Revue de réflexion politique et religieuse.

Édi­to­rial : Le défi venu des péri­phé­ries

Article publié le 12 Juin 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Le second grand entre­tien, avec le père Anto­nio Spa­da­ro, com­plète l’échange pré­cé­dent et pose de nou­veaux jalons vers l’exposition d’un pro­gramme plus com­plet. Il s’agit en fait d’une très longue rela­tion de plu­sieurs conver­sa­tions, dont l’objet prin­ci­pal est la pré­sen­ta­tion de la per­sonne de Jorge Mario Ber­go­glio, ce qui est très inédit et acquiert du fait même la valeur d’un signe s’intégrant à l’ensemble de tous les autres, des­ti­né à mon­trer qu’il y a chan­ge­ment de donne dans le sens de la sim­pli­ci­té, de l’abandon des dis­tances, de la fami­lia­ri­té.
Quelques affir­ma­tions concernent l’Eglise ad intra, en par­ti­cu­lier autour du concept de peuple, qui prend dès lors une impor­tance gran­dis­sante, incluant de manière indif­fé­ren­ciée une com­pré­hen­sion socio­lo­gique – le com­mun des gens par­ta­geant une cer­taine conscience col­lec­tive – et une autre théo­lo­gique – le « peuple de Dieu ». « Le peuple est sujet. […] Sen­tire cum Eccle­sia (sen­tir avec l’Eglise), c’est, pour moi, être au milieu de ce peuple ». De là les joyeux bains de foule, les abra­zos chaleureux…De là aus­si le thème de la misé­ri­corde, d’une Eglise com­prise aujourd’hui « comme un hôpi­tal de cam­pagne après une bataille », hôpi­tal dans lequel il convient de « soi­gner les bles­sures », ce qui ne se fait pas en s’enfermant dans « de petits pré­ceptes », mais plu­tôt par un chan­ge­ment de « manière d’être ». Celle-ci ne doit pas consis­ter dans « la trans­mis­sion désar­ti­cu­lée d’une mul­ti­tude de doc­trines à impo­ser avec insis­tance », ni dans « l’ingérence spi­ri­tuelle » par laquelle on condam­ne­rait ver­te­ment la conduite immo­rale des per­sonnes, qu’il vaut bien mieux accom­pa­gner dans leur che­mi­ne­ment. Pen­ser et agir autre­ment serait du léga­lisme et de l’idéologie. Bien plus, « si quelqu’un a la réponse à toutes les ques­tions, c’est la preuve que Dieu n’est pas avec lui, que c’est un faux pro­phète qui uti­lise la reli­gion à son pro­fit. […] L’incertitude se ren­contre dans tout vrai dis­cer­ne­ment […] ».
Une fois ras­sem­blés, les élé­ments du puzzle pré­sentent déjà une assez grande conti­nui­té, au-delà de l’impression d’une cer­taine confu­sion, voire de contra­dic­tions. Ils per­mettent de com­prendre pour­quoi le nou­veau pon­tife accorde tant d’importance effec­tive à un contact direct avec le com­mun des gens, chré­tiens ou non, en évi­tant de heur­ter par des pro­pos, des atti­tudes conven­tion­nelles, voire des béné­dic­tions. Il est pro­bable que le choix de pro­cé­der sous la forme de libres pro­pos relève de cette péda­go­gie, tout autant que le fait de recon­naître volon­tiers après coup leur carac­tère approxi­ma­tif, don­nant ain­si l’exemple d’une absence de cris­pa­tion sur la rigueur des for­mu­la­tions doc­tri­nales et leur pré­fé­rant la spon­ta­néi­té.
L’exhortation apos­to­lique Evan­ge­lii gau­dium, publiée le 24 novembre der­nier, ne rompt pas vrai­ment avec le nou­veau style ain­si adop­té, mais par sa taille et sa com­plexi­té, elle consti­tue une pre­mière conclu­sion de tout ce qui pré­cède, ou tout au moins une étape majeure dans la cla­ri­fi­ca­tion des objec­tifs pour­sui­vis. Sa com­po­si­tion n’est cepen­dant que l’assemblage d’un cer­tain nombre des thèmes jusqu’alors seule­ment esquis­sés, désor­mais plus appuyés, aux­quels sont joints d’autres élé­ments, assez dis­pa­rates à pre­mière vue, comme un petit trai­té de l’homélie, une ana­lyse assez clas­sique des socié­tés domi­nées par l’argent, une longue digres­sion sur la ville, des consi­dé­ra­tions finales d’ordre spi­ri­tuel, etc. Les fré­quentes rup­tures sty­lis­tiques ne doivent pas éton­ner, puisque l’auteur lui-même a indi­qué avoir réuni des élé­ments d’origines diverses. Cepen­dant, au-delà de cette construc­tion com­po­site, deux traits appa­raissent net­te­ment : d’une part, la confir­ma­tion de ce qui a été dit et vécu dans les huit mois pré­cé­dents, sauf contra­dic­tions acci­den­telles (l’utopie, par exemple, était condam­née dans le dis­cours de Rio, elle est ici iden­ti­fiée à la cause finale consti­tu­tive d’un peuple : n. 222) ; d’autre part, la pré­sen­ta­tion d’un pro­jet de réforme de l’Eglise – et pas seule­ment de la curie romaine, ni seule­ment la relance du thème de la « nou­velle évan­gé­li­sa­tion » – méri­tant assu­ré­ment d’être pris avec la plus atten­tive consi­dé­ra­tion. En outre ce nou­veau texte fait appa­raître une influence de la « théo­lo­gie du peuple », héri­tière ou for­mu­la­tion par­ti­cu­lière de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion. Il est signi­fi­ca­tif que le mot peuple y revienne plus de cent cin­quante fois.
