Revue de réflexion politique et religieuse.

Casuis­tique et dis­cer­ne­ment

Article publié le 10 Juin 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Le débat à par­tir duquel s’instaure la réflexion, à savoir le pro­cès inten­té par les Pro­vin­ciales aux casuistes, ne concerne pas ces pro­blé­ma­tiques dra­ma­ti­que­ment d’actualité, mais la ques­tion plus géné­rale des cas de conscience et de la manière de les résoudre. Cette ques­tion est de tous les temps. L’Eglise a été confron­tée très tôt au pro­blème du com­por­te­ment à adop­ter avec ceux que l’on nomme ou plu­tôt qu’on ne nomme plus les pécheurs publics. Au début, c’était la ques­tion des rené­gats, de ceux qui pour évi­ter le mar­tyre avaient fait des conces­sions à cer­taines exi­gences païennes. Une fois pas­sée la période des per­sé­cu­tions, donc dès l’Empire constan­ti­nien, dans une socié­té de plus en plus offi­ciel­le­ment chré­tienne, le fait de l’apparition de l’érémitisme, de la vie au désert, atteste d’une ten­sion entre la vie sécu­lière et la vie de per­fec­tion, ten­sion plus ou moins admise jusqu’aux jours du concile de Vati­can II. L’un des objec­tifs affir­més fut alors de pro­mou­voir le laï­cat et de sup­pri­mer le fos­sé res­sen­ti entre la vie selon les conseils, vie reli­gieuse, vie consa­crée, et la vie selon les pré­ceptes, celle du chré­tien de base, dont la dis­tinc­tion repo­sait sur la dif­fé­rence entre l’état du jeune homme riche, obser­va­teur fidèle de la Loi, au moment de ren­con­trer Jésus et l’état où Jésus l’invite (« Si tu veux être par­fait… »). Il est néces­saire d’ajouter qu’en fait cette dis­tinc­tion recou­vrait presque la répar­ti­tion entre les chré­tiens vivant sain­te­ment et le grand nombre, ceux qui pataugent plus ou moins. A vrai dire, cette requête du temps du Concile pou­vait être consi­dé­rée comme l’aboutissement d’un long mou­ve­ment spi­ri­tuel de réha­bi­li­ta­tion de la vie sécu­lière comme lieu de sanc­ti­fi­ca­tion, dont l’Introduction à la vie dévote de saint Fran­çois de Sales repré­sente une étape signi­fi­ca­tive. Cette spi­ri­tua­li­té du laï­cat a pour fin la sain­te­té. Il est moins sûr qu’il en soit exac­te­ment de même de la forme de sagesse ensei­gnée par Bal­tha­sar Gra­cián ((. Bal­ta­sar Gra­cián (1601–1658), jésuite volon­tiers taxé de déso­béis­sance et de mon­da­ni­té, peut-être à cause du carac­tère pro­fane de son œuvre, où la finesse recon­nue à l’ordre ne porte pas sur la reli­gion mais sur la manière de réus­sir en socié­té. )) , pour la simple rai­son que ce der­nier n’écrit pas un trai­té de spi­ri­tua­li­té comme cela res­sort d’ailleurs très bien de la pré­sen­ta­tion qu’en fait le P. Vala­dier. Il s’agit d’un savoir-vivre, d’un savoir-faire pour des hommes du monde qui, étant déjà sup­po­sés chré­tiens, dési­rent mener hono­ra­ble­ment et habi­le­ment leur vie sociale, ce qui sup­pose un réa­lisme pous­sant même à un cer­tain machia­vé­lisme sans tran­si­ger ouver­te­ment avec la morale. Exer­cice qui, avouons-le, évoque la haute vol­tige et demande que l’on soit rom­pu à la pra­tique du grand écart. Mais sommes-nous ici, comme semble un peu le sug­gé­rer le P. Vala­dier, en com­pa­gnie des casuistes ?
