Il ne paraît pas douteux qu’avec les « signes des temps » nous ayons affaire à une devise, un cri de ralliement où retentit l’optimisme qui présida au Concile, optimisme fait en partie de l’espérance « qui ne déçoit pas », en partie d’un certain volontarisme, la détermination d’en finir avec les positions retranchées et les verrouillages, ainsi qu’avec un certain sentiment de culpabilité diffuse face à l’apostasie moderne dont la situation politique mondiale peut se lire autant comme le châtiment que comme l’expression elle-même.
Une thème porteur
Les « signes des temps » : voilà de l’Evangile pur et sans mélange, un Urwort, c’est-à-dire, dirait Joachim Jeremias, l’un des ipsissima verba, ces paroles mêmes, à l’état pur, de Notre-Seigneur. Comment ne pas y goûter une saveur d’origine, un gage de rafraîchissement après deux millénaires ? L’objection qui se présente pour peu que l’on se penche sur la citation matthéenne (Mt 16, 1–4) ((. « 1 Les Pharisiens et les Sadducéens s’approchèrent et, pour le mettre à l’épreuve, ils lui demandèrent de leur faire voir un signe venant du ciel. 2 Il leur répondit : « Le soir venu, vous dites : Il fera beau, car le ciel est rouge ; 3 et le matin : Aujourd’hui, de l’orage, car le ciel est d’un rouge sombre. Vous savez discerner l’aspect du ciel ; mais les signes des temps, vous ne le pouvez. 4 Une génération mauvaise et adultère réclame un signe : il ne lui sera pas donné d’autre signe que le signe de Jonas. » Et les laissant, il s’en alla. » Cette version est celle de la Vulgate latine, version dite longue, son équivalent grec n’étant reçu par les éditeurs qu’avec réticences, au profit d’une version courte où ne se trouve pas notre expression, considérée parfois comme due à l’équivalent en Luc 12, 54–56, qui toutefois parle du « temps » mais non de « signes des temps ».)) , c’est l’ambiguïté du mot, ces signes pouvant aussi bien, dans l’usage qui en est fait, appartenir à la sphère intramondaine alors que pour l’évangéliste il n’est pas douteux qu’ils appartiennent à celle du Royaume de Dieu par leur conformité aux annonces prophétiques et sont donnés à Israël pour qu’il se reconnaisse « visité », qu’il discerne l’accomplissement des temps messianiques, de la promesse dont il est dépositaire pour tous les peuples en tant que Peuple élu : les aveugles voient, les boiteux marchent, les sourds entendent, les muets parlent… et la bonne nouvelle du salut est apportée aux pauvres de Dieu. On voit mal comment cette herméneutique pourrait être transposée sans déformation voire détournement dans la thématique incertaine des évolutions historiques, de la très suspecte catégorie du progrès indéniablement sous-jacente à maints emplois de la locution évangélique dans le contexte conciliaire et postconciliaire. Appliquer une catégorie aussi clairement messianique et théologique à une époque particulière de l’histoire séculière (quoique l’on parle de chaque année comme d’un « an de grâce » et que la datation soit faite « depuis Jésus-Christ »), à l’actualité selon l’historien ou le journaliste, est lourd de signification quant à l’importance théologique attribuée à ladite actualité. On a la sensation que l’histoire du salut serait ainsi parvenue à une rupture de continuité, à un point décisif, à une ère nouvelle. Cas de joachimisme ((. Cf. Henri de Lubac, s.j., La postérité spirituelle de Joachim de Flore, T.I et II, Lethielleux, 1981.)) , sans doute, cette forme de millénarisme inspirée de la doctrine de Joachim de Flore, doctrine dont on devine des relents sous la forme rationalisée d’un monisme dialectique dans la philosophie de l’histoire d’un Hegel, retravaillée par Marx de la manière qu’on sait. L’ère romantique, sans laquelle Hegel ni même Marx ne se conçoivent, et dont la culture-croyance, qui comme toute culture tend à effilocher ses figures bien au-delà de leur époque, n’était pas complètement sortie, même en pleine guerre froide, c’est-à-dire en une époque d’athéisme triomphant, fut aussi l’ère des grandes utopies sociales comme des plus ardentes expressions de la religion de l’homme. Le monde ecclésiastique serait-il ici encore arrivé bon dernier, sautant de justesse dans le dernier train du progrès ? L’idée du troisième âge, âge de l’Esprit faisant suite à celui du Père puis à celui du Fils, après être passée dans le domaine culturel intramondain, revenait ainsi sous sa forme sécularisée dans le domaine chrétien, à charge pour les théologiens d’y réinsuffler un Saint-Esprit dont on avait fait peu à peu l’Esprit de l’Histoire, puis le Devenir de la Matière, mais aussi le bon génie du progrès technique et éthique.
