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Numé­ro 123 : Le pou­voir, le droit, la loi

Le droit, dans l’esprit de la moder­ni­té, n’est pas d’abord ce qui est juste dans les rap­ports entre les hommes mais ce que le pou­voir impose sou­ve­rai­ne­ment par le moyen de la loi. Cette concep­tion volon­ta­riste a long­temps tran­si­té par la pré­émi­nence abso­lue de la loi dis­cu­tée et votée par les par­le­ments, c’està-dire résul­tant d’un cer­tain jeu entre les par­tis. Dans la moder­ni­té tar­dive que nous connais­sons main­te­nant, un cer­tain dépla­ce­ment de sou­ve­rai­ne­té s’est opé­ré au pro­fit des juges, tan­dis que simul­ta­né­ment beau­coup de textes légis­la­tifs sont votés pour don­ner satis­fac­tion à la moindre expres­sion mino­ri­taire pour­vu qu’elle soit poli­ti­que­ment ren­table. Deux approches ont long­temps été oppo­sées : l’une, domi­nante sur le conti­nent euro­péen, sup­po­sée don­ner la prio­ri­té à l’application de la règle écrite édic­tée par un légis­la­teur cen­sé expri­mer la volon­té géné­rale du peuple sou­ve­rain, éven­tuel­le­ment tenu de res­pec­ter une norme dite fon­da­men­tale – un texte consti­tu­tion­nel –, mais décou­lant tout autant de la même sou­ve­rai­ne­té popu­laire quoique selon une pro­cé­dure plus com­plexe ; l’autre approche, d’inspiration anglo-saxonne, fai­sant de la réponse du juge à des situa­tions concrètes, au cas par cas, la forme ordi­naire de la pro­duc­tion des règles juri­diques.Sans contes­ter la dif­fé­rence de méthode, l’écart entre les deux sys­tèmes est loin d’être un fos­sé infran­chis­sable, le volon­ta­risme étant seule­mentcouverturecatholica123 plus sen­sible dans les mains du juge anglo-saxon. C’est à l’issue de la Seconde Guerre mon­diale, et mal­gré, ou peut-être même grâce à une infla­tion de la pro­duc­tion légis­la­tive dans les domaines les plus inat­ten­dus, que la supré­ma­tie des par­le­ments a connu une perte de pres­tige, notam­ment avec l’introduction de ce qu’il est conve­nu d’appeler la jus­tice consti­tu­tion­nelle. Ce mou­ve­ment, dont les impli­ca­tions se sont réa­li­sées par degrés dans la qua­si-tota­li­té des pays euro­péens et au-delà, a fini par tou­cher une France qui res­tait fer­me­ment atta­chée à la mytho­lo­gie de l’infaillible expres­sion de la volon­té géné­rale (Rous­seau) telle qu’exprimée par la sacro-sainte repré­sen­ta­tion « natio­nale » (Sieyès). L’introduction, depuis 2008, de la « ques­tion prio­ri­taire de consti­tu­tion­na­li­té » achève de mettre à bas le carac­tère sacré et intou­chable de la loi par­le­men­taire : toute per­sonne qui est par­tie à un pro­cès peut, en prin­cipe, sou­te­nir qu’une dis­po­si­tion légis­la­tive porte atteinte aux droits et liber­tés que la Consti­tu­tion garan­tit. Quels que soient ses véri­tables motifs et sa por­tée réelle, cette évo­lu­tion de l’articulation entre les dif­fé­rents acteurs du jeu que consti­tue la « fabrique du droit », pré­sente l’avantage appa­rent d’avoir mis un terme au posi­ti­visme par­le­men­taire, au moins en pra­tique : le « droit » ne peut plus être consi­dé­ré comme le pur pro­duit de sa volon­té, c’est-à-dire de l’expression majo­ri­taire issue du jeu élec­to­ral des par­tis, quels qu’en soient l’objet et le conte­nu. La « sou­ve­rai­ne­té de la loi », enten­due dans ce sens à la fois déci­sion­niste et majo­ri­taire, dis­pa­raît donc, en France comme ailleurs. Mais est-ce un gain ?
