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Quels signes pour quels temps ?

Il ne paraît pas dou­teux qu’avec les « signes des temps » nous ayons affaire à une devise, un cri de ral­lie­ment où reten­tit l’optimisme qui pré­si­da au Concile, opti­misme fait en par­tie de l’espérance « qui ne déçoit pas », en par­tie d’un cer­tain volon­ta­risme, la déter­mi­na­tion d’en finir avec les posi­tions retran­chées et les ver­rouillages, ain­si qu’avec un cer­tain sen­ti­ment de culpa­bi­li­té dif­fuse face à l’apostasie moderne dont la situa­tion poli­tique mon­diale peut se lire autant comme le châ­ti­ment que comme l’expression elle-même.

Une thème por­teur

Les « signes des temps » : voi­là de l’Evangile pur et sans mélange, un Urwort, c’est-à-dire, dirait Joa­chim Jere­mias, l’un des ipsis­si­ma ver­ba, ces paroles mêmes, à l’état pur, de Notre-Sei­gneur. Com­ment ne pas y goû­ter une saveur d’origine, un gage de rafraî­chis­se­ment après deux mil­lé­naires ? L’objection qui se pré­sente pour peu que l’on se penche sur la cita­tion mat­théenne (Mt 16, 1–4) ((. « 1 Les Pha­ri­siens et les Sad­du­céens s’approchèrent et, pour le mettre à l’épreuve, ils lui deman­dèrent de leur faire voir un signe venant du ciel. 2 Il leur répon­dit : « Le soir venu, vous dites : Il fera beau, car le ciel est rouge ; 3 et le matin : Aujourd’hui, de l’orage, car le ciel est d’un rouge sombre. Vous savez dis­cer­ner l’aspect du ciel ; mais les signes des temps, vous ne le pou­vez. 4 Une géné­ra­tion mau­vaise et adul­tère réclame un signe : il ne lui sera pas don­né d’autre signe que le signe de Jonas. » Et les lais­sant, il s’en alla. » Cette ver­sion est celle de la Vul­gate latine, ver­sion dite longue, son équi­valent grec n’étant reçu par les édi­teurs qu’avec réti­cences, au pro­fit d’une ver­sion courte où ne se trouve pas notre expres­sion, consi­dé­rée par­fois comme due à l’équivalent en Luc 12, 54–56, qui tou­te­fois parle du « temps » mais non de « signes des temps ».)) , c’est l’ambiguïté du mot, ces signes pou­vant aus­si bien, dans l’usage qui en est fait, appar­te­nir à la sphère intra­mon­daine alors que pour l’évangéliste il n’est pas dou­teux qu’ils appar­tiennent à celle du Royaume de Dieu par leur confor­mi­té aux annonces pro­phé­tiques et sont don­nés à Israël pour qu’il se recon­naisse « visi­té », qu’il dis­cerne l’accomplissement des temps mes­sia­niques, de la pro­messe dont il est dépo­si­taire pour tous les peuples en tant que Peuple élu : les aveugles voient, les boi­teux marchent, les sourds entendent, les muets parlent… et la bonne nou­velle du salut est appor­tée aux pauvres de Dieu. On voit mal com­ment cette her­mé­neu­tique pour­rait être trans­po­sée sans défor­ma­tion voire détour­ne­ment dans la thé­ma­tique incer­taine des évo­lu­tions his­to­riques, de la très sus­pecte caté­go­rie du pro­grès indé­nia­ble­ment sous-jacente à maints emplois de la locu­tion évan­gé­lique dans le contexte conci­liaire et post­con­ci­liaire. Appli­quer une caté­go­rie aus­si clai­re­ment mes­sia­nique et théo­lo­gique à une époque par­ti­cu­lière de l’histoire sécu­lière (quoique l’on parle de chaque année comme d’un « an de grâce » et que la data­tion soit faite « depuis Jésus-Christ »), à l’actualité selon l’historien ou le jour­na­liste, est lourd de signi­fi­ca­tion quant à l’importance théo­lo­gique attri­buée à ladite actua­li­té. On a la sen­sa­tion que l’histoire