Si l’exégèse messianique de la locution matthéenne est la bonne, force est d’admettre que son emploi conciliaire commence par l’infléchir du côté des « appels de l’Esprit » ou des « semences du Verbe », laissant à l’arrière-plan la notion de temps messianiques, non sans ouvrir carrière sans le nommer à un messianisme au sens sécularisé, messianisme formellement sans messie, faisant un avec un millénarisme que l’on peut qualifier de re-pneumatisé, réinvesti par le thème du Saint-Esprit, emprunté qu’il est à un millénarisme lui-même issu d’un millénarisme à coloration joachimite vidé entre-temps de l’Esprit Saint auquel on substitue l’esprit de l’histoire, histoire qui est elle-même une récupération de l’Histoire sainte par la philosophie de l’histoire dont Hegel offre un exemple éminent que Marx récupérera à son tour selon son propre dessein. L’influence du marxisme dans l’intelligentsia « conciliaire », en particulier le succès d’Ernst Bloch (dont la pensée tend à identifier utopie et espérance), peut s’analyser comme un cas d’ouverture, en l’espèce aux modes et dictatures universitaires.
Que faut-il penser de la fortune de notre thème au long de ces quelques décennies ? La première remarque qui se fait jour à l’examen de ses successives occurrences, c’est sa plasticité. Son succès tient-il donc à une polysémie suggestive ? Ou s’il tenait, plus exactement, à une indétermination ? Car si l’on cherchait à dresser une liste de ces signes, on se trouverait bientôt à court, comme si la thématique qu’il suggère résistait à tout essai d’investigation, d’explicitation. Comme si une simple demande d’éclaircissement par la méthode traditionnelle de l’exemple, manifestait une résistance à l’Esprit (comme disait saint Etienne devant le Sanhédrin), une mauvaise volonté, un esprit chagrin.
Le Magistère, quant à lui, l’intègre à son enseignement en lui donnant telle ou telle accentuation selon les circonstances et la problématique abordée. C’est bien là que l’on voit sa plasticité. Mais que penser d’une notion qui promet tant et qui ensuite peine à combler les attentes ? Prometteuse, ce n’est pas à démontrer : incitative, suggestive, aux contours assez imprécis pour que chacun la colore de ses propres intuitions ou espérances…
Question de langage
Que l’Eglise catholique, ce jour-là, face à des temps douloureux et problématiques, à l’hostilité ou à l’indifférence dont elle se voyait l’objet, à un monde en ébullition et en extrême tension, ait choisi de ne pas se replier dans la forteresse assiégée, ni de resserrer les rangs en pratiquant les tours de vis disciplinaires d’usage en cas de guerre, ni de répondre par la menace ou l’injonction, mais de tendre la main, de faire appel au meilleur du cœur humain, de puiser dans les richesses de la divine miséricorde, de raffermir sa foi, son espérance et sa charité, de tout mettre en œuvre pour fonder d’authentiques réconciliations, pourquoi mettre a priori en doute la légitimité du projet ? En outre, l’opportunité d’un nouveau départ pouvait se voir confirmée par une rupture civilisationnelle aux dimensions mondiales : n’y avait-il pas là plus de signes positifs que négatifs, des appels auxquels l’Eglise se devait de répondre favorablement ? La question est de savoir si on usa des moyens appropriés, en particulier d’un langage à la fois juste et compréhensible. La réponse engage l’évaluation de l’œuvre accomplie. Evaluation qui porte sur deux aspects : d’une part, le projet fut-il mené à bien et peut-on ainsi l’estimer réussi ; d’autre part, la démarche fut-elle, à l’intérieur, accueillie par les catholiques, à l’extérieur par ceux à qui on ouvrait ainsi les bras, et produisit-elle son fruit ?