Sans doute en rai­son de la tra­di­tion­nelle défiance envers le sys­tème anglo-saxon, cette dis­pa­ri­tion ne s’est pas accom­pa­gnée d’une conver­sion à ce der­nier modèle, qui a par ailleurs lui-même pour­sui­vi ses propres évo­lu­tions. La volon­té de régu­ler la pro­duc­tion de la loi par­le­men­taire a conduit – sous l’influence prin­ci­pale du « posi­ti­visme nor­ma­tif » (Hans Kel­sen) – à une simple trans­po­si­tion de l’omnipotence par­le­men­taire vers la norme supé­rieure, qui est bien loin de se limi­ter à la seule consti­tu­tion, puisque s’accumulent les règles supra­na­tio­nales, inter­na­tio­nales, ain­si que celles qui émanent des nou­velles auto­no­mies ter­ri­to­riales. Au der­nier mot de la loi par­le­men­taire natio­nale – le légi­cen­trisme – suc­cède ain­si un enche­vê­tre­ment de normes à inter­pré­ter. D’un point de vue for­mel les appa­rences sont sauves : le tra­vail du juriste – juge, cadre admi­nis­tra­tif – consiste tou­jours à appli­quer la loi, pour autant qu’elle res­pecte la consti­tu­tion ou les autres normes supé­rieures. Cela paraît pou­voir assu­rer au moins plus de sta­bi­li­té, à pre­mière vue. La dis­pa­ri­tion de la supé­rio­ri­té exclu­sive de la loi par­le­men­taire natio­nale ne s’est cepen­dant pas tra­duite par le res­pect scru­pu­leux de ce nou­vel ensemble de « lois » supé­rieures, mais donc bien par l’ouverture de nou­velles pos­si­bi­li­tés d’interprétation offertes au tra­vail des acteurs du droit. Le juge n’est plus pla­cé devant une loi qu’il devrait appli­quer à la lettre, mais devant un choix à opé­rer entre les normes concur­rentes qui s’offrent à lui, cha­cune dotée d’une plu­ra­li­té de signi­fi­ca­tions. Et si cette com­plexi­té des réfé­rences nor­ma­tives est réelle, elle est loin d’être un han­di­cap : elle est un moyen nou­veau aux mains des acteurs du droit et de leur pro­mo­tion comme légis­la­teurs de fait. L’enchevêtrement nor­ma­tif a pour effet, mais sans doute aus­si pour objet, de rendre ouverte l’application de la règle : en fonc­tion des cir­cons­tances, l’interprétation des rap­ports entre ces normes peut être suf­fi­sam­ment élas­tique pour per­mettre une adap­ta­tion aux exi­gences du moment. Le tra­vail inter­pré­ta­tif, dans le cadre pré­cé­dent (légi­cen­trisme), consis­tait à consi­dé­rer la loi dans le contexte qui avait ame­né à sa pro­duc­tion, pour per­mettre son appli­ca­tion selon « l’intention du légis­la­teur », c’est-à-dire le sens sou­hai­té par la volon­té géné­rale qu’elle était cen­sée expri­mer. Le tra­vail du juriste consis­tait à iden­ti­fier la volon­té « géné­rale » à l’œuvre dans la loi, ce qui per­met­tait la jonc­tion entre socio­lo­gie poli­tique et posi­ti­visme juri­dique : la loi moderne, réduite à une pure mani­fes­ta­tion de volon­té réa­li­sée selon les pro­cé­dures consti­tu­tion­nelles, devait être inter­pré­tée en fonc­tion de l’expression majo­ri­taire, en prin­cipe mani­fes­tée par les organes dési­gnés selon les rituels élec­to­raux. Cette fonc­tion – ou plu­tôt cette fic­tion – sub­siste théo­ri­que­ment, mais elle n’est désor­mais uti­li­sée que par acces­soire. La loi post­mo­derne, pour l’appeler ain­si, n’est plus, ou plus seule­ment, la mani­fes­ta­tion de volon­té sou­ve­raine d’une majo­ri­té par­le­men­taire : elle devient le pro­duit d’un nou­veau tra­vail inter­pré­ta­tif, réa­li­sé sur un mode casuis­tique par les organes – juri­dic­tion­nels, mais aus­si et plus encore admi­nis­tra­tifs – qui ont tou­jours en prin­cipe charge de l’appliquer. Même si dans beau­coup de cas, l’espace lais­sé à l’interprétation contra­dic­toire des normes reste très limi­té, la réa­li­té a désor­mais rejoint, dans d’autres cas, sou­vent lourds de consé­quences, ce que le posi­ti­visme le plus récent qua­li­fie de « théo­rie réa­liste de l’interprétation » (M. Tro­per) : ce qui a force contrai­gnante, ce qui reçoit un conte­nu maté­riel effec­tif, ce n’est plus la forme vide qu’est le texte adop­té par une majo­ri­té selon la pro­cé­dure consti­tu­tion­nel­le­ment pré­vue, c’est le pro­duit de l’interprétation réa­li­sée par les organes habi­li­tés à cette fin. Bien sûr, l’interprétation, pré­ci­sé­ment pour être accep­tée par ses des­ti­na­taires, doit res­pec­ter cer­tains codes de rhé­to­rique juri­dique, notam­ment une réfé­rence à ce qui est consi­dé­ré comme l’intention de l’auteur du texte légis­la­tif ; mais elle ne consti­tue que l’une des res­sources argu­men­taires au ser­vice de la volon­té libre de l’interprète, qui « décou­vri­ra » par exemple que le « res­pect des valeurs et prin­cipes, notam­ment de digni­té de la per­sonne humaine, consa­crés par la Décla­ra­tion des droits de l’homme et du citoyen et par la tra­di­tion répu­bli­caine » per­met de faire échec à l’exercice de la liber­té d’expression, alors même que celle-ci est défi­nie, en ver­tu tant de la consti­tu­tion que des lois qui sont char­gées de l’appliquer, comme une « condi­tion de la démo­cra­tie et l’une des garan­ties du res­pect des autres droits et liber­tés », pour reprendre la for­mu­la­tion d’une déci­sion récente du Conseil d’Etat fran­çais.