du salut serait ain­si par­ve­nue à une rup­ture de conti­nui­té, à un point déci­sif, à une ère nou­velle. Cas de joa­chi­misme ((. Cf. Hen­ri de Lubac, s.j., La pos­té­ri­té spi­ri­tuelle de Joa­chim de Flore, T.I et II, Lethiel­leux, 1981.)) , sans doute, cette forme de mil­lé­na­risme ins­pi­rée de la doc­trine de Joa­chim de Flore, doc­trine dont on devine des relents sous la forme ratio­na­li­sée d’un monisme dia­lec­tique dans la phi­lo­so­phie de l’histoire d’un Hegel, retra­vaillée par Marx de la manière qu’on sait. L’ère roman­tique, sans laquelle Hegel ni même Marx ne se conçoivent, et dont la culture-croyance, qui comme toute culture tend à effi­lo­cher ses figures bien au-delà de leur époque, n’était pas com­plè­te­ment sor­tie, même en pleine guerre froide, c’est-à-dire en une époque d’athéisme triom­phant, fut aus­si l’ère des grandes uto­pies sociales comme des plus ardentes expres­sions de la reli­gion de l’homme. Le monde ecclé­sias­tique serait-il ici encore arri­vé bon der­nier, sau­tant de jus­tesse dans le der­nier train du pro­grès ? L’idée du troi­sième âge, âge de l’Esprit fai­sant suite à celui du Père puis à celui du Fils, après être pas­sée dans le domaine cultu­rel intra­mon­dain, reve­nait ain­si sous sa forme sécu­la­ri­sée dans le domaine chré­tien, à charge pour les théo­lo­giens d’y réin­suf­fler un Saint-Esprit dont on avait fait peu à peu l’Esprit de l’Histoire, puis le Deve­nir de la Matière, mais aus­si le bon génie du pro­grès tech­nique et éthique.
Si l’exégèse mes­sia­nique de la locu­tion mat­théenne est la bonne, force est d’admettre que son emploi conci­liaire com­mence par l’infléchir du côté des « appels de l’Esprit » ou des « semences du Verbe », lais­sant à l’arrière-plan la notion de temps mes­sia­niques, non sans ouvrir car­rière sans le nom­mer à un mes­sia­nisme au sens sécu­la­ri­sé, mes­sia­nisme for­mel­le­ment sans mes­sie, fai­sant un avec un mil­lé­na­risme que l’on peut qua­li­fier de re-pneu­ma­ti­sé, réin­ves­ti par le thème du Saint-Esprit, emprun­té qu’il est à un mil­lé­na­risme lui-même issu d’un mil­lé­na­risme à colo­ra­tion joa­chi­mite vidé entre-temps de l’Esprit Saint auquel on sub­sti­tue l’esprit de l’histoire, his­toire qui est elle-même une récu­pé­ra­tion de l’Histoire sainte par la phi­lo­so­phie de l’histoire dont Hegel offre un exemple émi­nent que Marx récu­pé­re­ra à son tour selon son propre des­sein. L’influence du mar­xisme dans l’intelligentsia « conci­liaire », en par­ti­cu­lier le suc­cès d’Ernst Bloch (dont la pen­sée tend à iden­ti­fier uto­pie et espé­rance), peut s’analyser comme un cas d’ouverture, en l’espèce aux modes et dic­ta­tures uni­ver­si­taires.
Que faut-il pen­ser de la for­tune de notre thème au long de ces quelques décen­nies ? La pre­mière remarque qui se fait jour à l’examen de ses suc­ces­sives occur­rences, c’est sa plas­ti­ci­té. Son suc­cès tient-il donc à une poly­sé­mie sug­ges­tive ? Ou s’il tenait, plus exac­te­ment, à une indé­ter­mi­na­tion ? Car si l’on cher­chait à dres­ser une liste de ces signes, on se trou­ve­rait bien­tôt à court, comme si la thé­ma­tique qu’il sug­gère résis­tait à tout essai d’investigation, d’explicitation. Comme si une simple demande d’éclaircissement par la méthode tra­di­tion­nelle de l’exemple, mani­fes­tait une résis­tance à l’Esprit (comme disait saint Etienne devant le San­hé­drin), une mau­vaise volon­té, un esprit cha­grin.