En atten­dant une étude appro­fon­die, on se conten­te­ra ici de rele­ver quelques points saillants. Tout d’abord, l’objectif prin­ci­pal, que l’on pour­rait peut-être résu­mer ain­si : sor­tir du sanc­tuaire et aller au peuple. Toute la pre­mière par­tie du texte fait de cette mis­sion l’objet prin­ci­pal, sinon même exclu­sif, de la vie ecclé­siale : « J’imagine un choix mis­sion­naire capable de trans­for­mer toute chose, afin que les habi­tudes, les styles, les horaires, le lan­gage et toute struc­ture ecclé­siale devienne un canal adé­quat pour l’évangélisation du monde actuel, plus que pour l’auto-préservation. » (n. 27). Cette sorte de mobi­li­sa­tion géné­rale implique l’abandon d’une pas­to­rale « obsé­dée par la trans­mis­sion désar­ti­cu­lée d’une mul­ti­tude de doc­trines qu’on essaie d’imposer à force d’insister » (n. 35), de se concen­trer sur l’accessible, de trou­ver une plu­ra­li­té de lan­gages incul­tu­rés, de pra­ti­quer un œcu­mé­nisme à la base, autour d’œuvres sociales et de coopé­ra­tion. Ne pas dic­ter aux autres leur devoir, encore moins pré­tendre insis­ter à temps et à contre­temps pour les conver­tir (« L’Eglise ne gran­dit pas par pro­sé­ly­tisme mais par attrac­tion » : n. 14), tout au contraire mon­trer qu’on n’exclut pas le doute, que l’on ne pré­tend pas au mono­pole de la véri­té, invo­quer en consé­quence la misé­ri­corde, allé­ger ce qui appa­raî­trait comme des contraintes dis­ci­pli­naires, spé­cia­le­ment dans ce que l’on appe­lait naguère les « com­man­de­ments de l’Eglise », spé­cia­le­ment l’accès à l’eucharistie (n. 47).
Un tel pro­gramme, pen­sé comme essen­tiel­le­ment pro­je­té à l’extérieur de soi, pré­sup­pose une « sor­tie » de l’Eglise hors d’elle-même, hors des rou­tines admi­nis­tra­tives, des hié­rar­chies, de la sécu­ri­té des normes, des contrôles d’orthodoxie et d’orthopraxie. A l’intérieur même de l’Eglise il convien­drait donc d’instaurer un cli­mat cohé­rent avec ce pro­jet, une véri­table « réforme » condui­sant à réduire la cen­tra­li­té de la papau­té, rem­pla­cée par une diver­si­fi­ca­tion très éten­due des déci­sions, une « décen­tra­li­sa­tion » des pra­tiques et des moda­li­tés d’expression (« La papau­té aus­si, et les struc­tures cen­trales de l’Eglise uni­ver­selle, ont besoin d’écouter l’appel à une conver­sion pas­to­rale » : n. 32). A une vision ecclé­sio­lo­gique pyra­mi­dale doit suc­cé­der une vision syno­dale, tant au niveau d’ensemble que dans chaque aire natio­nale ou cultu­relle, ce qui implique notam­ment d’institutionnaliser les confé­rences épis­co­pales et leurs pou­voirs. De même s’agirait-il d’estomper les bar­rières entre les laïcs et les ministres qui sont à leur ser­vice. Car rien de tout cela n’aboutira sans une trans­for­ma­tion morale du cler­gé, qui est appe­lé à aban­don­ner toute atti­tude de supé­rio­ri­té, toute richesse maté­rielle, en rédui­sant sérieu­se­ment la pyra­mide de l’autorité et ses signes sacrés héri­tés d’un pas­sé révo­lu, qui ne peuvent appa­raître que comme une contra­dic­tion et une pro­vo­ca­tion dans une socié­té plu­ra­liste. Il convient donc de s’opposer « à la nos­tal­gie des struc­tures et des habi­tudes qui ne sont plus por­teuses de vie dans le monde actuel » (n. 108). Enfin convien­dra-t-il de subor­don­ner le doc­tri­nal au pas­to­ral, « une pas­to­rale en terme mis­sion­naire [n’étant] pas obsé­dée par la trans­mis­sion désar­ti­cu­lée d’une mul­ti­tude de doc­trines qu’on essaie d’imposer à force d’insister » (n. 35).