La ques­tion se déplace ain­si : à par­tir du moment où la « loi » n’est plus le pro­duit exclu­sif de la pro­cé­dure légis­la­tive, l’appareil poli­tique de la démo­cra­tie for­melle perd son mono­pole. Si c’est donc la volon­té de l’interprète qui fait la loi, sur quels fon­de­ments le juge ou l’administrateur décident-ils de la créa­tion de ces « lois » ? Il serait un peu facile, quoique pas for­cé­ment faux, de répondre que c’est la seule sub­jec­ti­vi­té du juge ou de l’administrateur, consi­dé­rés indi­vi­duel­le­ment, qui, à un ins­tant don­né, en fonc­tion de leurs affi­ni­tés idéo­lo­giques ou de l’air du temps, décident du conte­nu de ce qui est « juste », c’est-à-dire du fon­de­ment de leurs déci­sions créa­trices de « lois ». Ce serait là trans­po­ser au niveau de l’exécution de la loi le pou­voir de déci­sion jusqu’alors consi­dé­ré comme l’attribut de l’organe légis­la­tif. Or deux élé­ments au moins gênent encore cette trans­po­si­tion. L’administration comme le juge sont certes habi­li­tés à inter­pré­ter la loi, ils ne le sont pas offi­ciel­le­ment à la créer : les contraintes rhé­to­riques les amènent donc à limi­ter l’usage de la liber­té dont ils dis­posent – même si l’une comme l’autre ont tou­jours plus ten­dance à assu­mer cette liber­té, sans doute plus encore à mesure que s’amenuise la croyance en la légi­ti­mi­té des ins­ti­tu­tions poli­tiques dites démo­cra­tiques. Mais sur­tout la part de liber­té de l’individu admi­nis­tra­teur ou juge est en réa­li­té très faible, au regard de la pres­sion, dif­fuse sans doute mais tota­le­ment inté­grée, de l’institution à laquelle il appar­tient. Autre­ment dit, l’interprétation qui crée le droit n’est pas le pro­duit indé­pen­dant de la volon­té sou­ve­raine d’un juge ou d’un admi­nis­tra­teur ; elle est contrainte de reflé­ter l’esprit du groupe fonc­tion­nel auquel il appar­tient – juri­dic­tion suprême, corps bureau­cra­tique, y com­pris la street level bureau­cra­cy – le bas de l’échelle bureau­cra­tique. La sub­jec­ti­vi­té y tient donc sa part, mais le plus sou­vent il s’agit en quelque sorte d’une sub­jec­ti­vi­té col­lec­tive. Le juge, comme l’administrateur, est membre d’un ensemble social sou­dé par des règles écrites ou non, qui dictent en grande part sa démarche créa­trice de normes.