Le second aspect de la question est à charge du discernement des membres de la hiérarchie comme de chaque fidèle. Il s’applique à l’expérience et suppose la prière, et relève d’un jugement qui appartient en dernière instance à Dieu seul. Quant au premier aspect, il met en jeu des critères précis d’analyse et une suffisante familiarisation avec le contexte anthropologique, sémantique, sociologique et, bien entendu, doctrinal des différents corpus de documents, dont la masse, au demeurant, dès qu’on ne se limite pas au corpus officiel relativement restreint des constitutions et déclarations, décourage toute prétention à l’exhaustivité.
La littérature considérable qui, ne serait-ce que depuis le tournant du siècle, s’est ajoutée à celle de l’époque du Concile et de l’après-Concile représente un chantier qui avance bien lentement. Aux spécialistes de s’atteler au labeur des synthèses souhaitables. Pour le catholique de base emporté sur les remous de l’histoire demeure la perplexité qui tient à une question de philosophie du langage, question capitale mais apparemment peu abordée en dehors d’un argumentaire qui l’exploite abondamment en la supposant résolue.
Pourtant, cette expression de « signes des temps » ne demanderait-elle pas un examen sérieux de son statut sémantique et même sémiologique ? A vrai dire, ce sont les différents langages auxquels, fidèle au principe d’ouverture et de compréhensibilité, a recours le Concile, qui demanderaient un tel examen, au moins pour éviter les plus gros malentendus, aplanir les débats portant plus sur les mots que sur les notions, et surtout relever le défi d’un langage homogène où la précision ne coûterait pas à l’ouverture symbolique ni la clarté à la profondeur.
Notons d’emblée une difficulté à peine surmontable. La consigne était de renouveler la forme, considérée comme mutable, en préservant le fond immuable, et pour mieux le servir. A première vue, rien de plus légitime et nécessaire. Mais où s’arrête le fond, où commence la forme ? L’un et l’autre sont certes distincts essentiellement mais ontologiquement inséparables. Nous allons donc voir le Concile frayer son chemin entre langage spécialisé et langage familier, conceptualités reçues et concepts expérimentaux… Notre thème vient ici à point nommé, annonçant une nouveauté et la légitimant par les Ecritures, comme une « exégèse du présent » lu en continuité avec l’Evangile.
Une aporie inaperçue
Dans la postérité de l’événement conciliaire, notre locution restera longtemps en faveur pour intégrer bon nombre d’enjeux de l’heure – la « promotion de la femme », l’alphabétisation des masses, la faim dans le monde, la globalisation… – tout ce qui irait à contre-courant n’étant jamais dit ou étant immédiatement censuré quand on le dit ((. On se souvient du scandale déclenché à la suite d’une déclaration du vice-président du Conseil national de la recherche italien, Roberto de Mattei, évoquant la possibilité qu’une catastrophe telle que le tsunami japonais de 2011 puisse entrer dans la catégorie des avertissements divins.)) .