Le Magis­tère, quant à lui, l’intègre à son ensei­gne­ment en lui don­nant telle ou telle accen­tua­tion selon les cir­cons­tances et la pro­blé­ma­tique abor­dée. C’est bien là que l’on voit sa plas­ti­ci­té. Mais que pen­ser d’une notion qui pro­met tant et qui ensuite peine à com­bler les attentes ? Pro­met­teuse, ce n’est pas à démon­trer : inci­ta­tive, sug­ges­tive, aux contours assez impré­cis pour que cha­cun la colore de ses propres intui­tions ou espé­rances…

Ques­tion de lan­gage

Que l’Eglise catho­lique, ce jour-là, face à des temps dou­lou­reux et pro­blé­ma­tiques, à l’hostilité ou à l’indifférence dont elle se voyait l’objet, à un monde en ébul­li­tion et en extrême ten­sion, ait choi­si de ne pas se replier dans la for­te­resse assié­gée, ni de res­ser­rer les rangs en pra­ti­quant les tours de vis dis­ci­pli­naires d’usage en cas de guerre, ni de répondre par la menace ou l’injonction, mais de tendre la main, de faire appel au meilleur du cœur humain, de pui­ser dans les richesses de la divine misé­ri­corde, de raf­fer­mir sa foi, son espé­rance et sa cha­ri­té, de tout mettre en œuvre pour fon­der d’authentiques récon­ci­lia­tions, pour­quoi mettre a prio­ri en doute la légi­ti­mi­té du pro­jet ? En outre, l’opportunité d’un nou­veau départ pou­vait se voir confir­mée par une rup­ture civi­li­sa­tion­nelle aux dimen­sions mon­diales : n’y avait-il pas là plus de signes posi­tifs que néga­tifs, des appels aux­quels l’Eglise se devait de répondre favo­ra­ble­ment ? La ques­tion est de savoir si on usa des moyens appro­priés, en par­ti­cu­lier d’un lan­gage à la fois juste et com­pré­hen­sible. La réponse engage l’évaluation de l’œuvre accom­plie. Eva­lua­tion qui porte sur deux aspects : d’une part, le pro­jet fut-il mené à bien et peut-on ain­si l’estimer réus­si ; d’autre part, la démarche fut-elle, à l’intérieur, accueillie par les catho­liques, à l’extérieur par ceux à qui on ouvrait ain­si les bras, et pro­dui­sit-elle son fruit ?
Le second aspect de la ques­tion est à charge du dis­cer­ne­ment des membres de la hié­rar­chie comme de chaque fidèle. Il s’applique à l’expérience et sup­pose la prière, et relève d’un juge­ment qui appar­tient en der­nière ins­tance à Dieu seul. Quant au pre­mier aspect, il met en jeu des cri­tères pré­cis d’analyse et une suf­fi­sante fami­lia­ri­sa­tion avec le contexte anthro­po­lo­gique, séman­tique, socio­lo­gique et, bien enten­du, doc­tri­nal des dif­fé­rents cor­pus de docu­ments, dont la masse, au demeu­rant, dès qu’on ne se limite pas au cor­pus offi­ciel rela­ti­ve­ment res­treint des consti­tu­tions et décla­ra­tions, décou­rage toute pré­ten­tion à l’exhaustivité.
La lit­té­ra­ture consi­dé­rable qui, ne serait-ce que depuis le tour­nant du siècle, s’est ajou­tée à celle de l’époque du Concile et de l’après-Concile repré­sente un chan­tier qui avance bien len­te­ment. Aux spé­cia­listes de s’atteler au labeur des syn­thèses sou­hai­tables. Pour le catho­lique de base empor­té sur les remous de l’histoire demeure la per­plexi­té qui tient à une ques­tion de phi­lo­so­phie du lan­gage, ques­tion capi­tale mais appa­rem­ment peu abor­dée en dehors d’un argu­men­taire qui l’exploite abon­dam­ment en la sup­po­sant réso­lue.
Pour­tant, cette expres­sion de « signes des temps » ne deman­de­rait-elle pas un exa­men sérieux de son sta­tut séman­tique et même sémio­lo­gique ? A vrai dire, ce sont les dif­fé­rents lan­gages aux­quels, fidèle au prin­cipe d’ouverture et de com­pré­hen­si­bi­li­té, a recours le Concile, qui deman­de­raient un tel exa­men, au moins pour évi­ter les plus gros mal­en­ten­dus, apla­nir les débats por­tant plus sur les mots que sur les notions, et sur­tout rele­ver le défi d’un lan­gage homo­gène où la pré­ci­sion ne coû­te­rait pas à l’ouverture sym­bo­lique ni la clar­té à la pro­fon­deur.
Notons d’emblée une dif­fi­cul­té à peine sur­mon­table. La consigne était de renou­ve­ler la forme, consi­dé­rée comme mutable, en pré­ser­vant le fond immuable, et pour mieux le ser­vir. A pre­mière vue, rien de plus légi­time et néces­saire. Mais où s’arrête le fond, où com­mence la forme ? L’un et l’autre sont certes dis­tincts essen­tiel­le­ment mais onto­lo­gi­que­ment insé­pa­rables. Nous allons donc voir le Concile frayer son che­min entre lan­gage spé­cia­li­sé et lan­gage fami­lier, concep­tua­li­tés reçues et concepts expé­ri­men­taux… Notre thème vient ici à point nom­mé, annon­çant une nou­veau­té et la légi­ti­mant par les Ecri­tures, comme une « exé­gèse du pré­sent » lu en conti­nui­té avec l’Evangile.

