle, en rédui­sant sérieu­se­ment la pyra­mide de l’autorité et ses signes sacrés héri­tés d’un pas­sé révo­lu, qui ne peuvent appa­raître que comme une contra­dic­tion et une pro­vo­ca­tion dans une socié­té plu­ra­liste. Il convient donc de s’opposer « à la nos­tal­gie des struc­tures et des habi­tudes qui ne sont plus por­teuses de vie dans le monde actuel » (n. 108). Enfin convien­dra-t-il de subor­don­ner le doc­tri­nal au pas­to­ral, « une pas­to­rale en terme mis­sion­naire [n’étant] pas obsé­dée par la trans­mis­sion désar­ti­cu­lée d’une mul­ti­tude de doc­trines qu’on essaie d’imposer à force d’insister » (n. 35).

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Ain­si s’éclaire, rétros­pec­ti­ve­ment, l’accumulation des gestes sym­bo­liques, déjà men­tion­nés, depuis l’élection de Jorge Mario Ber­go­glio, et sur­tout son enga­ge­ment per­son­nel au ser­vice de cette vision d’ensemble, de ce « rêve mis­sion­naire d’arriver à tous » (Evan­ge­lii gau­dium, n. 31). Au moins dans un pre­mier temps, c’est-à-dire à par­tir de main­te­nant, la réa­li­sa­tion de cet objec­tif requiert une stra­té­gie de désta­bi­li­sa­tion, dont il est atten­du une libé­ra­tion des éner­gies que frei­ne­rait l’institution dans son état actuel, afin de pou­voir s’adresser direc­te­ment aux indi­vi­dus quels qu’ils soient, et en prio­ri­té aux « pauvres », dans un grand concours de créa­ti­vi­té sans entraves. Cette acti­vi­té est ran­gée dans la caté­go­rie du pro­phé­tisme : « La pro­phé­tie fait du bruit, on pour­rait dire qu’elle sème la pagaille » (entre­tien avec le P. Spa­da­ro – l’expression ori­gi­nale en ita­lien est plus tri­viale : « qual­cu­no dice casi­no », ce que sou­ligne le tra­duc­teur de la ver­sion publiée dans la revue Etudes).
On pour­ra faire valoir que les pesan­teurs à éli­mi­ner sont celles d’une Eglise conci­liaire et post­con­ci­liaire déjà sou­mise au cours des cin­quante der­nières années à d’importantes rup­tures avec le pas­sé. Il est donc impli­ci­te­ment sug­gé­ré que ce demi-siècle de troubles ne trans­for­ma l’Eglise qu’en sur­face, que l’on n’a pas, ou mal appli­qué les réformes pré­vues, tant en rai­son de la per­sis­tance des men­ta­li­tés d’établissement que d’un sou­ci trop étroit des sécu­ri­tés doc­tri­nales et d’une col­lé­gia­li­té et d’une sub­si­dia­ri­té jamais vrai­ment réa­li­sées. Cette esti­ma­tion rétros­pec­tive ne devrait pas man­quer de rou­vrir le débat de l’herméneutique conci­liaire, un temps remi­sé. Elle pose aus­si la ques­tion de ce que l’on peut attendre, après une aus­si longue période de décom­po­si­tion, puis de légère reprise vers la fin de la période, des effets pos­sibles d’un nou­vel ébran­le­ment pro­vo­qué d’en haut. Dans l’immédiat, les doutes sont pré­ven­ti­ve­ment écar­tés avant même qu’ils ne s’expriment, par des for­mules sou­vent cin­glantes maintes fois reprises, et le rap­pel de l’apostrophe de Jean XXIII à l’encontre des « pro­phètes de mal­heur » (Evan­ge­lii gau­dium, n. 84).
On remarque que la poli­tique n’entre pas dans ce pro­pos. Dans l’entretien avec le direc­teur de La Repub­bli­ca, elle a même été exclue avec force (« Les ins­ti­tu­tions poli­tiques sont laïques par défi­ni­tion et agissent dans un domaine indé­pen­dant. […] L’Eglise n’ira jamais au-delà d’exprimer et de dif­fu­ser ses valeurs propres, au moins tant que je serai là »). Si elle doit y entrer, ce sera plu­tôt par le bas, du côté du « peuple », comme pour ani­mer ce der­nier, fécon­der chaque culture – car « chaque peuple est le créa­teur de sa culture et le pro­ta­go­niste de son his­toire » (ibid, n. 122). A une époque où se délitent les appar­te­nances pour se dis­soudre dans le mag­ma de la glo­ba­li­sa­tion, cette for­mu­la­tion quelque peu hégé­lienne semble cepen­dant inac­tuelle.
Il reste que pour faci­li­ter les grandes et rapides trans­for­ma­tions dési­rées, les médias consti­tuent des auxi­liaires de choix. Mais ils sont incons­tants et au ser­vice de puis­sances et de causes que l’exhortation récente désigne comme néfastes. Si l’alliance de fait nouée avec eux devient caduque, la part posi­tive de la stra­té­gie envi­sa­gée risque de se réduire.
Quoi qu’il en soit, le défi est lan­cé.