Cependant, notre thème va connaître un second infléchissement de la part du Magistère, dans la perspective d’un discernement à opérer entre les signes qui sont de l’Esprit et ceux qui n’ont pas la même teneur, tirant ainsi le thème vers celui de la parabole de l’ivraie et du bon grain. Dès lors une nouvelle difficulté apparaît dans la mesure où cette parabole n’enseigne pas de choisir entre l’un et l’autre pour retrancher ce qui n’est pas bon, mais de travailler dans la confiance malgré les situations mélangées et en quelque sorte indiscernables, alors que notre locution ainsi « reconvertie » invite au contraire à choisir entre les valeurs intramondaines et à tirer les conséquences pratiques de la conjoncture soumise à discernement. On a pu rattacher judicieusement ((. Jean-François Chiron, « Discernement des signes des temps ou application de la doctrine sociale de l’Eglise ? Evolutions et diversité des interprétations dans le magistère postconciliaire », Théophilyon, 2013, Tome xviii – Vol.1, pp. 45–88, en particulier p. 66.)) cet emploi au « voir, juger, agir » qui tint longtemps une place qui fut ensuite celle des signes des temps. Rappelons que c’était le mot d’ordre, la méthode de l’Action catholique, cet ensemble de mouvements voulus par Pie XI qui n’ont pas peu contribué à préparer, voire à anticiper Vatican II. Là encore nous nous trouvons loin de notre locution, qui ne met pas l’accent sur l’apostolat, mais sur l’accomplissement des prophéties.
Pour ce qui est du premier infléchissement, il est la conséquence d’une mise en veilleuse de la thématique apocalyptique qui aurait dû logiquement prendre le relais de la thématique messianique, le retour du Christ dans la gloire étant la seule nouvelle venue du Royaume qu’il nous faille attendre, et les signes qui l’annoncent étant précisément apocalyptiques (signes qui ne manquent ni n’ont manqué tant dans le déroulement effrayant de l’histoire récente que dans des événements reconnus par l’Eglise, comme les apparitions mariales). A la thématique apocalyptique est délibérément préférée celle des « temps nouveaux » qui ne sont pas encore les temps nouveaux et définitifs, et donc correspondant en réalité à la croissance du bon grain, moyennant un oubli méthodologique de celle de l’ivraie.
Ce second infléchissement thématique correspond à la réaction du Saint-Siège devant la crise des valeurs dans le monde et dans l’Eglise. Il est peut-être également révélateur de la permanence, à travers l’entreprise conciliaire, de la mystique comme de la politique de l’Action catholique, dont la structure fut superposée à l’organisme ecclésial (et ecclésiastique) en vue d’une dynamisation de l’apostolat et d’une transformation des structures de la société, structures parmi lesquelles le pape Jean-Paul II dénoncera des « structures de mort ». Ainsi, le projet de l’Action Catholique – « Nous referons chrétiens nos frères » – renaissait de ses cendres, mais c’était toujours le même phénix organisateur et féru de travail sur les structures.
Toute l’aporie de Vatican II se trouve là : nouveauté à accueillir, selon le souffle prophétique, l’initiative revenant à Dieu, ou nouveauté à promouvoir par une (sainte) propagande et une (saine) réforme des structures, pastorales à l’intérieur, sociales, économiques et politiques à l’extérieur, l’initiative revenant à l’homme. Dans « voir, juger, agir », le but est l’agir du militant, d’où la faveur dont jouira, précisément par emprunt au marxisme, la notion de praxis, tandis que dans la nouveauté de l’Esprit l’accent est mis sur le voir, intérieur, transfigurateur, pour accueillir l’action divine. Dans ce dernier cas, l’agir chrétien, fondé désormais sur l’accueil de l’Esprit, change totalement de régime, comme le suggère la déconcertante sentence ignatienne – « Mets ta confiance en Dieu en sorte toutefois d’agir comme si tout dépendait de toi et rien de Dieu ; en même temps, mobilise ta propre opération en sorte toutefois d’agir comme si rien ne dépendait de toi et tout de Dieu » (essai de traduction explicative) – qui ne situe pas tant une position médiane également éloignée des extrêmes qu’un équilibre aussi insaisissable, mais en même temps tout aussi exactement placé, que le point à l’intersection des droites. C’est au lieu d’interconnexion entre liberté divine et liberté humaine que se déverse l’action divine à travers les déterminations de l’action humaine.