Une apo­rie inaper­çue

Dans la pos­té­ri­té de l’événement conci­liaire, notre locu­tion res­te­ra long­temps en faveur pour inté­grer bon nombre d’enjeux de l’heure – la « pro­mo­tion de la femme », l’alphabétisation des masses, la faim dans le monde, la glo­ba­li­sa­tion… – tout ce qui irait à contre-cou­rant n’étant jamais dit ou étant immé­dia­te­ment cen­su­ré quand on le dit ((. On se sou­vient du scan­dale déclen­ché à la suite d’une décla­ra­tion du vice-pré­sident du Conseil natio­nal de la recherche ita­lien, Rober­to de Mat­tei, évo­quant la pos­si­bi­li­té qu’une catas­trophe telle que le tsu­na­mi japo­nais de 2011 puisse entrer dans la caté­go­rie des aver­tis­se­ments divins.)) .
Cepen­dant, notre thème va connaître un second inflé­chis­se­ment de la part du Magis­tère, dans la pers­pec­tive d’un dis­cer­ne­ment à opé­rer entre les signes qui sont de l’Esprit et ceux qui n’ont pas la même teneur, tirant ain­si le thème vers celui de la para­bole de l’ivraie et du bon grain. Dès lors une nou­velle dif­fi­cul­té appa­raît dans la mesure où cette para­bole n’enseigne pas de choi­sir entre l’un et l’autre pour retran­cher ce qui n’est pas bon, mais de tra­vailler dans la confiance mal­gré les situa­tions mélan­gées et en quelque sorte indis­cer­nables, alors que notre locu­tion ain­si « recon­ver­tie » invite au contraire à choi­sir entre les valeurs intra­mon­daines et à tirer les consé­quences pra­tiques de la conjonc­ture sou­mise à dis­cer­ne­ment. On a pu rat­ta­cher judi­cieu­se­ment ((. Jean-Fran­çois Chi­ron, « Dis­cer­ne­ment des signes des temps ou appli­ca­tion de la doc­trine sociale de l’Eglise ? Evo­lu­tions et diver­si­té des inter­pré­ta­tions dans le magis­tère post­con­ci­liaire », Théo­phi­lyon, 2013, Tome xviii – Vol.1, pp. 45–88, en par­ti­cu­lier p. 66.))  cet emploi au « voir, juger, agir » qui tint long­temps une place qui fut ensuite celle des signes des temps. Rap­pe­lons que c’était le mot d’ordre, la méthode de l’Action catho­lique, cet ensemble de mou­ve­ments vou­lus par Pie XI qui n’ont pas peu contri­bué à pré­pa­rer, voire à anti­ci­per Vati­can II. Là encore nous nous trou­vons loin de notre locu­tion, qui ne met pas l’accent sur l’apostolat, mais sur l’accomplissement des pro­phé­ties.
Pour ce qui est du pre­mier inflé­chis­se­ment, il est la consé­quence d’une mise en veilleuse de la thé­ma­tique apo­ca­lyp­tique qui aurait dû logi­que­ment prendre le relais de la thé­ma­tique mes­sia­nique, le retour du Christ dans la gloire étant la seule nou­velle venue du Royaume qu’il nous faille attendre, et les signes qui l’annoncent étant pré­ci­sé­ment apo­ca­lyp­tiques (signes qui ne manquent ni n’ont man­qué tant dans le dérou­le­ment effrayant de l’histoire récente que dans des évé­ne­ments recon­nus par l’Eglise, comme les appa­ri­tions mariales). A la thé­ma­tique apo­ca­lyp­tique est déli­bé­ré­ment pré­fé­rée celle des « temps nou­veaux » qui ne sont pas encore les temps nou­veaux et défi­ni­tifs, et donc cor­res­pon­dant en réa­li­té à la crois­sance du bon grain, moyen­nant un oubli métho­do­lo­gique de celle de l’ivraie.