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Ain­si s’éclaire, rétros­pec­ti­ve­ment, l’accumulation des gestes sym­bo­liques, déjà men­tion­nés, depuis l’élection de Jorge Mario Ber­go­glio, et sur­tout son enga­ge­ment per­son­nel au ser­vice de cette vision d’ensemble, de ce « rêve mis­sion­naire d’arriver à tous » (Evan­ge­lii gau­dium, n. 31). Au moins dans un pre­mier temps, c’est-à-dire à par­tir de main­te­nant, la réa­li­sa­tion de cet objec­tif requiert une stra­té­gie de désta­bi­li­sa­tion, dont il est atten­du une libé­ra­tion des éner­gies que frei­ne­rait l’institution dans son état actuel, afin de pou­voir s’adresser direc­te­ment aux indi­vi­dus quels qu’ils soient, et en prio­ri­té aux « pauvres », dans un grand concours de créa­ti­vi­té sans entraves. Cette acti­vi­té est ran­gée dans la caté­go­rie du pro­phé­tisme : « La pro­phé­tie fait du bruit, on pour­rait dire qu’elle sème la pagaille » (entre­tien avec le P. Spa­da­ro – l’expression ori­gi­nale en ita­lien est plus tri­viale : « qual­cu­no dice casi­no », ce que sou­ligne le tra­duc­teur de la ver­sion publiée dans la revue Etudes).
On pour­ra faire valoir que les pesan­teurs à éli­mi­ner sont celles d’une Eglise conci­liaire et post­con­ci­liaire déjà sou­mise au cours des cin­quante der­nières années à d’importantes rup­tures avec le pas­sé. Il est donc impli­ci­te­ment sug­gé­ré que ce demi-siècle de troubles ne trans­for­ma l’Eglise qu’en sur­face, que l’on n’a pas, ou mal appli­qué les réformes pré­vues, tant en rai­son de la per­sis­tance des men­ta­li­tés d’établissement que d’un sou­ci trop étroit des sécu­ri­tés doc­tri­nales et d’une col­lé­gia­li­té et d’une sub­si­dia­ri­té jamais vrai­ment réa­li­sées. Cette esti­ma­tion rétros­pec­tive ne devrait pas man­quer de rou­vrir le débat de l’herméneutique conci­liaire, un temps remi­sé. Elle pose aus­si la ques­tion de ce que l’on peut attendre, après une aus­si longue période de décom­po­si­tion, puis de légère reprise vers la fin de la période, des effets pos­sibles d’un nou­vel ébran­le­ment pro­vo­qué d’en haut. Dans l’immédiat, les doutes sont pré­ven­ti­ve­ment écar­tés avant même qu’ils ne s’expriment, par des for­mules sou­vent cin­glantes maintes fois reprises, et le rap­pel de l’apostrophe de Jean XXIII à l’encontre des « pro­phètes de mal­heur » (Evan­ge­lii gau­dium, n. 84).
On remarque que la poli­tique n’entre pas dans ce pro­pos. Dans l’entretien avec le direc­teur de La Repub­bli­ca, elle a même été exclue avec force (« Les ins­ti­tu­tions poli­tiques sont laïques par défi­ni­tion et agissent dans un domaine indé­pen­dant. […] L’Eglise n’ira jamais au-delà d’exprimer et de dif­fu­ser ses valeurs propres, au moins tant que je serai là »). Si elle doit y entrer, ce sera plu­tôt par le bas, du côté du « peuple », comme pour ani­mer ce der­nier, fécon­der chaque culture – car « chaque peuple est le créa­teur de sa culture et le pro­ta­go­niste de son his­toire » (ibid, n. 122). A une époque où se délitent les appar­te­nances pour se dis­soudre dans le mag­ma de la glo­ba­li­sa­tion, cette for­mu­la­tion quelque peu hégé­lienne semble cepen­dant inac­tuelle.
Il reste que pour faci­li­ter les grandes et rapides trans­for­ma­tions dési­rées, les médias consti­tuent des auxi­liaires de choix. Mais ils sont incons­tants et au ser­vice de puis­sances et de causes que l’exhortation récente désigne comme néfastes. Si l’alliance de fait nouée avec eux devient caduque, la part posi­tive de la stra­té­gie envi­sa­gée risque de se réduire.
Quoi qu’il en soit, le défi est lan­cé.

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