Éditorial : Le défi venu des périphéries
Le second grand entretien, avec le père Antonio Spadaro, complète l’échange précédent et pose de nouveaux jalons vers l’exposition d’un programme plus complet. Il s’agit en fait d’une très longue relation de plusieurs conversations, dont l’objet principal est la présentation de la personne de Jorge Mario Bergoglio, ce qui est très inédit et acquiert du fait même la valeur d’un signe s’intégrant à l’ensemble de tous les autres, destiné à montrer qu’il y a changement de donne dans le sens de la simplicité, de l’abandon des distances, de la familiarité.
Quelques affirmations concernent l’Eglise ad intra, en particulier autour du concept de peuple, qui prend dès lors une importance grandissante, incluant de manière indifférenciée une compréhension sociologique – le commun des gens partageant une certaine conscience collective – et une autre théologique – le « peuple de Dieu ». « Le peuple est sujet. […] Sentire cum Ecclesia (sentir avec l’Eglise), c’est, pour moi, être au milieu de ce peuple ». De là les joyeux bains de foule, les abrazos chaleureux…De là aussi le thème de la miséricorde, d’une Eglise comprise aujourd’hui « comme un hôpital de campagne après une bataille », hôpital dans lequel il convient de « soigner les blessures », ce qui ne se fait pas en s’enfermant dans « de petits préceptes », mais plutôt par un changement de « manière d’être ». Celle-ci ne doit pas consister dans « la transmission désarticulée d’une multitude de doctrines à imposer avec insistance », ni dans « l’ingérence spirituelle » par laquelle on condamnerait vertement la conduite immorale des personnes, qu’il vaut bien mieux accompagner dans leur cheminement. Penser et agir autrement serait du légalisme et de l’idéologie. Bien plus, « si quelqu’un a la réponse à toutes les questions, c’est la preuve que Dieu n’est pas avec lui, que c’est un faux prophète qui utilise la religion à son profit. […] L’incertitude se rencontre dans tout vrai discernement […] ».
Une fois rassemblés, les éléments du puzzle présentent déjà une assez grande continuité, au-delà de l’impression d’une certaine confusion, voire de contradictions. Ils permettent de comprendre pourquoi le nouveau pontife accorde tant d’importance effective à un contact direct avec le commun des gens, chrétiens ou non, en évitant de heurter par des propos, des attitudes conventionnelles, voire des bénédictions. Il est probable que le choix de procéder sous la forme de libres propos relève de cette pédagogie, tout autant que le fait de reconnaître volontiers après coup leur caractère approximatif, donnant ainsi l’exemple d’une absence de crispation sur la rigueur des formulations doctrinales et leur préférant la spontanéité.
L’exhortation apostolique Evangelii gaudium, publiée le 24 novembre dernier, ne rompt pas vraiment avec le nouveau style ainsi adopté, mais par sa taille et sa complexité, elle constitue une première conclusion de tout ce qui précède, ou tout au moins une étape majeure dans la clarification des objectifs poursuivis. Sa composition n’est cependant que l’assemblage d’un certain nombre des thèmes jusqu’alors seulement esquissés, désormais plus appuyés, auxquels sont joints d’autres éléments, assez disparates à première vue, comme un petit traité de l’homélie, une analyse assez classique des sociétés dominées par l’argent, une longue digression sur la ville, des considérations finales d’ordre spirituel, etc. Les fréquentes ruptures stylistiques ne doivent pas étonner, puisque l’auteur lui-même a indiqué avoir réuni des éléments d’origines diverses. Cependant, au-delà de cette construction composite, deux traits apparaissent nettement : d’une part, la confirmation de ce qui a été dit et vécu dans les huit mois précédents, sauf contradictions accidentelles (l’utopie, par exemple, était condamnée dans le discours de Rio, elle est ici identifiée à la cause finale constitutive d’un peuple : n. 222) ; d’autre part, la présentation d’un projet de réforme de l’Eglise – et pas seulement de la curie romaine, ni seulement la relance du thème de la « nouvelle évangélisation » – méritant assurément d’être pris avec la plus attentive considération. En outre ce nouveau texte fait apparaître une influence de la « théologie du peuple », héritière ou formulation particulière de la théologie de la libération. Il est significatif que le mot peuple y revienne plus de cent cinquante fois.
En attendant une étude approfondie, on se contentera ici de relever quelques points saillants. Tout d’abord, l’objectif principal, que l’on pourrait peut-être résumer ainsi : sortir du sanctuaire et aller au peuple. Toute la première partie du texte fait de cette mission l’objet principal, sinon même exclusif, de la vie ecclésiale : « J’imagine un choix missionnaire capable de transformer toute chose, afin que les habitudes, les styles, les horaires, le langage et toute structure ecclésiale devienne un canal adéquat pour l’évangélisation du monde actuel, plus que pour l’auto-préservation. » (n. 27). Cette sorte de mobilisation générale implique l’abandon d’une pastorale « obsédée par la transmission désarticulée d’une multitude de doctrines qu’on essaie d’imposer à force d’insister » (n. 35), de se concentrer sur l’accessible, de trouver une pluralité de langages inculturés, de pratiquer un œcuménisme à la base, autour d’œuvres sociales et de coopération. Ne pas dicter aux autres leur devoir, encore moins prétendre insister à temps et à contretemps pour les convertir (« L’Eglise ne grandit pas par prosélytisme mais par attraction » : n. 14), tout au contraire montrer qu’on n’exclut pas le doute, que l’on ne prétend pas au monopole de la vérité, invoquer en conséquence la miséricorde, alléger ce qui apparaîtrait comme des contraintes disciplinaires, spécialement dans ce que l’on appelait naguère les « commandements de l’Eglise », spécialement l’accès à l’eucharistie (n. 47).