Ce second inflé­chis­se­ment thé­ma­tique cor­res­pond à la réac­tion du Saint-Siège devant la crise des valeurs dans le monde et dans l’Eglise. Il est peut-être éga­le­ment révé­la­teur de la per­ma­nence, à tra­vers l’entreprise conci­liaire, de la mys­tique comme de la poli­tique de l’Action catho­lique, dont la struc­ture fut super­po­sée à l’organisme ecclé­sial (et ecclé­sias­tique) en vue d’une dyna­mi­sa­tion de l’apostolat et d’une trans­for­ma­tion des struc­tures de la socié­té, struc­tures par­mi les­quelles le pape Jean-Paul II dénon­ce­ra des « struc­tures de mort ». Ain­si, le pro­jet de l’Action Catho­lique – « Nous refe­rons chré­tiens nos frères » – renais­sait de ses cendres, mais c’était tou­jours le même phé­nix orga­ni­sa­teur et féru de tra­vail sur les struc­tures.
Toute l’aporie de Vati­can II se trouve là : nou­veau­té à accueillir, selon le souffle pro­phé­tique, l’initiative reve­nant à Dieu, ou nou­veau­té à pro­mou­voir par une (sainte) pro­pa­gande et une (saine) réforme des struc­tures, pas­to­rales à l’intérieur, sociales, éco­no­miques et poli­tiques à l’extérieur, l’initiative reve­nant à l’homme. Dans « voir, juger, agir », le but est l’agir du mili­tant, d’où la faveur dont joui­ra, pré­ci­sé­ment par emprunt au mar­xisme, la notion de praxis, tan­dis que dans la nou­veau­té de l’Esprit l’accent est mis sur le voir, inté­rieur, trans­fi­gu­ra­teur, pour accueillir l’action divine. Dans ce der­nier cas, l’agir chré­tien, fon­dé désor­mais sur l’accueil de l’Esprit, change tota­le­ment de régime, comme le sug­gère la décon­cer­tante sen­tence igna­tienne – « Mets ta confiance en Dieu en sorte tou­te­fois d’agir comme si tout dépen­dait de toi et rien de Dieu ; en même temps, mobi­lise ta propre opé­ra­tion en sorte tou­te­fois d’agir comme si rien ne dépen­dait de toi et tout de Dieu » (essai de tra­duc­tion expli­ca­tive) – qui ne situe pas tant une posi­tion médiane éga­le­ment éloi­gnée des extrêmes qu’un équi­libre aus­si insai­sis­sable, mais en même temps tout aus­si exac­te­ment pla­cé, que le point à l’intersection des droites. C’est au lieu d’interconnexion entre liber­té divine et liber­té humaine que se déverse l’action divine à tra­vers les déter­mi­na­tions de l’action humaine.
Il semble que l’apostolat, depuis la fon­da­tion de l’Action catho­lique en pas­sant par le Concile jusqu’à ce jour, s’exprime dans un lan­gage qui échoue à arti­cu­ler adé­qua­te­ment grâce et tra­vail, nature et sur­na­ture, s’en tenant à une ver­sion apla­tie et linéaire de la fameuse maxime, dans le genre : « Fie-toi à Dieu comme si tout dépen­dait de Lui mais prends les choses en main comme si tout dépen­dait de toi », ou encore « Aide-toi et le Ciel t’aidera », méprise où n’a pas man­qué d’en res­ter plus d’un com­men­ta­teur, même auto­ri­sé, de la pen­sée igna­tienne ((. Cf. Gas­ton Fes­sard, s.j., La dia­lec­tique des Exer­cices Spi­ri­tuels de saint Ignace de Loyo­la, Aubier, 1956.)) .
En termes clas­siques, on par­le­ra du don de conseil par rap­port à la ver­tu de pru­dence, l’homme qui agit sous la motion du conseil sem­blant à pre­mière vue en contra­dic­tion avec la pru­dence, alors qu’en réa­li­té le don relaie la ver­tu en lui ouvrant des hori­zons insoup­çon­nés. Cette méprise se voit au fait que l’on échoue à évi­ter de sépa­rer prière et action, corps du Christ et construc­tions struc­tu­relles, mys­tique et poli­tique, paix selon la Croix et paix selon les ins­tances mon­diales, ou, ce qui est la même chose mais en pire, de les confondre deux à deux.