La casuis­tique, en effet, tend à résoudre les cas de conscience et se déploie dans un domaine de nature juri­dique : il s’agit d’interpréter la loi morale et les pré­ceptes reli­gieux par rap­port aux situa­tions qui les impliquent. Le but n’est pas de chan­ger la loi, de l’infléchir ni de l’atténuer, mais bel et bien de l’appliquer concrè­te­ment à par­tir de son esprit. On n’est pas dans la spi­ri­tua­li­té ni dans la mys­tique, ni non plus dans l’art de vivre. Il s’agit d’éclairer la conscience pla­cée devant une dif­fi­cul­té morale, acces­soi­re­ment d’apprécier le carac­tère pec­ca­mi­neux ou non, légi­time ou illi­cite, d’actes sur les­quels porte l’examen de conscience. Le dis­cer­ne­ment spi­ri­tuel consiste, lui, à recon­naître si l’on est sol­li­ci­té par le Malin ou par l’Esprit de Dieu, et à quoi cette sol­li­ci­ta­tion nous porte. Au terme du dis­cer­ne­ment, on répugne à telle pen­sée qui com­porte un men­songe caché, et même très bien caché, on s’enflamme pour une aspi­ra­tion, un pro­jet, où se goûte la pré­sence de Dieu et se per­çoit l’occasion pure et authen­tique de « pro­cu­rer Sa gloire ». Et ce sera en esprit de dis­cer­ne­ment que l’on s’écartera d’idées, de solu­tions, de consi­dé­ra­tions où l’on ne sen­ti­ra pas la pré­sence de Dieu. Ce qui donne au dis­cer­ne­ment son effi­ca­ci­té extra­or­di­naire, c’est qu’il opère en deçà comme au-delà des rai­son­ne­ments eux-mêmes, et ne risque donc pas de s’embrouiller dans les argu­ments spé­cieux, de se lais­ser prendre dans le laby­rinthe des sophismes qu’il n’a même pas besoin de réfu­ter. Il relève d’un sens par­ti­cu­lier, spi­ri­tuel, beau­coup plus sûr que la simple apti­tude à l’analyse. Mais il a ses condi­tions, qui sont d’être en état de grâce et en com­mu­nion avec l’Eglise.
Le P. Vala­dier pro­pose un cli­vage entre deux atti­tudes chré­tiennes, presque entre deux tem­pé­ra­ments, l’un tour­né vers l’austérité, la pri­va­tion, l’autre vers la juste jouis­sance des biens de l’existence. Aus­si salue-t-il le sérieux de la démarche pas­ca­lienne vers la sain­te­té, mais ne nous montre pas bien en quoi le tem­pé­ra­ment pas­ca­lien pour­rait évi­ter les exa­gé­ra­tions d’une spi­ri­tua­li­té de renon­ce­ment géné­ra­li­sé. Indé­nia­ble­ment, il y a des erreurs fatales dans un cer­tain augus­ti­nisme dévoyé, l’idée que l’état édé­nique fut déjà céleste et que par contraste l’homme après la chute est du tout au tout misé­rable ; l’idée connexe à la pré­cé­dente que goû­ter les créa­tures offen­se­rait le Créa­teur tan­dis que le désir des choses d’en haut est radi­ca­le­ment étran­ger à la nature ; enfin, la ten­dance à prendre la parole de Dieu comme une injonc­tion lit­té­ra­le­ment et immé­dia­te­ment appli­cable indé­pen­dam­ment de tout tra­vail de com­pré­hen­sion et donc d’interprétation, le seul usage de la liber­té se rédui­sant à une obéis­sance ser­vile. Selon la saine doc­trine, l’homme est au contraire consti­tué par le désir de Dieu au point que, même en péchant, même en vou­lant se détour­ner de Dieu, il ne peut faire qu’en cela même il ne Le cherche pas encore. En effet, la perte de la grâce ori­gi­nelle a ren­due opaque l’image divine en l’homme, mais elle ne l’a pas détruite, et c’est cette image que Dieu est venu sau­ver.
Aus­si faut-il nous deman­der si le seul cli­vage signi­fi­ca­tif n’est pas plu­tôt entre ce que Péguy, dans une fameuse alter­na­tive, appelle la mys­tique face à la poli­tique au sens péjo­ra­tif. Et c’est peut-être le sou­ci de ne pas lâcher l’un ni de som­brer dans l’autre qui a moti­vé les gens de Port-Royal, quitte à être injustes envers ceux qui, sans renier la mys­tique ont cher­ché à faci­li­ter le che­min, et à les entas­ser dans le sac des tièdes et des oppor­tu­nistes.