Un tel programme, pensé comme essentiellement projeté à l’extérieur de soi, présuppose une « sortie » de l’Eglise hors d’elle-même, hors des routines administratives, des hiérarchies, de la sécurité des normes, des contrôles d’orthodoxie et d’orthopraxie. A l’intérieur même de l’Eglise il conviendrait donc d’instaurer un climat cohérent avec ce projet, une véritable « réforme » conduisant à réduire la centralité de la papauté, remplacée par une diversification très étendue des décisions, une « décentralisation » des pratiques et des modalités d’expression (« La papauté aussi, et les structures centrales de l’Eglise universelle, ont besoin d’écouter l’appel à une conversion pastorale » : n. 32). A une vision ecclésiologique pyramidale doit succéder une vision synodale, tant au niveau d’ensemble que dans chaque aire nationale ou culturelle, ce qui implique notamment d’institutionnaliser les conférences épiscopales et leurs pouvoirs. De même s’agirait-il d’estomper les barrières entre les laïcs et les ministres qui sont à leur service. Car rien de tout cela n’aboutira sans une transformation morale du clergé, qui est appelé à abandonner toute attitude de supériorité, toute richesse matérielle, en réduisant sérieusement la pyramide de l’autorité et ses signes sacrés hérités d’un passé révolu, qui ne peuvent apparaître que comme une contradiction et une provocation dans une société pluraliste. Il convient donc de s’opposer « à la nostalgie des structures et des habitudes qui ne sont plus porteuses de vie dans le monde actuel » (n. 108). Enfin conviendra-t-il de subordonner le doctrinal au pastoral, « une pastorale en terme missionnaire [n’étant] pas obsédée par la transmission désarticulée d’une multitude de doctrines qu’on essaie d’imposer à force d’insister » (n. 35).
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Ainsi s’éclaire, rétrospectivement, l’accumulation des gestes symboliques, déjà mentionnés, depuis l’élection de Jorge Mario Bergoglio, et surtout son engagement personnel au service de cette vision d’ensemble, de ce « rêve missionnaire d’arriver à tous » (Evangelii gaudium, n. 31). Au moins dans un premier temps, c’est-à-dire à partir de maintenant, la réalisation de cet objectif requiert une stratégie de déstabilisation, dont il est attendu une libération des énergies que freinerait l’institution dans son état actuel, afin de pouvoir s’adresser directement aux individus quels qu’ils soient, et en priorité aux « pauvres », dans un grand concours de créativité sans entraves. Cette activité est rangée dans la catégorie du prophétisme : « La prophétie fait du bruit, on pourrait dire qu’elle sème la pagaille » (entretien avec le P. Spadaro – l’expression originale en italien est plus triviale : « qualcuno dice casino », ce que souligne le traducteur de la version publiée dans la revue Etudes).
On pourra faire valoir que les pesanteurs à éliminer sont celles d’une Eglise conciliaire et postconciliaire déjà soumise au cours des cinquante dernières années à d’importantes ruptures avec le passé. Il est donc implicitement suggéré que ce demi-siècle de troubles ne transforma l’Eglise qu’en surface, que l’on n’a pas, ou mal appliqué les réformes prévues, tant en raison de la persistance des mentalités d’établissement que d’un souci trop étroit des sécurités doctrinales et d’une collégialité et d’une subsidiarité jamais vraiment réalisées. Cette estimation rétrospective ne devrait pas manquer de rouvrir le débat de l’herméneutique conciliaire, un temps remisé. Elle pose aussi la question de ce que l’on peut attendre, après une aussi longue période de décomposition, puis de légère reprise vers la fin de la période, des effets possibles d’un nouvel ébranlement provoqué d’en haut. Dans l’immédiat, les doutes sont préventivement écartés avant même qu’ils ne s’expriment, par des formules souvent cinglantes maintes fois reprises, et le rappel de l’apostrophe de Jean XXIII à l’encontre des « prophètes de malheur » (Evangelii gaudium, n. 84).
On remarque que la politique n’entre pas dans ce propos. Dans l’entretien avec le directeur de La Repubblica, elle a même été exclue avec force (« Les institutions politiques sont laïques par définition et agissent dans un domaine indépendant. […] L’Eglise n’ira jamais au-delà d’exprimer et de diffuser ses valeurs propres, au moins tant que je serai là »). Si elle doit y entrer, ce sera plutôt par le bas, du côté du « peuple », comme pour animer ce dernier, féconder chaque culture – car « chaque peuple est le créateur de sa culture et le protagoniste de son histoire » (ibid, n. 122). A une époque où se délitent les appartenances pour se dissoudre dans le magma de la globalisation, cette formulation quelque peu hégélienne semble cependant inactuelle.
Il reste que pour faciliter les grandes et rapides transformations désirées, les médias constituent des auxiliaires de choix. Mais ils sont inconstants et au service de puissances et de causes que l’exhortation récente désigne comme néfastes. Si l’alliance de fait nouée avec eux devient caduque, la part positive de la stratégie envisagée risque de se réduire.
Quoi qu’il en soit, le défi est lancé.