Une séman­tique opé­ra­tion­nelle

Il serait éclai­rant d’appliquer une ana­lyse struc­tu­rale aux textes pour les situer par rap­port au contexte et à l’intertexte. S’enquérir de l’intertexte est d’autant plus jus­ti­fié que le mes­sage du Concile n’est pas tant cen­sé se trou­ver dans l’explicite que dans le non-dit qui affleure des mots et des faits. A par­tir de là on com­prend mieux le sort qui fut fait à la litur­gie, dans ce domaine sen­sible où toute requête de pré­ci­sion doc­tri­nale ou de confor­mi­té rituelle cou­rait grand dan­ger d’être taxée d’intellectualisme ou de ritua­lisme. La chasse aux intel­lec­tuels, c’est-à-dire en fait aux réac­tion­naires, était conduite par des intel­lec­tuels paten­tés pour qui l’invocation du sens insai­sis­sable, sup­po­sant une ini­tia­tion à la ques­tion her­mé­neu­tique et à la ques­tion du sens, pou­vait trou­ver un appui dans la parole johan­nique sur l’esprit dont on ne sait ni d’où il vient ni où il va. Il est indé­niable que tout énon­cé est vivi­fié, por­té par le sens, lequel n’est conte­nu dans aucun moment de l’énoncé, tout en s’y trou­vant tran­si­ti­ve­ment puisqu’il com­mande l’articulation de l’ensemble. Tout assem­blage concep­tuel, sous peine de se faus­ser en se sclé­ro­sant, est mou­vant comme la pen­sée, ce qui ne signi­fie pas impré­cis ou indé­cis.
Cette liber­té de l’esprit sans laquelle aucun sens digne de Dieu, digne de l’homme, ne peut se dire ne dis­pense en aucune manière du tra­vail de jus­tesse, d’ajustement, tra­vail de la rai­son en quête de véri­té. Or il semble que quelque temps la véri­té ait eu mau­vaise presse, que toute doc­trine ait été vue comme doc­tri­naire. Ce phé­no­mène est sans doute à mettre au compte de la culture du libre exa­men.
En tout cas, ce contexte de crise du lan­gage nous per­met de mieux com­prendre l’usage de notre thème dans la séman­tique conci­liaire. Il sert non de concept pré­cis mais de signe opé­ra­tion­nel per­met­tant de faire « fonc­tion­ner » l’ensemble du mes­sage, en tant que « locu­tion-valise » aux dif­fé­rents conte­nus pos­sibles qui non seule­ment ne s’excluent pas mais s’appellent les uns les autres jusqu’à un cer­tain point, le point où il s’agirait de leur attri­buer une signi­fi­ca­tion pro­bante, et s’enchaînant en ver­tu d’une méto­ny­mie qui les tra­verse concer­nant le déchif­fre­ment de l’actualité, que celle-ci soit posi­ti­ve­ment théo­pha­nique ou seule­ment jon­chée de pierres d’attente.
L’indétermination de notre locu­tion n’est donc pas acci­den­telle. Elle est au contraire essen­tielle au mes­sage sous-jacent, à savoir celui d’une nou­veau­té… abso­lue, ou du moins déci­sive. D’une telle nou­veau­té, dans cette logique, nous pou­vons devi­ner l’apparition mais ne pou­vons rien dire sans la déflo­rer avec nos sché­mas péri­més. « A vin nou­veau outres neuves ! » Les concepts dont nous usions jusqu’alors sont impuis­sants à en rendre compte. Plus encore, elle appelle une trans­for­ma­tion radi­cale du lan­gage, une créa­tion conti­nue qui trans­cende la simple concep­tua­li­té. Selon l’adage mar­xiste, il ne s’agit pas de com­prendre mais de trans­for­mer. Intel­lec­tion et créa­tion ne font plus qu’un !
Tout sai­sir en une intui­tion uni­fiante qui se chan­te­rait, se dan­se­rait dans la spon­ta­néi­té d’une cho­ré­gra­phie par­faite, et qui entraî­ne­rait l’univers dans la danse, telle est la vision béa­ti­fique, tel est l’état des bien­heu­reux dans la Jéru­sa­lem nou­velle. Ce n’est pas l’état habi­tuel du chré­tien membre de l’Eglise péré­gri­nante. Tou­te­fois, une litur­gie vrai­ment ins­pi­rée du Ciel et doci­le­ment appli­quée a jus­te­ment la fonc­tion d’en faire goû­ter quelque chose. Les hap­pe­nings par quoi d’aucuns croient devoir la rem­pla­cer n’en sont que des déri­vés spec­ta­cu­laires (quand on y met l’argent et le pro­fes­sion­na­lisme) mais sans len­de­main.
Si le non-dit du mes­sage conci­liaire porte bien sur la nou­veau­té dont nous par­lons, comme réponse aux uto­pies, des­ti­née à com­bler leur attente, nous pou­vons conclure que les signes des temps consistent alors, selon un tel fonc­tion­ne­ment, en ceci qu’il est par­lé des signes des temps, et qu’il en est par­lé en tous temps et en tous lieux.