Cette pres­sion du groupe social s’exerce dif­fé­rem­ment selon les niveaux et les domaines dans les­quels les inter­prètes de ces normes se ren­contrent. A cet égard, une place spé­ci­fique doit sans doute être dévo­lue, en France, aux « grand corps de l’Etat », et sin­gu­liè­re­ment à l’un d’entre eux qui cumule fonc­tions admi­nis­tra­tive et juri­dic­tion­nelle : le Conseil d’Etat. Ce der­nier a en effet tou­jours eu une conscience très aiguë, sans doute aujourd’hui plus encore qu’hier, d’assurer « l’exercice de l’Etat ». La mis­sion du juge admi­nis­tra­tif, ou plu­tôt la mis­sion qu’il s’assigne lui-même, est ain­si d’assurer la per­ma­nence de l’ordre éta­tique, indé­pen­dam­ment des vicis­si­tudes de la vie et des chan­ge­ments poli­tiques qu’il a tou­jours su sinon absor­ber du moins amor­tir : il éprouve donc bien peu de dif­fi­cul­tés à revê­tir aujourd’hui les habits du légis­la­teur, et l’assume d’ailleurs par­fai­te­ment, au point par­fois d’assurer direc­te­ment la réécri­ture, et non seule­ment l’interprétation, de lois qu’il estime, sans doute à juste titre, mal écrites et inap­pli­cables.
Ce phé­no­mène a quelque rap­port avec la place prise, dans les situa­tions de crise du sys­tème des par­tis, par la haute admi­nis­tra­tion, l’armée, les experts, dans l’élaboration du droit, entre les deux guerres mon­diales. La perte d’influence et de cré­di­bi­li­té des organes poli­tiques théo­ri­que­ment dotés de la capa­ci­té exclu­sive d’élaboration des règles de la vie col­lec­tive abou­tit alors à une forme de prise de pou­voir par les organes qui devaient en prin­cipe veiller à leur simple exé­cu­tion. L’originalité de la situa­tion actuelle des démo­cra­ties consi­dé­rées comme « avan­cées » est que cette sub­sti­tu­tion, qui accen­tue encore le carac­tère fic­tif de la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive, est de plus en plus assu­mée sans fard par les admi­nis­tra­tions ou les juges.

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La ques­tion du rap­port du juriste à la loi et son appli­ca­tion n’a donc rien de nou­veau. Il s’avère que vient d’être édi­tée en fran­çais la confé­rence d’un juriste ita­lien, Pie­ro Cala­man­drei, qui pro­tes­tait, en 1940, contre la manière dont le régime fas­ciste en pre­nait à son aise avec l’interprétation des lois (cf. Eloge de la loi, Edi­tions de la revue Confé­rence, oct. 2013). Cette pra­tique se rat­ta­chait à la Frei­rechts­be­we­gung ger­ma­nique, l’école du « droit libre », dans laquelle il per­ce­vait le règne de l’arbitraire, et à laquelle il oppo­sait une concep­tion appa­rem­ment étri­quée du tra­vail du juriste, tout entier dédié à la stricte appli­ca­tion de la loi. La cri­tique por­tait donc, dans un contexte où le fas­cisme affir­mait son éman­ci­pa­tion du for­ma­lisme légal, sur la sup­pres­sion de la fron­tière entre la « loi » et la « poli­tique », ce que récu­sait le juriste ita­lien qui y voyait une ingé­rence de l’idéologie dans le droit et l’invasion de l’Etat dans le tra­vail du juge et du juriste en géné­ral. Ce der­nier devait pour lui être le gar­dien de la léga­li­té.
Le pro­pos semble bien méca­niste, mais mérite qu’on s’y arrête quelques ins­tants. Comme d’autres en France ou en Alle­magne à la même époque, Cala­man­drei refu­sait radi­ca­le­ment que le juriste se per­mette de prendre des liber­tés à l’égard de la loi, non parce que celle-ci serait comme telle l’expression d’une volon­té sou­ve­raine à l’égard de laquelle il ne convien­drait jamais de s’interroger, mais par sou­ci de pro­tec­tion contre l’arbitraire. « Le juriste, écrit-il, qui se consi­dé­rait autre­fois comme la voix vivante du juste, et que l’on qua­li­fiait sans sou­rire de prêtre de la jus­tice, est tom­bé dans l’opinion com­mune au niveau d’un équi­li­briste de la dia­lec­tique s’exerçant ingé­nieu­se­ment sur les tra­pèzes des for­mules pures, sans se mettre en peine du conte­nu, bon ou mau­vais, qu’elles recouvrent. » C’est là l’un des para­doxes du « droit libre », qui est en fait le régime sous lequel nous vivons. Il arrive à cumu­ler le pire des tra­vers du posi­ti­visme – l’interdiction de s’interroger sur la mora­li­té ou la ratio­na­li­té du conte­nu – et la mobi­li­té des inter­pré­ta­tions, par un tra­vail d’interprétation com­bi­na­toire de normes contra­dic­toires, pro­pice à l’acceptation de tous les confor­mismes. Il se libère ain­si de sa sou­mis­sion au légis­la­teur pour mieux s’assujettir volon­tai­re­ment à l’idéologie dont ce der­nier est le reflet. Les effets se cumulent donc. C’est la force seule, ou plu­tôt la vio­lence, déta­chée de l’appareil légis­la­tif offi­ciel, qui est ain­si appro­priée et inté­rio­ri­sée par les nou­veaux pro­duc­teurs du droit au gré des jeux d’influence, des dési­rs de pro­mo­tion et d’autres motifs plus indis­cer­nables encore que ceux qui règlent les sur­en­chères entre par­tis. C’est seule­ment dans ce cadre que l’on peut com­prendre la défense par Cala­man­drei de ce qu’il appelle la « cer­ti­tude du droit », c’est-à-dire le prin­cipe de subor­di­na­tion scru­pu­leuse du juge à la loi.