Il semble que l’apostolat, depuis la fondation de l’Action catholique en passant par le Concile jusqu’à ce jour, s’exprime dans un langage qui échoue à articuler adéquatement grâce et travail, nature et surnature, s’en tenant à une version aplatie et linéaire de la fameuse maxime, dans le genre : « Fie-toi à Dieu comme si tout dépendait de Lui mais prends les choses en main comme si tout dépendait de toi », ou encore « Aide-toi et le Ciel t’aidera », méprise où n’a pas manqué d’en rester plus d’un commentateur, même autorisé, de la pensée ignatienne ((. Cf. Gaston Fessard, s.j., La dialectique des Exercices Spirituels de saint Ignace de Loyola, Aubier, 1956.)) .
En termes classiques, on parlera du don de conseil par rapport à la vertu de prudence, l’homme qui agit sous la motion du conseil semblant à première vue en contradiction avec la prudence, alors qu’en réalité le don relaie la vertu en lui ouvrant des horizons insoupçonnés. Cette méprise se voit au fait que l’on échoue à éviter de séparer prière et action, corps du Christ et constructions structurelles, mystique et politique, paix selon la Croix et paix selon les instances mondiales, ou, ce qui est la même chose mais en pire, de les confondre deux à deux.
Une sémantique opérationnelle
Il serait éclairant d’appliquer une analyse structurale aux textes pour les situer par rapport au contexte et à l’intertexte. S’enquérir de l’intertexte est d’autant plus justifié que le message du Concile n’est pas tant censé se trouver dans l’explicite que dans le non-dit qui affleure des mots et des faits. A partir de là on comprend mieux le sort qui fut fait à la liturgie, dans ce domaine sensible où toute requête de précision doctrinale ou de conformité rituelle courait grand danger d’être taxée d’intellectualisme ou de ritualisme. La chasse aux intellectuels, c’est-à-dire en fait aux réactionnaires, était conduite par des intellectuels patentés pour qui l’invocation du sens insaisissable, supposant une initiation à la question herméneutique et à la question du sens, pouvait trouver un appui dans la parole johannique sur l’esprit dont on ne sait ni d’où il vient ni où il va. Il est indéniable que tout énoncé est vivifié, porté par le sens, lequel n’est contenu dans aucun moment de l’énoncé, tout en s’y trouvant transitivement puisqu’il commande l’articulation de l’ensemble. Tout assemblage conceptuel, sous peine de se fausser en se sclérosant, est mouvant comme la pensée, ce qui ne signifie pas imprécis ou indécis.
Cette liberté de l’esprit sans laquelle aucun sens digne de Dieu, digne de l’homme, ne peut se dire ne dispense en aucune manière du travail de justesse, d’ajustement, travail de la raison en quête de vérité. Or il semble que quelque temps la vérité ait eu mauvaise presse, que toute doctrine ait été vue comme doctrinaire. Ce phénomène est sans doute à mettre au compte de la culture du libre examen.
En tout cas, ce contexte de crise du langage nous permet de mieux comprendre l’usage de notre thème dans la sémantique conciliaire. Il sert non de concept précis mais de signe opérationnel permettant de faire « fonctionner » l’ensemble du message, en tant que « locution-valise » aux différents contenus possibles qui non seulement ne s’excluent pas mais s’appellent les uns les autres jusqu’à un certain point, le point où il s’agirait de leur attribuer une signification probante, et s’enchaînant en vertu d’une métonymie qui les traverse concernant le déchiffrement de l’actualité, que celle-ci soit positivement théophanique ou seulement jonchée de pierres d’attente.
L’indétermination de notre locution n’est donc pas accidentelle. Elle est au contraire essentielle au message sous-jacent, à savoir celui d’une nouveauté… absolue, ou du moins décisive. D’une telle nouveauté, dans cette logique, nous pouvons deviner l’apparition mais ne pouvons rien dire sans la déflorer avec nos schémas périmés. « A vin nouveau outres neuves ! » Les concepts dont nous usions jusqu’alors sont impuissants à en rendre compte. Plus encore, elle appelle une transformation radicale du langage, une création continue qui transcende la simple conceptualité. Selon l’adage marxiste, il ne s’agit pas de comprendre mais de transformer. Intellection et création ne font plus qu’un !