Vers un bilan

Il est sans doute des résul­tats repé­rables : un dépous­sié­rage, un déver­rouillage, la remise en cause d’un cen­tra­lisme para­ly­sant, d’un hié­ra­tisme par­fois plus mon­dain que reli­gieux, un recen­tre­ment théo­lo­gique, un regain d’intérêt pour la Bible, l’encouragement à la reli­gion per­son­nelle et à un nou­vel élan mis­sion­naire, la prise en charge des enjeux inter­na­tio­naux. On pour­rait presque pen­ser que c’est tout ce que deman­dait Jean XXIII.
Mais une plus grande idée naquit sous l’égide des signes des temps !
En résu­mé, l’usage de ce thème hors de son contexte réel n’est sans doute pas sans quelque rap­port avec un pas­sage insen­sible de l’idée d’un salut unique en Jésus-Christ à celle d’une décli­nai­son de saluts pos­sibles plus ou moins rap­pro­chés de celui-là, tous à la dis­po­si­tion des hommes de bonne volon­té. Mais alors, du fait de la non-recon­nais­sance de l’Enfant chan­té par les Anges qui vient pour ces hommes-là, le salut va consis­ter abs­trai­te­ment – kan­tien­ne­ment, dirons-nous – dans cette bonne volon­té plu­tôt qu’en la grâce bap­tis­male, la trans­for­ma­tion radi­cale de l’exister humain depuis une vie sans but jusqu’au poids de gloire d’un héri­tage d’une richesse inépui­sable. Autre­ment dit, la pers­pec­tive mora­li­sante est entrée en concur­rence avec la pers­pec­tive soté­rio­lo­gique du fait d’un semi-péla­gia­nisme insi­dieux qui n’en était pas à son coup d’essai.
Des relents péla­giens sont per­cep­tibles éga­le­ment dans l’optimisme qui porte à juste titre un regard bien­veillant sur les pos­si­bi­li­tés de l’homme créé à l’image de Dieu mais semble oublier un peu que cette image a subi de gra­vis­simes atteintes qui ne sont répa­rables qu’à tra­vers la res­tau­ra­tion de toutes choses dans le sang du Rédemp­teur. Le contexte his­to­rique ne per­met­tait guère, pour­tant, d’entretenir l’illusion d’une huma­ni­té sau­vable par ses propres forces, sauf à cano­ni­ser un consu­mé­risme brouillon et inique et un tech­ni­cisme dévas­ta­teur. Sans par­ler des mil­lions de vic­times des tota­li­ta­rismes, ni rap­pe­ler les innom­brables mar­tyrs chré­tiens par­mi eux. La Vierge de Fati­ma avait pré­dit l’ère sovié­tique, maoïste, etc. en ces termes : « La Rus­sie répan­dra ses erreurs dans le monde », peu avant la révo­lu­tion de dix-sept. Celle qui est revê­tue de la lumière du soleil, la Femme du « signum mag­num » de l’apocalypse selon saint Jean. S’il faut par­ler de signes, ne sont-ils pas en effet apo­ca­lyp­tiques ?
Apo­ca­lypse ne signi­fie pas cala­mi­tés mais Dévoi­le­ment. Dévoi­le­ment pour temps de cala­mi­tés. Il est dif­fi­cile de ne pas voir dans les temps depuis qu’ils sont modernes des sou­bre­sauts où la digni­té humaine et la sur­vie de la créa­tion sont mena­cées de plus en plus bru­ta­le­ment.
Le mora­lisme impli­cite ici déce­lé n’est-il pas étran­ge­ment en contra­dic­tion avec le par­ti pris de ne pas légi­fé­rer, ni cor­ri­ger, ni ana­thé­ma­ti­ser, mais d’encourager ? En réa­li­té, il est l’accompagnement obli­gé de la ten­dance uto­pique qui exige la per­fec­tion immé­diate et l’adhésion incon­di­tion­nelle dès que les temps nou­veaux sont appa­rus. Cette conno­ta­tion uto­pique va se retrou­ver dans le fait d’accorder un sta­tut exclu­sif à la notion de Peuple de Dieu de pré­fé­rence à la défi­ni­tion tra­di­tion­nelle de l’Eglise comme socié­té par­faite conduite infailli­ble­ment par le Saint-Esprit : un peuple « en marche » vers « l’avenir lumi­neux » de la grande fra­ter­ni­té uni­ver­selle et indis­tincte ou vers la véri­table Terre Pro­mise qui est au Ciel ?