La casuis­tique se déve­loppe dans le contexte nomi­na­liste des siècles modernes, ce qui lui donne l’apparence d’un méca­nisme abs­trait où l’on s’occupe de vocables, ris­quant de mal­trai­ter les essences au gré de ce qui arrange. En fait, les casuistes ne nient pas l’essence qui gît sous les mots, mais ils ne s’en occupent pas et mènent l’examen pra­tique paral­lè­le­ment à la consi­dé­ra­tion théo­ré­tique, autre­ment dit ils étu­dient la morale, ce qui n’est pas la même chose que faire orai­son. La notion de pro­ba­bi­lisme est typique à cet égard. Il s’agit de s’entendre sur des notions plu­tôt que sur la véri­té dog­ma­tique. Ces notions sont des « véri­tés » autour des­quelles un dis­cours s’organise : elles ont une por­tée axio­ma­tique, non onto­lo­gique. C’est ain­si que l’éthique elle-même risque de s’éloigner de la morale en tant que telle, de deve­nir un sys­tème à faire fonc­tion­ner, toutes amarres aux essences cou­pées.
Aus­si ne sau­rait-on par­ler de dis­cer­ne­ment en la matière. Les démarches ne sont pas de soi oppo­sées, mais elles n’ont pas du tout la même ori­gine. La casuis­tique bien employée est une caté­go­rie de rai­son­ne­ment pru­den­tiel. Elle relève des ver­tus car­di­nales. Le dis­cer­ne­ment évo­lue dans la vie théo­lo­gale, et relève du don de conseil, même lorsqu’il pro­cède par éva­lua­tion pru­den­tielle, comme c’est spé­cia­le­ment le cas du troi­sième mode de dis­cer­ne­ment dans saint Ignace ((. Cf. Exer­cices spi­ri­tuels, 175 à 188, 313 à 327, 328 à 351. )) . Dans le troi­sième mode en ques­tion, le par­ti auquel on finit par s’arrêter trouve sa force et sa confir­ma­tion dans une autre sorte de cer­ti­tude que celle, aus­si pré­cieuse et légi­time qu’elle soit, qui pro­cède de la droite rai­son, sans contre­dire en rien celle-ci. Les trois manières de dis­cer­ner ont en com­mun qu’elles consistent pour l’homme à être mû par l’Esprit de Dieu, qui met dans l’âme lumière, joie, paix, cha­leur, ardeur, inten­tion droite, dévo­tion. Dans la pre­mière manière, cette action divine est immé­diate et ne laisse aucune place à la déli­bé­ra­tion, dans la deuxième elle est médiate, à tra­vers le fil des motions inté­rieu­re­ment res­sen­ties, dans la troi­sième elle laisse l’homme appré­cier les dif­fé­rents aspects d’une situa­tion ou d’une alter­na­tive jusqu’à ce que cœur et rai­son penchent ensemble du même côté.
Cette pro­prié­té du dis­cer­ne­ment spi­ri­tuel étant rap­pe­lée, il faut recon­naître qu’une forme de dis­cer­ne­ment est à l’œuvre dans l’exercice casuis­tique, qui n’est pas le dis­cer­ne­ment spi­ri­tuel mais la mise en œuvre de la droite rai­son. Et si la casuis­tique vient à se dévoyer, ce ne peut être que si elle oublie le simple juge­ment pru­den­tiel. En revanche, dans une pers­pec­tive tho­miste, qui ne fait que reprendre la pers­pec­tive tra­di­tion­nelle, la pru­dence quant à elle n’a rien à envier au rai­son­ne­ment casuis­tique car elle ne déroge à aucune des exi­gences de celui-ci, comme celle par exemple de faire entrer en ligne de compte les cir­cons­tances par­ti­cu­lières, alors que la casuis­tique ne dis­pose pas par elle-même de toutes les res­sources du juge­ment pru­den­tiel qui, ne l’oublions pas, est dans son mou­ve­ment insé­pa­rable de la déci­sion comme la déci­sion l’est de sa mise en œuvre. L’analyse casuis­tique, elle, prend de la dis­tance par rap­port aux faits et ne s’engage pas par rap­port à une action : elle est imper­son­nelle, ce qui semble para­doxal puisqu’il s’agit de la vie des per­sonnes, mais tient sim­ple­ment à la méthode même et à ses objec­tifs.
Il reste que la casuis­tique ne mérite pas tout le mal qu’on en dit et le P. Vala­dier a rai­son de la réha­bi­li­ter en quelque sorte. Cepen­dant, cette réha­bi­li­ta­tion n’autorise pas un posi­tion­ne­ment moral qui s’appuierait sur un cal­cul de pro­ba­bi­li­tés et non sur une claire vision de ce qui est bien. Ni non plus, au nom du pos­sible et du moindre mal, de renon­cer à la sain­te­té comme état nor­mal du chré­tien.

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