Tout saisir en une intuition unifiante qui se chanterait, se danserait dans la spontanéité d’une chorégraphie parfaite, et qui entraînerait l’univers dans la danse, telle est la vision béatifique, tel est l’état des bienheureux dans la Jérusalem nouvelle. Ce n’est pas l’état habituel du chrétien membre de l’Eglise pérégrinante. Toutefois, une liturgie vraiment inspirée du Ciel et docilement appliquée a justement la fonction d’en faire goûter quelque chose. Les happenings par quoi d’aucuns croient devoir la remplacer n’en sont que des dérivés spectaculaires (quand on y met l’argent et le professionnalisme) mais sans lendemain.
Si le non-dit du message conciliaire porte bien sur la nouveauté dont nous parlons, comme réponse aux utopies, destinée à combler leur attente, nous pouvons conclure que les signes des temps consistent alors, selon un tel fonctionnement, en ceci qu’il est parlé des signes des temps, et qu’il en est parlé en tous temps et en tous lieux.
Vers un bilan
Il est sans doute des résultats repérables : un dépoussiérage, un déverrouillage, la remise en cause d’un centralisme paralysant, d’un hiératisme parfois plus mondain que religieux, un recentrement théologique, un regain d’intérêt pour la Bible, l’encouragement à la religion personnelle et à un nouvel élan missionnaire, la prise en charge des enjeux internationaux. On pourrait presque penser que c’est tout ce que demandait Jean XXIII.
Mais une plus grande idée naquit sous l’égide des signes des temps !
En résumé, l’usage de ce thème hors de son contexte réel n’est sans doute pas sans quelque rapport avec un passage insensible de l’idée d’un salut unique en Jésus-Christ à celle d’une déclinaison de saluts possibles plus ou moins rapprochés de celui-là, tous à la disposition des hommes de bonne volonté. Mais alors, du fait de la non-reconnaissance de l’Enfant chanté par les Anges qui vient pour ces hommes-là, le salut va consister abstraitement – kantiennement, dirons-nous – dans cette bonne volonté plutôt qu’en la grâce baptismale, la transformation radicale de l’exister humain depuis une vie sans but jusqu’au poids de gloire d’un héritage d’une richesse inépuisable. Autrement dit, la perspective moralisante est entrée en concurrence avec la perspective sotériologique du fait d’un semi-pélagianisme insidieux qui n’en était pas à son coup d’essai.
Des relents pélagiens sont perceptibles également dans l’optimisme qui porte à juste titre un regard bienveillant sur les possibilités de l’homme créé à l’image de Dieu mais semble oublier un peu que cette image a subi de gravissimes atteintes qui ne sont réparables qu’à travers la restauration de toutes choses dans le sang du Rédempteur. Le contexte historique ne permettait guère, pourtant, d’entretenir l’illusion d’une humanité sauvable par ses propres forces, sauf à canoniser un consumérisme brouillon et inique et un technicisme dévastateur. Sans parler des millions de victimes des totalitarismes, ni rappeler les innombrables martyrs chrétiens parmi eux. La Vierge de Fatima avait prédit l’ère soviétique, maoïste, etc. en ces termes : « La Russie répandra ses erreurs dans le monde », peu avant la révolution de dix-sept. Celle qui est revêtue de la lumière du soleil, la Femme du « signum magnum » de l’apocalypse selon saint Jean. S’il faut parler de signes, ne sont-ils pas en effet apocalyptiques ?
Apocalypse ne signifie pas calamités mais Dévoilement. Dévoilement pour temps de calamités. Il est difficile de ne pas voir dans les temps depuis qu’ils sont modernes des soubresauts où la dignité humaine et la survie de la création sont menacées de plus en plus brutalement.
Le moralisme implicite ici décelé n’est-il pas étrangement en contradiction avec le parti pris de ne pas légiférer, ni corriger, ni anathématiser, mais d’encourager ? En réalité, il est l’accompagnement obligé de la tendance utopique qui exige la perfection immédiate et l’adhésion inconditionnelle dès que les temps nouveaux sont apparus. Cette connotation utopique va se retrouver dans le fait d’accorder un statut exclusif à la notion de Peuple de Dieu de préférence à la définition traditionnelle de l’Eglise comme société parfaite conduite infailliblement par le Saint-Esprit : un peuple « en marche » vers « l’avenir lumineux » de la grande fraternité universelle et indistincte ou vers la véritable Terre Promise qui est au Ciel ?