Ajou­tons que ce mora­lisme est aus­si la consé­quence de la crise de lan­gage que l’Eglise subit de plein fouet. Le lan­gage de la moder­ni­té dans lequel elle cherche à se faire com­prendre tant bien que mal est en effet déro­bé à la culture chré­tienne moyen­nant une sub­ver­sion des valeurs que celle-ci conte­nait, détour­nant ce qui est de la grâce au compte de la nature, apla­tis­sant la spi­ri­tua­li­té en mora­li­té. Ensuite de quoi, le rela­ti­visme éthique par­ve­nant à son apo­gée, ce mora­lisme tombe à son tour dans le juri­disme, et c’est la der­nière étape de la des­truc­tion des valeurs occi­den­tales, des­truc­tion qui gagne aujourd’hui toutes les cultures exis­tantes.
L’hybridation du lan­gage chré­tien tra­di­tion­nel est sen­sible dès le dis­cours inau­gu­ral de Vati­can II, qui dis­qua­li­fie sans appel ceux qu’il nomme en termes propres les « pro­phètes de mal­heur ». Or il y eut peu de vrais pro­phètes, jusque Jean-Bap­tiste (« Qui vous a pro­po­sé d’échapper à la colère qui vient ? »), jusque Jésus lui-même (« De tout cela il ne res­te­ra pas pierre sur pierre ») qui ne fussent de mal­heur, ce qui n’empêcha aucun d’eux d’être aus­si pro­phète d’espérance, por­teur de la pro­messe indé­fec­tible du Dieu fidèle.
Ce mode d’expression consis­tant à prendre une notion d’origine biblique dans un sens vul­ga­ri­sé qui lui retire l’essentiel de son conte­nu est un exemple de ce que l’on appelle aujourd’hui de la com­mu­ni­ca­tion. La manière ecclé­sias­tique ou clé­ri­cale de s’exprimer qui avait eu cours va connaître dès lors une désaf­fec­tion dont le qua­si-aban­don de la langue latine ne sera pas le moindre aspect. A pre­mière vue, rien de trop grave, s’il ne s’agit que d’une manière de par­ler plu­tôt que d’une autre. En réa­li­té, ce qui ne semble qu’une ques­tion de style peut se révé­ler vite lourd de consé­quences par un effet de confu­sion doc­tri­nale et d’affadissement spi­ri­tuel. En même temps, le lan­gage tra­di­tion­nel étant congé­dié parce que tenu pour insi­pide et déco­lo­ré, l’entreprise se fait jour de retrou­ver un lan­gage reli­gieux sug­ges­tif, dyna­mique, mys­ta­go­gique. Ce lan­gage sera bien enten­du pris dans la Bible pour en avoir la garan­tie. Mais ce qui sera ain­si cau­tion­né sous le concept évan­gé­lique de « signes des temps », c’en sera aus­si un autre qui tire à lui tant qu’il peut toutes les pen­sées, un concept sécu­la­ri­sé, cor­res­pon­dant assez adé­qua­te­ment au concept hégé­lien du Zeit­geist, l’esprit du temps, ce qui signi­fie une phase de l’accomplissement de l’histoire (enten­due ici comme adve­nue de l’Esprit à lui-même), phase dont les « pro­phètes », et « voyants » chez qui va s’incarner ce Geist sont les inter­prètes et les pro­mo­teurs. Et si des clercs che­mi­nant au pas d’une cer­taine sco­las­tique essouf­flée, s’apercevant sou­dain qu’ils ont été dis­tan­cés de mille milles par le monde intel­lec­tuel et cultu­rel, décident de secouer leur tor­peur et se pré­ci­pitent à la tête du convoi, encou­ra­gés en cela par la doc­trine selon laquelle l’Eglise apporte avec le Christ toute nou­veau­té, ils auront par là four­ni la preuve que les com­mis­saires du peuple de toute robe n’ont pas le mono­pole de la nou­veau­té, de l’actualité, de la moder­ni­té, ni la clef de l’avenir. L’intention est louable, mais la voie royale qu’on emprunte en ce cas risque fort de mener à une impasse. Car l’esprit de l’histoire sécu­lière n’est pas le même que celui qui est à l’oeuvre dans l’Histoire Sainte et, dans la mesure où il fait concur­rence à cette His­toire dont Dieu est l’Auteur, ou pire dans la mesure où il la déna­ture, on ne ferait peut-être pas mal de s’assurer si par hasard il ne serait pas l’esprit de l’Antéchrist.