Deux ensei­gne­ments peuvent sans doute être tirés de cette défense ana­chro­nique de la léga­li­té.
En pre­mier lieu, et de façon cir­cons­tan­cielle, défendre la léga­li­té signi­fie refu­ser une concep­tion du droit qui ne voit dans l’instrument juri­dique que le moyen de mettre en œuvre la force poli­tique, en acte de pure volon­té. Autre­ment dit, pour Cala­man­drei, confron­té à un mépris plus ou moins pous­sé des règles com­munes, il s’agit de défendre une conti­nui­té de la léga­li­té, en tant que « valeur en soi à pré­ser­ver, plus éle­vée que les vicis­si­tudes poli­tiques pas­sa­gères, dans l’attente des temps futurs ». Par ana­lo­gie, défendre ain­si la léga­li­té serait garan­tir le main­tien d’un ordre, ou plus exac­te­ment de ce qui reste d’ordre dans une ins­ti­tu­tion où domine seule la volon­té per­pé­tuel­le­ment chan­geante des par­tis et cote­ries. La léga­li­té, en ce sens, consti­tue le der­nier paravent contre « le pur et simple déchaî­ne­ment de forces pré-poli­tiques, de nature tri­bale », auquel abou­tit l’abandon dans les mains du juge ou de l’administrateur du pou­voir de faire ou modi­fier les lois. C’est donc la « valeur » du droit qui serait ain­si défen­due. Mais de quel droit ? Il ne s’agirait, à tout prendre, que d’un moindre mal tant que l’empire de la loi, quel qu’en soit l’auteur final, reste délié de toute subor­di­na­tion envers le droit natu­rel.
Mais il y a une autre réa­li­té que cette pathé­tique défense de la léga­li­té face à un pou­voir insais­si­sable. Dans un autre texte récem­ment publié, Gus­ta­vo Zagre­bels­ky, ancien pré­sident de la Cour consti­tu­tion­nelle ita­lienne, qui a d’ailleurs pré­fa­cé l’opuscule de Cala­man­drei, décrit la démo­cra­tie comme « le régime de l’illusion ». « Le plus bénin des régimes poli­tiques, en appa­rence, est en réa­li­té, écrit-il, le plus malé­fique. Le « prin­cipe majo­ri­taire », qui est l’essence même de la démo­cra­tie, se retourne en fait en « prin­cipe mino­ri­taire », qui est l’essence de l’autocratie : une auto­cra­tie qui s’appuie sur le grand nombre, mais, néan­moins, tou­jours une auto­cra­tie, et, pour cette rai­son, plus dan­ge­reuse, ou, en tout cas, pas moins dan­ge­reuse que le pou­voir aux mains de petits cercles de per­sonnes qui s’appuient seule­ment sur elles-mêmes » (« La démo­cra­tie dif­fi­cile », Cahiers du CDPC, Tou­lon, 2013, pp. 14–15).
Le pro­pos est d’un éton­nant réa­lisme. Il oriente sur la ques­tion préa­lable, qui est de savoir ce qu’est la loi, avant même de savoir qui doit la faire. La léga­li­té for­melle dont parle Zagre­bels­ky sup­pose en effet qu’un juge­ment préa­lable soit por­té par le juriste sur ce qui se pré­sente à lui comme une loi. En affir­mant que son rôle est de l’appliquer, et uni­que­ment cela, il oblige à l’identifier au préa­lable comme telle. Plu­tôt que de col­la­bo­rer à mettre en œuvre la volon­té du légis­la­teur, cette démarche condui­rait à faire res­sor­tir le carac­tère pure­ment for­mel du texte qui en résulte. Et par là-même, de reve­nir à l’essence de la loi, qui n’est pas seule­ment une mani­fes­ta­tion de volon­té, mais d’abord un ordon­nan­ce­ment de la droite rai­son en vue du bien com­mun.