Ajoutons que ce moralisme est aussi la conséquence de la crise de langage que l’Eglise subit de plein fouet. Le langage de la modernité dans lequel elle cherche à se faire comprendre tant bien que mal est en effet dérobé à la culture chrétienne moyennant une subversion des valeurs que celle-ci contenait, détournant ce qui est de la grâce au compte de la nature, aplatissant la spiritualité en moralité. Ensuite de quoi, le relativisme éthique parvenant à son apogée, ce moralisme tombe à son tour dans le juridisme, et c’est la dernière étape de la destruction des valeurs occidentales, destruction qui gagne aujourd’hui toutes les cultures existantes.
L’hybridation du langage chrétien traditionnel est sensible dès le discours inaugural de Vatican II, qui disqualifie sans appel ceux qu’il nomme en termes propres les « prophètes de malheur ». Or il y eut peu de vrais prophètes, jusque Jean-Baptiste (« Qui vous a proposé d’échapper à la colère qui vient ? »), jusque Jésus lui-même (« De tout cela il ne restera pas pierre sur pierre ») qui ne fussent de malheur, ce qui n’empêcha aucun d’eux d’être aussi prophète d’espérance, porteur de la promesse indéfectible du Dieu fidèle.
Ce mode d’expression consistant à prendre une notion d’origine biblique dans un sens vulgarisé qui lui retire l’essentiel de son contenu est un exemple de ce que l’on appelle aujourd’hui de la communication. La manière ecclésiastique ou cléricale de s’exprimer qui avait eu cours va connaître dès lors une désaffection dont le quasi-abandon de la langue latine ne sera pas le moindre aspect. A première vue, rien de trop grave, s’il ne s’agit que d’une manière de parler plutôt que d’une autre. En réalité, ce qui ne semble qu’une question de style peut se révéler vite lourd de conséquences par un effet de confusion doctrinale et d’affadissement spirituel. En même temps, le langage traditionnel étant congédié parce que tenu pour insipide et décoloré, l’entreprise se fait jour de retrouver un langage religieux suggestif, dynamique, mystagogique. Ce langage sera bien entendu pris dans la Bible pour en avoir la garantie. Mais ce qui sera ainsi cautionné sous le concept évangélique de « signes des temps », c’en sera aussi un autre qui tire à lui tant qu’il peut toutes les pensées, un concept sécularisé, correspondant assez adéquatement au concept hégélien du Zeitgeist, l’esprit du temps, ce qui signifie une phase de l’accomplissement de l’histoire (entendue ici comme advenue de l’Esprit à lui-même), phase dont les « prophètes », et « voyants » chez qui va s’incarner ce Geist sont les interprètes et les promoteurs. Et si des clercs cheminant au pas d’une certaine scolastique essoufflée, s’apercevant soudain qu’ils ont été distancés de mille milles par le monde intellectuel et culturel, décident de secouer leur torpeur et se précipitent à la tête du convoi, encouragés en cela par la doctrine selon laquelle l’Eglise apporte avec le Christ toute nouveauté, ils auront par là fourni la preuve que les commissaires du peuple de toute robe n’ont pas le monopole de la nouveauté, de l’actualité, de la modernité, ni la clef de l’avenir. L’intention est louable, mais la voie royale qu’on emprunte en ce cas risque fort de mener à une impasse. Car l’esprit de l’histoire séculière n’est pas le même que celui qui est à l’oeuvre dans l’Histoire Sainte et, dans la mesure où il fait concurrence à cette Histoire dont Dieu est l’Auteur, ou pire dans la mesure où il la dénature, on ne ferait peut-être pas mal de s’assurer si par hasard il ne serait pas l’esprit de l’Antéchrist.