Dans un discours qu’il fit aux nouveaux ambassadeurs le 16 mai 2013 ((. Discours aux nouveaux ambassadeurs du Kirghizstan, d’Antigua-et-Barbuda, du Grand Duché du Luxembourg et du Bostwana, 16 mai 2013.)) , le pape François aborda les causes et les conséquences de la crise économique et financière qui s’est installée au niveau international depuis 2008. Il s’y montra particulièrement sévère, et ce sans aucun complexe, à l’égard des marchés financiers internationaux. Leur autonomie sans limite, expliqua-t-il, a conduit à une « nouvelle tyrannie invisible », qui profite à une minorité et qui impose sans aucune pitié ni aucun contrôle étatique ses règles propres, au détriment du bien commun. A l’origine de cette évolution, le pape citait une « profonde crise anthropologique » et la « négation du primat de l’homme ». Une tyrannie qui se manifeste, ajoutait-il, par un « fétichisme de l’argent et par une dictature de l’économie sans visage, ni but vraiment humain ». Et qui a pour effet de déformer l’homme et de voir seulement en lui un consommateur avide de biens matériels. Cette attitude cache, poursuivait-il, « le rejet de l’éthique, le refus de Dieu. Tout comme la solidarité, l’éthique dérange ! Elle est considérée comme contre-productive ; comme trop humaine, car elle relativise l’argent et le pouvoir ; comme une menace, car elle refuse la manipulation et l’assujettissement de la personne. Car l’éthique conduit vers Dieu qui, lui, se situe en-dehors des catégories du marché. » La dictature de l’économie dont il est ici question renvoie à des processus de transformation qui se déploient depuis les années 1990. Elle fut soutenue par le triomphe planétaire du credo économique néolibéral qui s’est imposé avec la fin des blocs de l’Est et de l’Ouest.
Elle a la prétention d’être sans solution de substitution : dans les sociétés modernes, croissance économique, bien-être et cohésion sociale ne sont réputés accessibles que grâce au libre marché et aux lois qui le protègent. Seul le libre marché garantirait dynamique, innovation et compétitivité. A partir de la logique de marché, les critères de rationalité, effectivité et efficacité, valables dans le domaine de la science, ainsi que le calcul du rapport coût/profit, doivent être appliqués à tous les domaines de l’Etat et de la société.
Dans le monde entier, et pas seulement en Occident, cette manière de voir les choses a été largement adoptée, avec des nuances régionales. Le lien systémique entre économie, culture et Etat a très largement été mis de côté au cours des deux dernières décennies au moins. Si l’économie classique se limitait à la production et à l’échange des marchandises, des biens et des services, elle a depuis colonisé pratiquement tous les domaines de la vie. Subissant le diktat du paradigme néolibéral, l’industrialisation et la commercialisation ont envahi toutes les dimensions de l’existence : sport, art, culture, médias, tourisme, loisir. Etant donné l’endettement du budget public et l’augmentation exorbitante des coûts liés à l’intervention de l’Etat dans le domaine social, une vague de privatisation s’est mise en place. Dans les pays occidentaux, l’Etat s’est retiré du financement et de la direction de domaines entiers de la société qui appartenaient auparavant au « secteur public », relevaient des obligations de la communauté et se voyaient soustraits aux rapports économiques privés. Ceci s’applique au secteur de la santé, des transports, des télécommunications, de l’énergie et de nombreux autres services. Sur cet aspect, les gouvernements suivaient une stratégie double. Autant que possible, d’une part, des services accomplis par l’Etat ont été partiellement ou totalement confiés au secteur privé afin de se décharger de cette charge financière directe et d’organiser la réalisation du service de manière plus efficace. D’autre part on s’est mis à appliquer au secteur étatique des modèles économiques issus de la culture d’entreprise et des méthodes de management qui en étaient issues. Ainsi par exemple le « nouveau management public », qui a conduit dans de nombreux Etats à une réorganisation interne des administrations publiques d’après les règles en vigueur dans les entreprises.
Le paradigme néolibéral, qui imprègne aujourd’hui toute la science économique moderne, est issu pour l’essentiel de la Chicago School of Economics. L’un de ses principaux représentants, Gary S. Becker, qui a reçu le prix Nobel d’économie en 1992, disait dès l’année suivante que l’impérialisme économique était au cœur de cette école de pensée. « L’horizon de la science économique, déclarait-il, doit être élargi. Les économistes ne peuvent pas seulement s’interroger sur l’état de la demande dans le secteur automobile mais ils doivent aussi se pencher sur la famille, les discriminations, la religion, les préjugés, la culpabilité et l’amour […] En ce sens, cette affirmation est vraie : je suis un impérialiste économique. Je suis convaincu que de bonnes méthodes ont un large champ d’application » ((. Gary S. Becker, « Economic Imperialism », Religion and Liberty, vol. 3, n. 2, 1993. Cité par Silja Graupe, « Humankapital. Wie der ökonomische Imperialismus das Denken über Bildung bestimmt », in Deutscher Lehrverband (dir.), Wozu Bildungsökonomie ?, Haupt, Berlin, 2012, pp. 37 ss.)) .
Tout comme il existe aujourd’hui une économie de la religion ou une économie de l’art, une économie de l’enseignement très influente en politique s’est également mise en place depuis longtemps. Elle repose sur le concept de « capital humain » développé par l’école de Chicago. D’après celle-ci, les capacités humaines, le pouvoir et le savoir sont des facteurs de production dans lesquels il faut investir pour obtenir des avantages économiques individuels et collectifs. L’homme lui-même est considéré comme un capital, comme un bien négociable, un facteur de production qui, selon les propos d’une étude de l’OCDE, « comme une machine à coudre ou un moulin (peut) apporter un bénéfice » ((. Brian Keeley, Humankapital : wie Wissen unser Leben bestimmt, OECD, Bonn, 2010, p. 32.)) . Avec en arrière-plan cette vision fonctionnaliste de l’homme, le domaine de l’enseignement est considéré uniquement à l’aune de finalités économiques et de la valeur ajoutée qu’il peut susciter. L’enseignement est analysé comme un facteur stratégique de croissance et les investissements effectués dans ce domaine sont considérés comme rentables. Ils sont censés permettre d’accroître les revenus, d’augmenter les chances sur le marché du travail et soutiennent la production de savoir et le progrès technique ; et c’est un moyen privilégié d’augmenter le bien-être individuel et social dans un monde conditionné par la concurrence.
Ce modèle d’interprétation réducteur de l’enseignement – l’enseignement vu comme ressource économique, la politique de l’enseignement vue comme politique économique ou comme politique sociale préventive – règne aujourd’hui très largement comme un dogme considéré sans alternative possible.
[…]